livres et les ouvrages de théâtre, les femmes qui n'ont point à remplir les états pénibles de la vie civile, au sein de leur doux loisir, ont dit : Faisons des livres. Si l'on ne défend point aux femmes la musique, la peinture, le dessin, pourquoi leur interdirait-on la littérature? ce serait dans l'homme une jalousie honteuse que de repousser la femme dans l'ignorance, qui est un véritable défaut avilissant. Quand un être sensible a reçu de la nature une imagination vive, comment lui ravir le droit d'en disposer à son gré? Mais voici le danger. L'homme redoute toujours dans la femme une supériorité quelconque; il veut qu'elle ne jouisse que de la moitié de son être. Il chérit la modestie de la femme; disons mieux, son humilité, comme le plus beau de tous ses traits; et comme la femme a plus d'esprit naturel que l'homme, celui-ci n'aime point cette facilité de voir, cette pénétration. Il craint qu'elle n'aperçoive en lui tous ses vices et surtout ses défauts. Dès que les femmes publient leurs ouvrages, elles ont d'abord contre elles la plus grande partie de leur sexe, et bientôt presque tous les hommes. L'homme aimera mieux toujours la beauté d'une femme que son esprit; car tout le monde peut jouir de celui-ci. L'homme voudra bien que la femme possède assez d'esprit pour l'entendre, mais point qu'elle s'élève trop, jusqu'à vouloir rivaliser avec lui et montrer égalité de talent; tandis que l'homme exige pour son propre compte un tribut journalier d'admiration. Ces sentiments, cachés dans le cœur de tous les hommes, se réveillent avec force quand ils sont en masse. Par exemple, les pièces que les femmes donnent au théâtre sont jugées avec une rigueur excessive. Il n'y a qu'un seul homme qui souffre : c'est l'amant; et cette idée-là même rend plus sévères les autres spectateurs. La galanterie n'existe donc pas dans le public rassemblé pour juger les productions d'une femme, il s'en faut bien: comme chacun voudrait être l'amant, nul n'est ami alors; et tous les hommes ont une disposition secrète à rabaisser la femme qui veut s'élever jusqu'à la renommée. Cet amour-là leur déplaît ; car c'est bien assez d'être subjugué par la beauté, sans l'être encore par les talents. D'ailleurs, comme la femme est assez inexorable quand elle juge ce qu'elle n'aime pas, les femmes auteurs payent, ce jour-là, pour tout leur sexe. Un triomphe éclatant serait fort alarmant pour l'orgueil et pour la liberté des hommes. Comme il n'y a rien de plus éloigné de la femme que la véritable humilité, c'est là précisément la vertu que l'homme voudrait lui inspirer, et c'est à celle-là même qu'elle se refuse le plus constamment. La femme se ressouvient toujours de ses priviléges, même en oubliant ses devoirs. Ainsi, à travers tous les compliments dont l'homme accable une femme, il craint ses succès, il craint que sa fierté n'en augmente et ne mette un double prix à ses regards. L'homme veut subjuguer la femme tout entière, et ne lui permet une célébrité particulière que quand c'est lui qui l'annonce et qui la confirme. Il consent bien qu'elle ait de la réputation, pourvu qu'on l'en croie le premier juge et le plus proche appréciateur. Une femme qui écrit doit faire exception, on en conviendra; car les devoirs d'amante, d'épouse, de mère, de sœur, d'amie, souffrent toujours un peu de ces ingénieuses distractions de l'esprit, et l'homme tremble que les qualités du cœur ne viennent à se refroidir au milieu de l'enchantement de la renommée. Il désire, enfin, qu'elle ne soit susceptible que d'une sorte d'enchantement: de celui-là que l'homme voudrait inspirer exclusivement. Encore si les femmes s'emparaient de la science; mais non, elles prennent les légèretés, les finesses, le sentiment, les grâces originales de l'imagination, la peinture de nos défauts, et elles font tout cela sans études, sans colléges, et sans académie. Elles devinent le pédant à la troisième phrase, et trouvent de l'esprit à celui qui a placé à propos un silence. Voilà ce que ne pardonne pas la tourbe médiocre des esprits, qui voudrait exiger des femmes un perpétuel aveu d'infériorité. Mais n'aurions-nous pas perdu, si nous avions été privés des écrits de la disciple fidèle du malheureux Abailard? Ayons du moins quelque reconnaissance pour l'illustre Isaure, la belle maîtresse de Pétrarque, l'ingénieuse Scudéri, l'épicurienne et galante Ninon, la fameuse Christine, la charmante la Suze, la séduisante Mancini, l'inimitable et tendre Sévigné, la généreuse Rambouillet, la maligne de la Sablière, la voluptueuse VilleDieu, la vertueuse Chéron, la sage et sensée Lambert, l'amusante d'Aulnoy, la célèbre Dacier, la modeste Bernard, l'enjouée et vive Louvancourt, la savante Lussan, l'aimable Staal, et l'immortelle Deshoulières. Et notre littérature ne s'est-elle pas enrichie des lettres sur l'Italie par madame du Boccage; des romans de madame Riccoboni, écrits d'un style si pur; des ouvrages de madame la marquise de Sillery, où l'instruction raisonnée est à chaque page de son théâtre moral, qui remplit si parfaitement sou titre; des compositions originales de madame la comtesse de Beauharnais, où l'esprit, le sentiment et la connaissance du monde sont si bien fondus ensemble; du pinceau mâle et historique de mademoiselle Kéralio; des imitations embellies de madame la baronne de Vase et de miss Wouters, sa sœur? N'at-on pas lu avec plaisir les vers de madame d'Antremont, de Laurençin, de mademoiselle Gaudin? Madame Benoît, madame d'Aubanton, madame Monet, madame d'Ormoy, madame de Gouges, qui doit tout à la nature, nous ont donné des écrits où l'on trouve de l'intérêt, de l'imagination, des tableaux fidèles de nos mœurs. Et s'il faut un luxe aux grandes sociétés, quel luxe plus heureux et plus agréable que les ouvrages d'un sexe où nous aimons à aller chercher les idées et les sentiments qui reposent au fond de leur àme, et qui se développent peut-être avec plus de franchise dans leurs écrits que dans leurs regards et dans leurs paroles ! XI. La Courtille. On ne sait ici-bas à qui la renommée promet ses faveurs éclatantes. Elle tire de la plus profonde obscurité des noms qu'elle proclame tout à coup, et rend illustres. Ces noms passent dans toutes les bouches, s'attachent à la langue nationale, et deviennent immortels. Tel est le fameux nom de Ramponeau, plus connu mille fois de la multitude que celui de Voltaire et de Buffon. Il a mérité de devenir célèbre aux yeux du peuple, et le peuple n'est jamais ingrat. Il abreuvait la populace altérée de tous les faubourgs, à trois sous et demi la pinte : modération étonnante dans un cabaretier, et qu'on n'avait point encore vue jusqu'alors! Sa réputation fut aussi rapide qu'étendue. Une affluence extraordinaire rendit son cabaret trop étroit; et l'emplacement s'élargit bientôt avec sa fortune. Je ne parlerai point ici des princes qui le visitèrent. Le sourire du peuple, a dit Marmontel, vaut mieux que la faveur des rois. Il fut question de le faire monter sur un théâtre, pour le livrer tout entier aux avides regards du public, qui ne voulait voir que lui. Il avait signé un engagement avec l'entrepreneur d'un spectacle; mais il se rétracta, alléguant sa conscience, qui lui reprochait d'avoir voulu monter sur un théâtre. Il en naquit. un procès; mais Ramponeau triompha, et ses avocats adverses furent vertement chapitrés par leur ordre, tant le génie prédominant de ses heureux destins terrassait tous ses ennemis. La fortune vint à la suite de la renommée ; il enrichit la langue d'un mot nouveau, et, comme c'est le peuple qui fait les langues, ce mot restera; on dit ramponër, pour dire boire à la guinguette hors de la ville, et un peu plus qu'il ne faut. La réputation du père Élysée (depuis prédicateur du roi) commença vers le même temps, comme il le dit lui-même; mais le père Élysée ne fut pas suivi comme Ramponeau. Le père Élysée est retombé dans l'obscurité, et le nom de Ramponeau est vivant. Tant que le peuple aimera à boire du vin à six sous, il se souviendra avec une tendre reconnaissance que Ramponeau le donnait à trois et demi. C'est à la Courtille que s'agite, le dimanche, un peuple qui consacre ce jour-là à la boisson et au libertinage, que dans un étage au-dessus on appelle galanterie : il est presque sans voile dans ces tavernes, où cette populace étourdit sa raison sur le profond sentiment de sa misère. C'est la brutalité de la passion, qui, dans ce qu'on appelle le bas peuple, fait le grand nombre d'enfants; et le philosophe, après s'être promené à la Courtille avec ses yeux observateurs, ne pourra s'empêcher de dire : C'est là où la nature gagne, car elle perd avec les classes supérieures; et ce sont les inférieures qui la dédommagent des pertes qu'elle fait chez les grands et chez le bourgeois trop aisé. Tandis que Ramponeau augmentait en célébrité, celle d'un contrôleur général des finances, monté à cette place avec la plus haute réputation, tomba précipitamment. Il fit plusieurs écoles, quoique doué d'esprit et de connaissances. Dès lors tout parut à la Silhouette, et son nom ne tarda point à devenir ridicule. Les modes portèrent à dessein une empreinte de sécheresse et de mesquinerie. Les surtouts n'avaient point de plis, les culottes point de poches, les tabatières étaient de bois brut; les portraits furent des visages tirés de profil sur du papier noir, d'après l'ombre de la chandelle, sur une feuille de papier blanc. Ainsi se vengea la nation. Quelque temps auparavant était tombée de même une grande réputation, celle du maréchal de Belle-Isle, grand paperasseur, qui, par un ton hardi et une grande suffisance, avait fait accroire à tout le monde qu'il était un homme d'État. L'histoire du règne de Louis XIV et de Louis XV serait tout entière dans l'histoire des contrôleurs généraux. Fouquet, Colbert, Desmarets, Laws, Orry, Silhouette, Bertin, Laverdi, l'abbé Terray (sans parler des autres), fourniraient des observa |