nir tant d'hommes livrés à la disette, tandis qu'ils voient les autres nager dans l'abondance; de contraindre, dis-je, autour de nos palais, de nos demeures brillantes, tant de malheureux pàles et défaits, qui ressemblent à des spectres, tandis que l'or, l'argent, les diamants remplissent l'intérieur de ces mêmes demeures, et qu'ils sont violemment tentés d'y porter la main pour apaiser le besoin qui les tue. L'extravagance et la dissipation du luxe diminuent peut-être à leurs yeux la honte et l'injustice du vol. Une audience du lieutenant de police est fort divertissante : on lui fait toutes sortes de plaintes et de demandes; on l'approche, on lui dit un mot à l'oreille; il répond par une phrase bauale; il prend des placets dans trois antichambres : les mains du secrétaire ou du commis peuvent à peine les contenir. La populace occupe la dernière salle, et l'appelle en tremblant Monseigneur; ce dernier rang est promptement expédié. Si ce magistrat voulait communiquer au philosophe tout ce qu'il sait, tout ce qu'il apprend, tout ce qu'il voit, et lui faire part de certaines choses secrètes dont lui seul est à peu près bien instruit, il n'y aurait rien de si curieux et de si instructif sous la plume du philosophe: le philosophe étonnerait tous ses confrères. Mais ce magistrat est comme le grand pénitencier: il entend tout, ne rapporte rien, et n'est pas étonné de certains délits au même degré que le serait un autre homme. A force de voir les ruses de la friponnerie, les crimes du vice, les trahisons secrètes, et toute la fange impure des actions humaines, ce magistrat a nécessairement un peu de peine à croire à la probité et à la vertu des honnêtes gens. Il est dans un état perpétuel de défiance, et au fond il doit posséder ce caractère-là; car il ne doit rien croire d'impossible, après les leçons extraordinaires qu'il a reçues des hommes et des événements, et sa charge lui commande un doute sévère. VI. Abbés. Paris est rempli d'abbés, clercs tonsurés, qui ne servent ni l'Église ni l'État, qui vivent dans l'oisiveté la plus suivie, et qui ne font que des inutilités et des fadaises. Robinson Crusoe dit qu'on gâte souvent un excellent corps de crocheteur, en masquant d'un habit ecclésiastique ses membres souples et nerveux. Mais c'est un sauvage qui parle. Dans plusieurs maisons, on trouve un abbé à qui l'on donne le nom d'ami, et qui n'est qu'un honnête valet qui commande la livrée; il est le complaisant soumis de madame, assiste à la toilette, surveille la maison, et dirige au dehors les affaires de monsieur. Ces personnages à rabat se rendent plus ou moins utiles, caressent leur protecteur pendant plusieurs années, afin d'être mis sur la feuille. Ils y parviennent, et en attendant ils jouissent d'une bonne table et des petits avantages qui se rencontrent toujours dans une maison opulente. La femme de chambre leur dit tout ce qui se passe; ils sont instruits des secrets du maître, de la maîtresse et des valets. Ensuite viennent les précepteurs, qui sont aussi des abbés. Dans les maisons de quelque importance, on ne les distingue guère des domestiques. Pendant le cours de l'éducation, on les ménage un peu: dès qu'elle est finie, on leur donne une pension modique, ou on leur fait avoir un bénéfice; puis on les congédie. Le peu d'estime qu'on leur accorde est cause qu'ils négligent leurs élèves; mais comment s'est-on imaginé qu'un mercenaire, pour douze cents francs par an, vous formera un homme, tandis qu'il a là la tâche la plus difficile et la plus incertaine ? D'ailleurs, nemo dat quod non habet; il n'y a qu'un homme supérieur qui puisse réellement donner des senti ments à un autre être, et réformer son ingrate ou perverse nature. On voit, sous les noms d'abbés, beaucoup de petits hussards, sans rabat ni calotte, avec un petit habit à la prussienne, des boutons d'or, et chapeau sous le bras, étaler une frisure impertinente et des airs efféminés. Piliers de spectacles et de cafés, ou mauvais compilateurs de futiles brochures, ou faiseurs d'extraits satiriques, on se demande comment ils appartiennent à l'Église; car on ne devrait appeler ecclésiastiques que ceux qui servent les autels. Ils n'en usurpent pas moins ce nom, parce que de temps en temps ils en portent l'habit. Au grand scandale de la religion, tout cela se souffre; ct pourquoi? Je n'en sais rien. Prend l'habit qui veut, et même sans tonsure. On ne leur permettait pas, il y a vingt-cinq ans, d'aller voir des Laïs; la courtisane qui les dénonçait au commissaire avait cinquante francs, qui lui étaient payés par *****. Cette odieuse inquisition, qui réunissait le double vice de la perfidie et du scandale, a cessé. VII. Évêques. Les évêques violent facilement et sans remords la loi de la résidence, en quittant le poste qui leur est assigné par les saints canons. L'ennui les chasse de leurs diocèses, qu'ils regardent comme un exil. Ils viennent presque tous à Paris, pour y jouir de leurs richesses, et, mêlés dans la foule, y trouver cette liberté qu'ils n'ont pas dans le séjour où la bienséance les force à la gêne de la représentation. On leur en fait un crime : mais à quoi servirait l'opulence, si elle n'ouvrait à chacun la carrière de ses goûts? Remettez-les à la fortune des apôtres, et vous les verrez sédentaires. On dira : Comment le pasteur quitte-t-il son troupeau? Cette vieille image ne forme plus aucun sens : rien n'est d'un poids si leste que la charge pastorale. Les maîtres de la morale n'enseignent point la morale; ils bravent les anathèmes des anciens conciles, et consomment, dans l'oisiveté et les délices de la capitale, des biens qui leur ont été confiés pour le soulagement de leurs ouailles infortunées. Mais toutes ces expressions, encore un coup, sont devenues gothiques. L'ambition, qui s'alimente par ce qu'elle a déjà obtenu, les pousse à la cour et dans les bureaux des ministres; là, ils attendent le fruit de leurs intrigues et de leurs complaisances, et ils tentent de porter sourdement la main à l'administration. Ils travaillent incessamment derrière la tapisserie, et restent sans effroi au milieu de la nouvelle Babylone, non moins criminelle que celle qui enflamma jadis le zèle des prophètes. Ainsi le sacerdoce a des occupations purement terrestres, et songe peu à entretenir la pure morale, et à donner l'exemple de l'infatigable charité, dite apostolique. Dès le seizième siècle, on adressait de pareils reproches, et de plus vifs encore, aux Pères du concile de Trente. « Les « églises se plaignent qu'elles sont destituées de la présence de << leurs époux, dont plusieurs se comportent mal à leur égard, « et plutôt comme des voleurs qui ne les voient qu'en passant << pour prendre leurs biens et s'en aller, que comme des pères « et pasteurs qui doivent demeurer avec elles pour les nourrir, «<les conduire et les consoler. » Mais on a remarqué que les évêques qui accomplissent inviolablement la loi de la résidence (ce qui forme le petit nombre) avaient une piété minutieuse, inquiète, turbulente, toujours prête à dégénérer en fanatisme; qu'ils vexaient les habitants de leur diocèse par un zèle aveugle et inconsidéré, tandis que les autres non-résidants avaient des lumières, de la tolérance, aimaient la paix, et ne persécutaient personne: de sorte que tout le mal peut-être qui résulte de leur éloignement, c'est que l'ar gent qui leur vient des provinces ne se consomme pas dans le sein des provinces mêmes. Ils publient de temps en temps des mandements, ouvrages de leurs secrétaires. Le style et les idées en sont prescrits d'avance. Le meilleur mot de Piron est celui-ci : Avez-vous lu mon mandement? lui dit un évêque. - Oui, monseigneur; et vous (i)? VIII. Auteurs. A Paris sont ces écrivains qui moissonnent et qui vendangent avec leur plume, qui ont dans leur écritoire toutes leurs terres el toutes leurs rentes:tels ont été les deux Corneille, leur neveu Fontenelle, Crébillon, les deux Rousseau (2), et presque tous les hommes illustres qu'a produits la France. Le plus grand des anciens poëtes a été le plus pauvre. Profanes, à genoux! ce pauvre, c'est Homère. On met encensoirs et cassolettes sur leurs tombeaux de leur vivant, on les laisse dans l'indigence; mais cette indigence est honorable, et ceux qui se conservent sans tache, au milieu de cet abandon général, sont les plus vertueux des hommes. (1) Dans l'Épître sur la bonne et la mauvaise plaisanterie, cette repartie a été rimée en quatre vers par le Brun: Un jour, certain prélat d'ignorante mémoire, Fier d'un beau mandement dont il payait la gloire, «L'avez-vous lu, Piron? Oui, monseigneur ; et vous ? » Ce prélat était Christophe de Beaumont, auquel Jean-Jacques Rousseau adressa sa fameuse lettre à propos de l'Émile, anathématisé par un mandement de cet archevêque de Paris. (Nole de l'éditeur.) (2) Il y a un troisième Rousseau fort riche; il n'a fait ni Émile, ni l'Ode à la For. tune il fait exploiter un journal à son profit; il a gagné beaucoup d'argent à ce métier. Il se nomme Pierre Rousseau. (Note de Mercier.) |