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pas faire un grand écart en comparant, à titre de conclusion, le musée historique actuel de la sculpture française avec celui que Lenoir avait réalisé trois quarts de siècle plus tôt et qui avait sur celui dont je suis le conservateur l'avantage d'être composé d'originaux.

C'est de 1790 à 1795 qu'une foule d'œuvres d'art, recueillies dans les édifices désaffectés ou détruits par la Révolution, vinrent s'entasser au dépôt des Petits-Augustins; c'est en 1795 que Lenoir en fit un musée historique et national; c'est en 1816 que ce musée disparut pour faire place à l'École des Beaux-Arts. Pendant vingt ans, par conséquent, les chefs-d'œuvre de la sculpture française ont été concentrés dans notre VI arrondissement, en un musée tel qu'on n'en reverra plus, et ce sont là, pour nous, des fastes qui méritent d'être rappelés. D'autres l'ont fait avant moi, en première ligne le regretté Courajod (1), et je n'ai pas la prétention d'ajouter ici à leurs études.

L'ancien régime n'avait pas de musée qualifié de ce nom, de même, il n'avait pas d'archives générales et de bibliothèques publiques, mais chaque institution avait ses propres archives; et le roi, les seigneurs, les monastères, les particuliers riches avaient des bibliothèques, des trésors, des collections, des ménageries et autres richesses curieuses que l'on pouvait être admis à voir. Déjà, dans une description de Paris écrite en 1420 à l'usage des touristes, Guillebert de Metz signale les collections de curiosités de Jacques Duchié, que l'on visitait. Les églises et leurs trésors étaient de véritables musées d'objets d'art.

Quant aux trésors et collections de la Couronne, avant de devenir propriété nationale, ils n'étaient pas inacces

(1) Voir L. Courajod, Alexandre Lenoir, son journal et le Musée des Monuments français. Paris, 1878-1887, 3 vol. in 8o.

sibles aux curieux; à la fin de l'Ancien Régime, on les montrait à peu près comme se voient aujourd'hui les trésors et collections impériales et royales en Autriche ou en Angleterre.

La Révolution devait les rendre absolument publiques et les accroître singulièrement, et l'on ne se fit pas faute de proposer des plans grandioses et même judicieux; malheureusement, il y eut loin de ces plans à la réalisation : un quart à peine du palais du Louvre était aménagé en musée à la fin de la Révolution.

Mais ce qui distinguait peut-être le plus les collections d'art royales et révolutionnaires des musées actuels, c'est qu'elles étaient faites pour le plaisir des yeux et non pour l'enseignement.

Dans une lettre du 25 décembre 1792, le ministre Roland adressait aux commissaires inspecteurs du Museum des recommandations dont il faisait remarquer l'importance; elles étaient ainsi conçues : « ... entremêler beaucoup les diverses écoles. C'est une étrange idée de croire qu'il importe aux artistes d'être à même de comparer facilement les différents âges et les différentes manières de chacun en particulier... de s'amuser à des comparaisons stériles qui ne tendraient qu'à une vaine critique ».

Il y avait eu, au contraire, au Moyen-Age quelques collections historiques : dans des châteaux on conservait des armes et armures ayant appartenu aux anciens preux; on conservait surtout dans les trésors d'églises les souvenirs des saints personnages ou de la générosité des rois et seigneurs. Le trésor de Saint-Denis était un véritable musée historique. Il est superflu de dire que la critique laissait alors beaucoup à désirer, puisqu'elle est à peine née de nos jours.

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Quant à la façon dont nous considérons les œuvres du passé, elle est encore plus récente. Sous l'ancien régime, en effet, la conception qu'on se faisait de l'histoire différait totalement de la nôtre.

Le Moyen-Age avait su concilier l'admiration et l'étude de l'antiquité avec le maintien des traditions nationales; les Humanistes de la Renaissance eurent, au contraire, pour l'antiquité un culte universel, exclusif et intolérant, et, beaux parleurs, ils inculquèrent graduellement aux Français le mépris de leur passé. Lorsque le Moyen-Age gardait quelques admirateurs, c'étaient alors des architectes, Philibert de l'Orme et Jacques Androuet du Cerceau, qui, quoique imbus d'un goût tout différent, ne purent s'empêcher de rendre hommage au savoir et aux qualités techniques des maîtres leurs prédécesseurs; mais au XVIIe siècle, les artistes se désintéressèrent du MoyenAge, et ce furent des historiens qui, attachés comme on l'était resté, à la monarchie et parfois même à la féodalité, s'appliquèrent à illustrer leurs fastes. Ils se trouvèrent dans le même état d'âme qu'un certain nombre de nos comtemporains qui aiment les cathédrales sans aimer le catholicisme eux, aimaient les institutions de l'ancien régime et avaient appris à mépriser les arts qui ont fait sa gloire. Ils surmontaient cette répugnance par curiosité et par loyalisme.

Les premiers, Nicolas Fabri de Peiresc, conseiller au Parlement d'Aix, mort en 1637, et François de Gaignières, mort à Paris en 1715, formèrent des collections de tableaux et de dessins, représentant les personnages et les monuments de l'histoire de France et spécialement de l'histoire des grandes familles : effigies, armoiries, tombeaux, objets d'art auxquels s'attachait le

souvenir de quelque grand personnage. C'était en quelque sorte des recueils de pièces justificatives de l'histoire, mais ces collections restèrent isolées et appréciées seulement d'un petit nombre de curieux. De 1729 à 1733, le bénédictin dom Bernard de Montfaucon ne se contenta plus de dessiner et de recueillir, mais publia, en les commentant, ses Monumens de la Monarchie Française.

Après les historiens des rois, les historiens de l'Église constatèrent l'intérêt que les monuments du Moyen-Age présentaient pour leurs études : l'abbé Leboeuf, d'Auxerre, mort en 1760, et à qui l'on doit un beau travail sur le diocèse de Paris, s'était appliqué à dater ces monuments, non plus seulement d'après les textes, mais d'après leurs caractères, et y était arrivé.

En 1765, un esprit bizarre et plein de contradictions, l'abbé Laugier était arrivé à un progrès : il envisageait l'art gothique au point de vue esthétique et lui reconnaissait certaines qualités (1), mais ce n'était qu'un caprice de bel esprit, et les meilleurs esprits du temps haïssaient formellement le Moyen-Age. Voltaire et Diderot ne s'en sont pas cachés. L'Ingénu, plus ingénu qu'il ne croyait l'être, après avoir admiré les Grecs et les Romains, trouve l'histoire de France en partie << rebutante » et en partie dégoûtante »>.

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Dans la seconde moitié du XVIII° siècle, on constate quelques premières manifestations de romantisme, entre autres, le goût des parcs pittoresques qu'embellissent des ruines gothiques factices, telles qu'il en reste une au château de Betz, mais c'était là un caprice d'aristocrate.

(1) Laugier, Observations sur l'architecture, Paris 1765.

Donc, lorsque la Révolution éclata, le goût de la masse du public était toujours nettement hostile à notre art du Moyen-Age, et les considérations qui l'avaient parfois fait respecter jusque-là: attachement aux souvenirs de la monarchie, de la féodalité et de l'Église, étaient remplacées par des sentiments exactement opposés, de sorte que tout concourait alors à proscrire les monuments de notre passé national; les œuvres postérieures à la Renaissance semblaient seules mériter quelque estime, mais non toutes; un style nouveau se formait, en effet, qui était ou voulait être une imitation plus serrée de l'antique, d'après les découvertes de Pompéï, c'est le style de David. Or, pour ses adeptes, le style de Louis XV n'était guère plus estimable que le gothique, et tout ce qui leur déplaisait en matière d'art leur semblait immoral et incivique. Et cependant, il y eut des hommes assez éclairés pour comprendre que tout ce qui touche l'histoire a une valeur, et qu'indépendamment de la politique et de la mode, il existe dans tous les temps et sur tous les sujets des chefs-d'œuvre qui ont droit au respect.

On connaît les deux éloquents et courageux rapports de l'abbé Grégoire à la Convention sur le Vandalisme. On sait aussi que Collot d'Herbois et Billaud-Varennes écrivaient le 2 novembre 1793 au commissaire de la section du Panthéon, en lui enjoignant d'envoyer à la fonte les cuivres des églises et collèges : « Il est à remarquer que parmi les monuments en cuivre qui se trouvent dans les églises de Paris, il en est qui sont de véritables chefsd'œuvre. Il faut donc, avant de les faire enlever, examiner s'ils ne doivent pas être conservés à la postérité, et dans le cas d'un doute à cet égard, prévenir le comité d'instruction publique.

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