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AVANT-PROPOS

Sébastien Mercier nous a laissé deux livres inestimables. Il a composé, à la veille de la révolution, un tableau très vaste, très précis et très fidèle de Paris, ville et habitants, âme et matière, esprit et mœurs. Puis, de cet immense modèle, si soudainement transformé qu'à peine semblait-il être demeuré le même, il a retracé la prodigieuse métamorphose, d'un pinceau qui en conserve et qui en perpétue toute la fièvre. Il n'est pas un curieux de ces deux époques, l'une fin et l'autre génération d'un monde, qui puisse se dispenser de revenir et de recourir sans cesse à tant d'images véridiques, éloquentes, inépuisables. Victor Hugo, Louis Blanc, et surtout les Goncourt y ont beaucoup emprunté.

Pour peu, d'autre part, qu'on étudie les origines du théâtre moderne, aussitôt encore on voit se dresser le nom, la personne et l'œuvre de Sébastien Mercier. Avec plus d'audace, de pénétration et de suite qu'aucun autre, il a prédit et proclamé les idées, les exigences qui devaient au XIXe siècle, renouveler, agrandir, étendre en tous sens, la fonction, le pouvoir et les ambitions de l'art dramatique.

En dépit de ce double titre, et assez appréciable, ce semble —, à une information attentive, qu'est-il de cet homme, demeuré dans notre souvenir? Il a été la victime d'un incroyable, d'un inique délaissement. Villemain l'a exclu de ses leçons sur le xvIe siècle où Saurin, Malfilâtre et Saint-Lambert ont pourtant trouvé place, et Sainte-Beuve, qui a étudié tant de

moindres figures, ne s'est jamais arrêté à le considérer. Un jour enfin, Ch. Monselet l'a introduit dans la galerie de ses Oubliés et Dédaignés. C'est sous de tels qualificatifs que Mercier a obtenu jusqu'ici sa biographie la plus notoire. Une autre forme l'objet de la notice que Desnoiresterres a mise en tête de son édition abrégée du Tableau de Paris. Encore que, dans l'une et dans l'autre, on relève presque autant d'erreurs que de mots, toutes les deux ne laissent pas, d'ailleurs, de lui faire un tort bien pire. Elles s'appliquent à le dépeindre tout uniment comme un personnage farci de bizarreries et de ridicules. Conçu de la sorte, le portrait, je le veux bien, garde quelque peu l'air de l'original, mais il en néglige le meilleur et le principal. Il est infidèle à force d'être incomplet. Au lieu d'une physionomie authentique, il nous retrace l'aspect qu'elle a pris aux yeux de contemporains négligents, ironiques et prévenus. En nous rapportant moins l'histoire d'une vie que celle d'une réputation trop facilement accueillie, de tels témoignages semblent avoir pour objet, ils ont, en tout cas, pour effet de consacrer les titres suspects qui ont fait de Mercier un dédaigné et auxquels il n'échappe qu'en devenant davantage un oublié. Je sais bien, et je n'aurai garde de le taire, qu'un critique, au moins, a jadis élevé la voix, réclamant de l'ingrate postérité plus d'audience et plus de justice. Mais l'Histoire des idées littéraires en France au XIXe siècle, le livre excellent où M. Alfred Michiels a consigné sa protestation n'a pas eu toute la fortune qu'il méritait, et il est, d'ailleurs, depuis longtemps devenu fort rare.

Conduit par l'attrait des œuvres que j'ai rappelées plus haut à m'enquérir de leur auteur, j'ai cru voir l'harmonie prendre la place de l'incohérence. Ces êtres divers et, l'un à l'autre, si mal ajustés: un magnifique peintre de mœurs, un inventeur de fécondes

théories dramatiques, un amateur de paradoxes effrénés me sont apparus dans leur nécessaire et juste rapport, dans l'unité d'un caractère que l'étude révélait de jour en jour plus attachant et plus riche de signification. C'est en raccourci l'âme même du demi-siècle où il a vécu son âge d'homme que celle de Mercier semble réfléchir. Nous y voyons un très bel exemplaire des penchants les plus généreux, les plus candides, et aussi les moins surveillés, les moins contenus qui se firent jour en cette époque enthousiaste. Ami du bien, le voulant passionnément, le croyant pleinement accessible et fatalement réalisable, tels sont les traits qui caractérisent la vie, le dessein, l'œuvre de Mercier. Il s'est fait une conception chimérique et sublime de l'humanité régénérée par la culture de la raison. De son mieux et selon ses forces, il a voulu en hâter l'avènement. A cet effet il a dressé le plan d'un théâtre érigé en tribune philosophique. Il a décrit dans le plus grand détail la société de son temps pour en dénoncer les maux à la vigilance de magistrats réformateurs. Subordonnant toute tâche humaine au devoir de servir les hommes, il a prétendu y plier non-seulement les institutions et l'enseignement, mais tout travail de l'esprit, toute entreprise de l'imagination, tout objet des arts, des sciences et des lettres, tout usage de la langue. Qu'il les jugeât contraires ou impropres à ce haut office, traditions et coutumes, règles et conventions, rhétoriques et poétiques, il les dénonçait aussitôt comme bonnes à détruire. De cette ardeur d'innovation, dans un esprit soulevé par de telles ivresses, devait sortir la fureur du paradoxe. A prendre, par amour d'une noble cause, le goût d'oser, l'audace a vite fait de se tenir à ellemême pour seule caution et pour garantie suffisante.

Ainsi se composa le roman intellectuel et passionné que fut la vie de cet homme. La raison aurait

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à y reprendre. Pourtant, à l'examen, l'indulgence la sollicite. D'abord, il y a, pour la gagner, toute la partie saine de cette héroïque activité, les dépositions précieuses où elle s'est dépensée, les hardiesses heureuses, les prédictions justifiées et, dans l'ordre littéraire ou dramatique, les opinions grosses d'avenir, les libertés conquises. Mais, en outre, Mercier, jusque dans ses spéculations les plus aventureuses, attire, si je ne me trompe, la sympathie de qui l'examine de près. Car, du sens, de la finesse, des retours inattendus de mesure, même là on en trouve souvent, et il y mêle toujours une sereine, une intarissable bonté. Avec de grandes colères, en parole, il a, dans l'essentiel, une modération singulière. Il bouleverse la littérature, le théâtre et le dictionnaire, mais non la société. Il ne procède pas par démolition et ne s'avise point de vouloir opprimer les hommes pour leur bien. Par la loi de sa nature, il le croit fermement, le meilleur doit nécessairement se consommer. Par quelle injurieuse contradiction voudrait-on que la violence y aidât? Après 1793, il confessa, dans le Nouveau Paris, l'indignation éperdue que lui laissaient tant de monstrueux attentats infligés à sa chimère, mais, jusqu'à la fin, il ne cessa point de la choyer pieusement.

Une bonne fortune rare m'a soutenu dans la tâche que j'ai entreprise en me fournissant de précieux moyens de la rendre moins imparfaite. Mercier a laissé une masse volumineuse de papiers de toute sorte où les renseignements relatifs à sa vie sont malheureusement rares, mais où beaucoup de notes, de réflexions, de brouillons de toute sorte ajoutent utilement à l'intelligence de son œuvre. Il s'y trouve aussi un grand nombre d'articles originaux, inédits peut-être en partie, absolument ignorés en tout cas et qui forment, par leur objet et leur étendue, de quoi doubler la substance du Nouveau Paris. Quelques

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