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voluptés extatiques........... J'ai vu couler des pleurs, j'ai en tendu des sanglots, des soupirs qui m'ont ému jusqu'au fond de l'âme, et j'ai respecté en ce moment ce culte adapté aux bornes de l'intelligence du vulgaire, adapté peut-être plus encore à sa misère. Il prie avec ferveur, il prie de toutes ses forces, son cœur se fond, s'amollit, se répand; et l'âme du philosophe reste quelquefois sèche et aride, même lorsqu'il veut s'élever vers un culte plus sublime et plus pur. Je retournerai au pied de la châsse de sainte Geneviève, je me mettrai à genoux au milieu des dévots, et je respecterai leur foi et leur confiance 1. »

Une telle page est le plus authentique témoignage de sincérité. Mercier dit toujours sa pensée. Aucun scrupule, pas même la crainte de se contredire, à plus forte raison aucun souci de complaisance ou de subordination ne se met jamais. à la traverse. Dans l'An 2440, nous le verrons, en plus d'une rencontre, heurter de front le sentiment des philosophes, et, d'une édition à l'autre, ses idées propres reprendront irrésistiblement le dessus sur les opinions d'emprunt adoptées tout d'abord à la légère. C'est ainsi que Rousseau, son maître préféré, lui a inculqué au début quelque peu de son farouche mépris pour les villes et les sociétés. « Les hommes, avait prononcé ce philosophe intraitable, ne sont point faits pour être entassés en fourmilières, mais épars sur la terre qu'ils doivent cultiver. Plus ils se rassemblent, plus ils se corrompent*. » Et Mercier l'a cru d'abord ; lui aussi, il a payé son tribut d'admiration aux mœurs des sauvages. Mais déjà nous l'en avons vu retrancher beaucoup. Le goût de la vie primitive perce encore toutefois dans la première édition de l'An 2440, tandis que de 1770 à 1786 le naturel de notre sociable Mercier l'emporte décidément : le commerce des civilisés, l'agrément des réunions polies, les plaisirs de la conversation sont choses douces dont il ne veut plus rougir, et, à peu de distance des anciens chapitres scrupuleusement

1. T. de P., II, 247-248. Il est bon de noter, d'après son propre aveu, la précoce et durable impression que lui laissa l'Anti-Lucrèce du cardinal de Polignac. 1bid, XII, 225.

2. Je relève, dans des notes écrites de sa main, ce témoignage qu'il se rend : « Il n'y eut jamais aucune sorte d'intérèt ou de terreur qui retînt la vérité dans ma bouche. » Pap. de M. Duca.

3. Emile, liv. 1.

maintenus, tel passage nouveau vient s'ajouter, qui les atténue ou les corrige singulièrement.

Enfin, comme il a, au rebours de ses principaux contemporains, le sens du réel, le goût et la curiosité des faits positifs, comme il sait les voir et les juger, il se distingue encore de la plupart des philosophes par la justesse de ses prévisions. Il touche du doigt telle institution caduque, et, en effet, elle ne tardera pas à crouler; il pressent telle invention ou telle réforme imminente, et elle se réalisera avant qu'il soit longtemps. C'est ainsi que, ses deux facultés dominantes livrées à tout leur essor, ce même livre réunira d'étrange façon aux chimères les plus audacieuses les prophéties les plus sagaces.

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II

L'An 2440 parut sans nom d'auteur en 1770 à Amsterdam chez van Harrevelt. Il formait un volume in-8°. La perfection de la société qu'il dépeint enveloppait une critique amère des institutions et mœurs du temps, aussi fut-il tout aussitôt rigoureusement défendu. « L'ambassadeur de France en Hollande (un Noailles), où l'ouvrage avait été imprimé, remuait tous les bourgs et villages des Provinces-Unies pour y découvrir l'auteur qui était fort tranquille à Paris, parce qu'il avait su éloigner de lui jusqu'au soupçon. » Plus le livre nouveau était prohibé, plus on le rechercha naturellement. Et les contrefacteurs se mirent à l'œuvre. C'est sur le vu d'un exemplaire imprimé à Londres que la Correspondance de Grimm en rendit compte pour la première fois au mois de décembre 1771 °. Madame d'Épinay tenait la plume et se montra judicieuse. « C'est une rêverie perpétuelle que cet ouvrage, rêverie si rêverie qu'on n'a pas la consolation d'espérer qu'aucune de ces belles institutions puisse jamais se réaliser. (En quoi pourtant elle se trompait : le contraire lui fut prouvé, à maintes reprises, quoiqu'elle ne dût pas atteindre un fort grand âge). Il n'en aurait pas

1. De J. J. R., II, 179.

2. Bachaumont n'accorde qu'une brève mention à l'An 2440, « une espèce d'apocalypse, y est-il dit, qui demande beaucoup de discussion. » Mém. secr., v, 297. Cette discussion, le nouvelliste se l'épargna.

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coûté davantage à l'auteur, qui a changé tant de choses, de changer tant soit peu la nature humaine; alors sa chimère devenait possible, mais il faut cette condition. C'est nous faire revenir sur nos malheurs d'une manière cruelle et barbare que nous prouver qu'ils tiennent si bien à notre être qu'il faudrait le changer pour nous rendre plus heureux1. L'An 2440 demeura pour Mercier un de ses écrits les plus chers: il se flatta publiquement d'y avoir prédit et provoqué la révolution. En 1786, après l'avoir augmenté de notes nouvelles et de chapitres nombreux, il en donna au public une seconde édition composée de trois volumes et désavoua expressément par sa préface toutes les contrefaçons qui avaient paru dans l'intervalle. Au lendemain de la révolution enfin, l'an VII (1799) vit mettre au jour une troisième édition, textuellement pareille à la précédente, mais signée de l'auteur pour la première fois et accompagnée d'une introduction où il conviait glorieusement le public à vérifier sur pièces la justesse de ses prophéties. L'édition de 1786 étant identique à la dernière et contenant la pensée définitive de Mercier, c'est d'elle que je me servirai pour exposer ici la substance de ce livre singulier.

L'auteur en justifie l'objet dans ces termes non exempts de fierté : « J'ai usé de l'empire que j'ai reçu en naissant; j'ai cité devant ma raison les lois, les abus, les coutumes du pays où je vivais inconnu et obscur. » Or, coutumes, lois et abus ne présentent qu'oppression, inégalité et misère. Elles offensent le regard de l'homme juste. « Désirer que tout soit bien, tel est le vœu du philosophe. J'entends par ce mot, dont on a sans doute abusé, l'être vertueux et sensible qui veut fortement le bonheur général parce qu'il a des idées précises d'ordre et d'harmonie. » Mais tout peut-il 1. Corr. litt., IX, 395.

2. Voir la préface de l'édition de l'an VII, et De J.-J. R., 1, 61.

3. Le troisième se termine par un opuscule, l'Homme de fer, qui serait mieux placé avant la première page du livre, dont il forme, en quelque sorte, le prologue. Car Mercier s'y plaît, sous les traits de ce génie symbolique, à détruire tous les abus qui doivent faire place en 2440 à tant de félicité. Les effets de l'entreprise permettant d'en apprécier le dessein, il sera superflu de soumettre le plus petit de ces ouvrages à une analyse qui se trouve implicitement contenue dans celle du plus grand. J'ajouterai seulement que l'Homme de fer reparut encore une fois en 1789 dans les Songes et Visions. 4. An 2440. Épître dédicatoire, I, XI.

être bien? «< Pourquoi nous serait-il défendu d'espérer qu'après avoir décrit ce cercle extravagant de sottises autour duquel l'égarent ses passions, l'homme ennuyé reviendra à la lumière de l'entendement? » A force de le souhaiter de toute son âme il ose l'annoncer et c'est d'un élan pieux qu'il tend les bras vers cette année lointaine pour laquelle la félicité humaine sera enfin chose accomplie. Oh! s'il lui était possible de faire deux parts de son existence, comme il descendrait de grand cœur dès aujourd'hui dans le tombeau pour en revivre alors le surplus! Si pourtant il se trompait, si plusieurs siècles révolus allaient toujours continuer de mesurer le cours des mêmes misères! Eh bien ! alors, rêvons du moins avec Platon'. On aperçoit ici une fois de plus chez Mercier la persistance de cette lucidité critique qui se trahit discrètement en quelques rencontres parmi les transports de son enthousiasme. Mais il a écarté l'importune, il va rêver.

Justement il a conversé fort tard avec un vieil Anglais. Mercier aime les Anglais. Ils ont les mœurs d'une nation libre, de la force d'esprit, de la fermeté et de la franchise. Or, celui-ci lui a remontré tout ce que la France conserve d'abus affligeants, l'horrible disproportion des fortunes, les mœurs dures et superbes sous des dehors polis, l'indigence du misérable et son impuissance a s'en tirer sans sacrifice de la probité, la considération accordée aux fripons enrichis. Les campagnes sont désertes : les fils de paysans nés pour être laboureurs aiment mieux se faire laquais et tout le royaume se jette dans Paris, dans une ville de corruption et de misère, noire, tortueuse, mal bâtie, fétide, non moins malfaisante aux poumons qu'aux consciences. Ne dirait-on pas que le royaume est comme un enfant rachitique? « Tous les sucs montent à la tête et la grossissent. Ces sortes d'enfants ont plus d'esprit que les autres, mais le reste du corps est diaphane et exténué *. » L'Anglais a pris en haine Paris, comme Londres, du reste, et toutes les grandes villes il s'en va vivre aux champs. Et quand Mercier essaie de répondre que

1. An 2440, t. 1. Avant-propos et Ép. dédic. passim.

2. 1, 8. Je rencontre la même image dans l'Espion anglais : « Le royaume est comme un individu mal proportionné qui a une tête énorme sur un corps amaigri et des membres décharnés. » 1784, I,

les choses vont mieux que par le passé et qu'elles s'amélioreront encore, « voilà bien le tic de votre nation, s'écrie son interlocuteur. Toujours des projets, et vous y croyez ! Vous êtes Français, mon ami, avec tout votre bon sens, le goût du terroir vous a gagné1. »

Là-dessus, Mercier s'endort d'un sommeil qui dure six cent soixante douze ans2. A son réveil, il se trouve les membres lourds et le visage ridé. Sans trop s'en émouvoir, il sort, à son ordinaire, le nez au vent, pour parcourir les rues, lire les affiches, toujours en quête d'observation. Il est très-étonné de voir des avenues larges, propres, bien alignées, où les passants marchent en ordre et sans cris, où l'on ne court pas risque d'être écrasé, car les voitures se croisent sans confusion, les allantes à droite, les venantes à gauche, et il y a dans chaque rue un garde qui veille à la circulation. Tout cela change fort ses habitudes : la veille encore, il se frayait péniblement un chemin dans d'étroits boyaux, sans trottoirs, toujours coudoyant, glissant sur la déclivité d'un pavé que partageait par le milieu un ruisseau fangeux, assourdi, éclaboussé, menacé de mort par cent carrosses qui couraient grand train, s'accrochaient, obstruaient le passage et du haut desquels courtisanes, financiers, petits-maîtres et autres faquins insultaient à l'honnête homme à pied. Ce danger surtout inspirait à Mercier une sainte terreur. Renversé trois fois à différentes époques, il avait pensé « être roué tout vif »; et le 28 mai 1770, le soir de la fameuse illumination donnée en l'honneur du mariage de Marie-Antoinette, n'avait-il pas failli perdre la vie dans cette bagarre terrible de la place Louis XV où douze à quinze cents personnes avaient péri étouffées dans la foule, faute de pouvoir forcer l'impénétrable obstacle des voitures? Aussi quelle joyeuse surprise quand il constate que la plupart des chevaux sont employés à traîner des charrettes! On lui apprend que la faveur de rouler carrosse est réservée aux gens d'âge, aux vieux ser

1. An. 2440. 1, 17.

2. Le livre avait été commencé en 1768. 1, 21. V. aussi la lettre précitée à Thomas.

3. T. de P., 1, 112. Toujours gouailleur, même en si triste conjoncture, le Parisien débaptisa la rue Royale pour l'appeler la nouvelle rue de la Mortellerie. L'Espion anglais, 1, 232.

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