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se présenter qu'avec ce petit présent, étant un peu honteux de ne vous avoir pu saluer depuis si longtemps.

Je compte avoir le plaisir de converser avec vous avant le 25. Je bâtis un drame héroïque sur le touchant épisode d'Olinde et Sophronie. Ces deux jeunes amants m'échauffent. Je vous ai parlé du sujet, il y a deux années. D'après votre avis, je chasse l'image de la Vierge Marie qui ferait rire les Français. Une bonne pièce de théâtre étant l'œuvre du démon, il faut être tout profane. Ce bon Marc-Aurèle l'était : c'était à vous de le ressusciter pour un siècle où tous les princes sont chrétiens.

Vale et nos ama.

Du 21 mai 1773.

Dès que j'ai reçu, monsieur et ami, le recueil tant désiré de vos œuvres1, j'ai jeté la plume et je me suis dit : « Jouissons! >> J'ai lu presque sans interruption les deux premiers volumes et j'ai joui. Cette lecture fait du bien à l'âme : elle s'agrandit par vos idées, elle s'attendrit par vos tableaux, elle devient plus forte en vous méditant. Pensées neuves, traits plaisants et fins, expressions qui peignent ce que l'on va copier, variété prodigieuse, portraits accumulés sans confusion, et, à tous ces différents mérites, l'empreinte d'un caractère libre, voilà ce qui fait trouver ces deux volumes bien courts; en vérité ils le sont.

Vous auriez bien pu intituler cet ouvrage Histoire du monde. En effet, il n'y a pas un homme un peu important qui n'y soit peint. Il n'y a pas un fait intéressant qui soit omis. C'est une galerie où les portraits ne sont pas isolés, mais forment entre eux des tableaux, et la galerie elle-même forme un tout qui a pour liaison une idée bien simple et qui est devenue si féconde entre vos mains! Il n'appartient qu'à vous de tout enchaîner à un fil aussi léger et aussi fort en même temps.

J'ai appris par cœur les pages 299 et 300* du premier vo

1. Thomas y faisait paraître pour la première fois le plus important de ses ouvrages, l'Essai sur les Eloges, auquel Mercier consacre toute cette lettre.

2. Où il est dit que « toujours l'histoire jugera les peuples et les princes», que «< toujours la vérité éloquente et sage parlera aux hommes de leurs devoirs »; que le progrès des lettres ne s'arrêtera

lume. J'ai admiré les pages 17 et 18 du second volume qui ferment la bouche à tous les pédants présents et futurs1. J'ai goûté le portrait de César qui fut un grand criminel. J'ai été frappé du portrait de Richelieu; il est étonnant comme lui. Vous avez rajeuni les traits d'Henri IV; ce que vous avez ajouté sur son corps ensanglanté est du plus grand pathétique : ce morceau est foudroyant et à la Démosthène. La justification de Louis XIV est adroite: les touches y sont ménagées; c'est sûrement un des morceaux qui a le plus souffert. Les larmes tombent sur le papier lorsque vous êtes à la mort du Duc de Bourgogne. Vous avez caractérisé Boileau dans une demi-ligne. Puissent ceux qui n'imitent que sa rudesse insolente se reconnaître et se corriger, si l'envieux jamais se corrige! Le portrait du cardinal Dubois est buriné à la manière de Callot. J'en ai ri, mais ce qui m'a paru le mieux fait, ce que j'ai admiré le plus dans tout l'ouvrage, c'est le morceau sur les Éloges de Fontenelle et le portrait de ce philosophe. Ici, chaque trait est un éclair qui illumine un art dans toute sa profondeur; pas un mot qui ne soit une pensée. C'est un style lapidaire, et chaque scène pourrait en orner le frontispice de son temple. L'analyse du cœur de Fontenelle est faite avec une finesse qui fait peur.

Les dernières pages sont les meilleurs leçons de morale que l'on puisse donner à un écrivain et, en même temps, la meilleure poétique qu'on ait donnée sur l'éloquence. Bien différent du bavard qui pérorait sans rien faire, on peut dire de vous : « Tout ce qu'il a dit, il l'a fait. »

La marche de l'ouvrage est rapide sans être tumultueuse, ce qui était un défaut qui vous menaçait et que vous avez habilement évité. Tous vos acteurs se succédent dans la juste proportion de vos rôles. Tous y viennent recevoir le trait qui les attend et, quand vous leur avez fait tourner le dos, on ne redemande plus à les revoir; ils sont jugés.

Par quel art avez-vous fait venir des gens qui, sans être appelés, figurent tout naturellement? Votre livre ressemble à l'œil humain, il est lié à tout et tout s'y réfléchit. C'est la rétine où tout vient se peindre.

pas et que la postérité paiera en gloire ceux qui ont souffert en les servant, toutes idées fort chères à Mercier.

1. Thomas y blâme l'usage d'écrire des éloges en latin moderne, qui s'était conservé jusque dans le xvir° siècle.

J'ai un peu moins de colère contre les mutilateurs en voyant ce qu'ils ont laissé. Quoique saigné, vous êtes vermeil.

Vous n'avez pas raté le portrait de Claude! Bon cela ! Vous essuierez des critiques à l'égard du style, mais dont vous devez vous moquer d'avance. Tout homme qui modifie sa langue fait aboyer la tourbe médiocre, et elle finit ensuite par vous voler. C'est l'usage. Vous aurez d'autres censeurs pour ce qui regarde la hauteur et la noblesse des sentiments; ceux-là n'écrivent point; vous ne les apercevrez même pas ; ils ne soutiendraient ni votre regard ni votre présence.

Ce qui m'a attaché, c'est que votre histoire (car le titre d'Essai est aussi trop modeste) a toujours pour point de vue et pour base de ses réflexions la génération présente, pivot intéressant et qui donne de la finesse et de la force aux choses les plus éloignées en apparence de notre siècle et de nos

mœurs.

Enfin ce que j'aime, c'est que les principes d'où découlent toute morale et toute vertu y sont exposés et établis avec une éloquence touchante, ce qui sera une belle leçon pour certaines têtes brûlées qui pensent que pour être philosophe il faut être athée. Le fanatisme a ses deux bouts : la gueule mord et le poison froid et destructeur est à la queue.

Je me glorifie d'avoir senti avec vous tout ce que vous exprimez, je me glorifie d'être d'accord presque sur tous les points, et je me consolerai de n'être pas aussi éloquent en ne m'écartant jamais de votre noble façon de penser. La chaleur s'y joint et c'est une qualité assez rare dans plusieurs de nos penseurs. Ce que vous dites sur ce sentiment comparé au moment physique est si bien ! Cet endroit est absolument neuf et vous caractérise.

Je vais relire les Éloges. Celui de Marc-Aurèle y manque. L'on s'en aperçoit avec un double chagrin. On plaint deux hommes à la fois.

Harevelt m'a écrit qu'il vous envoyait un exemplaire de la Constitution d'Angleterre. Il m'annonce que mon ouvrage sur le théâtre achève de s'imprimer. Cela me réjouit. Vous me lirez. Puissé-je rendre à votre âme une partie du plaisir qu'elle m'a donné ! Vale et nos ama. J'embrasse avec tendresse l'homme et l'auteur.

1. On a vu dans le chapitre premier pour quelle raison l'impression en avait été interdite.

TABLE ANALYTIQUE DES MATIÈRES

AVANT-PROPOS.

Pages.

V

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çoit de l'état d'écrivain.

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12

Pages.

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CHAPITRE II

L'An 2440

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Admi-

Consciences

fortes: fût-ce au prix de quelques faiblesses, on leur voudrait

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