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n'est pas jusqu'à la nourriture comparée des deux peuples. qui ne témoigne de la supériorité de la condition et de la raison pratique des Anglais. Tandis que les Parisiens s'emplissent de lourds potages, de viandes bouillies et de sauces. indigestes, tandis qu'ils se ruinent l'estomac, grâce au dangereux artifice d'une cuisine qui trompe et force la satiété, les Anglais s'en tiennent aux viandes rôties, modérément cuites (d'où le reproche qu'on leur fait de les manger crues), aux légumes simplement apprêtés et au thé au lait; ils ont pour breuvage une bière fortifiante, substantielle et assez peu coûteuse pour que la fabrication en demeure loyale. C'est la même, à peu de chose près, qu'on boit dans toutes les classes de la société, alors qu'à Paris, au contraire, le vin véritable est le partage du petit nombre et que la foule s'empoisonne d'odieuses boissons qui en usurpent le nom.

XXI

La précaution, on le voit, n'est pas de trop, quand Mercier explique qu'il a eu ses raisons de donner, dans son parallèle, toujours le beau rôle à Londres. Paris n'a pas lieu de s'en louer, mais c'est pour son seul bien qu'il est sacrifié : à lui de profiter de la leçon et de se corriger. Il y a bien là, si on veut, de quoi justifier le dessein de Mercier, mais aussi de quoi rendre le parallèle un tant soit peu suspect. Ce n'est pas tout, en effet, pour le moraliste, de montrer l'excellence du modèle à suivre : là-dessus, on l'a vu, la matière ne lui a pas fait défaut. Il importe encore de marquer qu'on en est très loin, car l'humilité prépare d'autant mieux à l'amendement. Aussi voyons-nous Paris traité bien plus sévèrement que dans le Tableau. L'impitoyable moniteur ne lui accorde ici le bénéfice d'aucune des améliorations partielles et des atténuations qu'il a relevées ailleurs à l'encontre des maux réels. Mais bien plus encore, pour renforcer l'autorité de l'exemple, c'est Londres qu'il surfait, érigeant en mérite, en supériorité, dans bien des cas, ce qui ne sera au demeurant qu'une simple différence de caractère, parfaitement discutable en soi et ne l'emportant point nétraire, « voit son triste Parc aussi morne que ceux qui l'arpentent Paris en miniature, p. 83.

cessairement sur la disposition contraire. Ainsi, à un double titre, la ressemblance réelle de Londres en doit souffrir, puisqu'on ne nous en montre pas tout et que, cela même qu'on nous en montre, on l'embellit de parti pris pour le besoin de la cause.

Quelques exemples le feront clairement comprendre. Les Anglais raisonnent leurs actions et savent s'arranger: à cela, on l'a vu, se ramène la démonstration de Mercier. Elle est par elle-même assez féconde et les enseignements de détail que les Parisiens auraient à en tirer sont nombreux et importants. Mais je l'ai déjà indiqué en passant - il ne s'est pas demandé si telle qualité hautement et justement louée chez nos voisins n'en excluait pas telle autre qui pourtant aurait bien son prix, elle aussi. Le Parisien étant trop indolemment résigné à mille disgrâces de sa condition matérielle, Mercier a cent fois raison sans doute de lui en faire honte par l'exemple de l'Anglais, si expérimenté en fait de bien-être. La comparaison néanmoins serait plus équitable, n'abaisserait pas autant l'un et n'élèverait pas autant l'autre, si on y ajoutait que le moins favorisé des deux travailleurs dépense en invention désintéressée, en sentiment artistique, l'effort d'initiative que l'autre tourne plus particulièrement en préoccupation de soi.

Pareillement, il est d'un excellent conseil de représenter à une nation bavarde, de volonté distraite et de décision paresseuse les admirables effets que les Anglais tirent de l'esprit d'association. Mais si, à force d'être « association »>, la société chez eux en était un peu moins « société », n'importerait-il pas de le noter pour s'en faire une idée tout à fait juste?

A ce propos, appelons encore en témoignage d'autres observateurs qui, n'ayant pas eu pour objet d'endoctriner les Parisiens, se sont moins sévèrement abstenus de les louer. Dans les clubs on ne perd point le temps en propos inutiles, cela est vrai. En revanche, c'est Rutlidge qui nous le dit, à Paris on sait beaucoup mieux qu'à Londres jouir des douceurs de la vie commune. Il s'y trouve bien plus de gens de loisir, dégagés de l'obsession perpétuelle des affaires, et leur manière d'être s'en ressent. « Vivant entre eux sur un pied plus amical et plus familier que nous ne vivons entre nous, ils n'ont pas tant besoin de sortir de leur maison pour se

récréer, au lieu que nous y sommes contraints par le défaut de société domestique qui nous est justement reproché. » Pour les Anglais, d'après le même écrivain, c'est une affaire, c'est un événement que de se donner du plaisir; pour les Français, c'est une habitude, une vieille connaissance qu'on traite sans cérémonie. Les premiers recherchent les divertissements les plus coûteux, les autres savent se divertir sans dépense au milieu des sociétés de famille, si en usage en France. Voilà ce qui forme aux Français ce goût fin, ce qui donne à la vie sociale chez eux ce charme sans pareil par où aucune nation ne les surpasse. Frivolité et inattention disparaissent, en regard « des heures délicieuses que nous avons passées avec eux, enchantés de l'esprit de sociabilité et de la belle humeur dont toutes leurs manières sont animées'. »

Ainsi donc le solide ne serait pas le tout de la vie. Il convient à des hommes réfléchis de s'attabler pour discourir entre eux de choses graves, mais, prenez-y garde, si le petit génie de l'enjouement n'est pas de la partie, il s'en vengera. Malgré quelques progrès déjà opérés, à cet égard, les Anglais se comportent mal en fait de repas : les débats politiques se tournent parfois en catastrophe. Il arrive même pis : quand les convives mâles, restés seuls, boivent à perdre le sang-froid, ils ont sans doute raison de soustraire aux femmes ce spectacle fâcheux, mais si l'usage de les exclure ne s'était pas établi cependant, n'aurait-on pas été conduit à se mieux surveiller? A force d'être mâle, une réunion d'Anglais a bientôt fait de devenir brutale, ce qui est moins. beau; et tout le sens pratique du monde les dédommage-t-il de ce commerce exquis des femmes qui fait en France l'admiration des étrangers? Pour les avoir approchées un instant dans son rapide séjour, John Moore en demeure charmé : << Elles ont dit leur avis sur toutes les matières dont on s'est entretenu, sans compter celles de littérature, peu semblables, en cela, à nos dames anglaises qui s'imaginent en pareille occasion devoir garder le silence. Celles-ci, au contraire, n'ont pas hésité et ont, sans aucun scrupule, exposé leur façon de penser. Celles qui avaient quelque connaissance du sujet en question ont parlé avec la plus grande

1. Essai sur le caractere, etc., 124, 125.
2. Ibid., 127-129. Linguet. Annales, п, 51.

précision et avec plus de grâce que les hommes; celles qui n'en avaient aucune notion ont badiné si agréablement sur leur ignorance qu'elles nous ont tous convaincus qu'une femme, sans être lettrée, peut être une femme charmante1. >> Ce n'est pas à Paris que le dessert leur donnerait, « comme aux domestiques du logis », le signal de la retraite et qu'on les verrait fuir « avec la nappe », au moment qu'on débouche les flacons. Ce n'est pas non plus à Paris qu'un ministre s'aviserait de manger seul au cabaret ou d'y traiter ses invités à prix fixe. Elles sont toujours là, présentes et nécessaires. Tant pis pour la leçon, il n'y a pas d'éloge de l'utile qui tienne contre de telles revanches de l'agréable.

L'autre point faible du parallèle est, ai-je dit, de montrer les Français dupes de préjugés partout où les Anglais ont des opinions fondées en raison. Cela vaut la peine qu'on y regarde de près. En plus d'une occasion, nous pourrions bien trouver que, pour diverses qu'elles paraissent, les conceptions des uns valent au fond celles des autres. A l'orgueil nobiliaire 3, à la morgue de caste et à tout ce qui s'ensuit dans notre pays, sont complaisamment opposés le contact réciproque et la connaissance approfondie des classes tels qu'ils se pratiquent en Angleterre. Mercier a des réflexions excellentes sur les précieux effets de la vie universitaire. Voici pourtant Rutlidge qui note comme une particularité digne de remarque l'accueil honorable et le crédit dont les gens de lettres en France jouissent dans toutes les sociétés. Toujours aimables et bien accueillis, « ils ne traitent, dit-il, aucun sujet avec un air de solennité, » ce qui signifie apparemment qu'en Angleterre ils ont coutume de sentir le collège. « Aussi, poursuit-il, les admeton dans les sociétés les plus joviales, et les personnes du plus haut rang, non seulement leur donnent place dans leurs festins, mais, dans les cartes d'invitation aux autres convives, elles ont soin de spécifier les noms de ceux qui

1. Lettres d'un voyageur anglais, 1780, 1, 20, 21. 2. Annales, II, 48-51.

3. Combien, d'ailleurs, ne s'humanisait-il pas dans la pratique! Le passage que voici est encore à noter : « Paris rassemble assez communément tous les états dans les différentes sociétés. Le roturier mange à la table du grand et il n'y a que le noble d'hier qui s'en offense. » Paris en miniature, p. 75.

doivent assister à la fête 1. » Moore, pour sa part, n'en revient pas. Les gens de lettres sont l'objet des traitements les plus flatteurs dans les plus nobles compagnies. « Leurs décisions font non seulement la réputation des livres d'art et de science, mais elles influent même considérablement sur les mœurs et la facon de penser des gens en place, sur celles du public, en général, et ne laissent pas par conséquent d'avoir quelque part aux mesures du gouvernement. » En retour, leurs hôtes de qualité leur 'communiquent politesse, aisance et belles manières, si bien « qu'à Paris, les pédants de Molière n'existent plus qu'au théâtre ». Ne serait-ce pas peut-être qu'il y a plus d'un remède ou, si l'on veut, plus d'un palliatif à l'inégalité? « Je suis convaincu, dit encore le même voyageur, que, nulle part en Europe, la faveur du souverain, la naissance, la fortune et la profession des armes ne font jouir de prérogatives aussi marquées qu'en France et que nulle part on n'en abuse moins pour faire sentir sa supériorité et traiter durement ses inférieurs3. >>

Mais voici qui ne prête pas à de moindres objections. Mercier s'est scandalisé de la façon dont ses compatriotes entendent le royalisme : ils le poussent jusqu'au délire et jusqu'à l'éblouissement. A la bonne heure les Anglais : ceux-là ne se font pas une idée démesurée des choses; le souverain, l'homme investi de la plus haute magistrature nationale, ne leur inspire que les sentiments fort tempérés et rassis qui conviennent. Et il est bien vrai, au reste, que les deux peuples, sur ce sujet, ne réussissaient pas à se comprendre l'un l'autre. Moore observe avec un étonnement sans borne que chaque Français se fait une affaire personnelle et un intérêt passionné des moindres choses qui regardent son roi. << S'il mange peu ou beaucoup à dîner, l'habit qu'il porte, le cheval qu'il monte, toutes ces particularités fournissent matière à la conversation des assemblées de Paris et sont l'objet le plus intéressant des correspondances de la capitale avec les villes de province. » Cet attachement s'étend à toutes les branches de la famille royale. On considère les princes comme investis d'un droit héréditaire à toutes les

1. Essai sur le caractère, etc., 90.

2. Lettres d'un voyageur anglais, 22, 23.

3. Ibid., 26.

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