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l'irrémédiable dénuement. Avec la même franchise, il nous confessera des émotions toutes contraires, s'il en éprouve, et Paris ne l'en laissera point manquer.

XII

Jamais siècle n'a tant multiplié les bonnes œuvres1, jamais on n'a fait le bien avec tant d'application et d'intelligence. Non seulement, le Parisien est naturellement aumônier, dans toute la force du terme, mais la philosophie doit ici encore s'applaudir d'un de ses plus beaux succès, car les leçons de l'humanité n'ont pas été inutiles au génie de la charité. « Ce n'est plus l'esprit de parti, qui répand les secours. Le janséniste ne s'informe plus si le pauvre qu'il assiste pense comme lui, le protestant est aidé par le catholique, on est libéral sans être fanatique. » Mercier se flatte, à ce propos, que les livres et le théâtre ont eu sur ce beau progrès une action efficace. Pourquoi lui refuserait-on la satisfaction de le croire? et qui peut dire, en effet, que, même en matière de vertu, la mode soit un aiguillon impuissant? Le penchant universel est à la bienfaisance rien de plus certain. Elle a, en quelque sorte, sa gazette officielle, le Journal de Paris, qui en publie les témoignages, et, tout bien considéré, on a raison de les publier. «< Car on doit l'exemple au prochain », pour encourager les généreux et pour piquer l'amour - propre des avares. « Le bien aujourd'hui se fait par communication »>'; et rien n'atteste mieux les heureux effets de cette communication, l'entente féconde, la conspiration de zèle à laquelle elle donne lieu, que la grande entreprise de bienfaits connue sous le nom de Société Philanthropique. On y fait l'aumône mieux qu'ailleurs on n'administre les deniers publics l'ordre, la vigilance, l'économie, la judicieuse repartition des secours y pourraient servir de modèle à bien des bureaux. « Le don ne s'égare point, il est appliqué à la souffrance réelle... Les seco urs sont réguliers;

1. x, 182.

2. viii, 283.

3. iv, 131; x, 182; vill, 284.

les consolations tendres ne sont pas séparées des aumônes. » On y ménage la fierté des indigents. « Ce n'est plus un homme qui donne à un autre et dont le regard commande la reconnaissance, c'est une société qui fait descendre ses bienfaits... Les commissaires ne semblent qu'appliquer les secours. » Et comme ils sont ingénieux à découvrir les moins apparents, les plus obscurs, les plus muets des misérables, «< octogénaires, aveugles-nés, femmes en couches, veufs chargés de famille, pères et mères chargés de dix enfants! >>

<< Riches, s'écrie Mercier, je commence à me réconcilier avec vous1. » A peine sa plume est-elle sèche de l'encre dont il les maudissaient naguère, mais le cœur parle, il n'y tient pas, trop heureux d'avoir à changer de style. Il se fait fête d'insister, d'entrer dans le détail, de rapporter par le menu tant d'efforts variés d'une vertu qui a les élans et les ardeurs d'une passion. Il ne tarit pas sur les sœurs grises, sur leur constance à endurer les plus pénibles des fonctions, les plus nauséabondes, les plus offensantes pour la délicatesse de leur sexe : à celles-là il fait hommage de l'admiration et du respect que décidément il ne peut prendre sur lui d'accorder aux cloitrées. Il se répand en compliments flatteurs sur les femmes de qualité et d'opulence qui, de leurs propres mains, ont travaillé à deslayettes et à des brassières pour les nouveaux-nés des mansardes; et, dans l'instinct de sa reconnaissance, il les paye d'une monnaie qui est de poids pour elles, il met de la galanterie dans ses remerciements. « Quand les femmes de qualité sont compatissantes, elles le sont d'une manière plus simple, plus vraie, plus sentimentale que les bourgeoises, elles n'y mettent point d'apprêt, elles savent mieux soulager, leur charité est tout à la fois plus noble et plus ingénieuse3. »

Il leur passe les manèges de coquetterie et de vanité dont les pauvres feront leur profit, et c'est à peine s'il glissera dans son indulgence une pointe légère de satire à l'instant de décrire le triomphant appareil d'une jolie quêteuse. Le portrait n'en est pas moins gracieux pour être quelque peu

1. XI, 113, 114; xII, 63; viii, 56.

2. v, 228, 229.

3. IX, 163.

profane. Il eût été dommage de l'omettre dans le Tableau de Paris. « Elle est parée, son sein est découvert, un gros bouquet l'accompagne sans le cacher; elle est à la porte d'une église ou d'une prison, sollicitant avec un gracieux sourire la compassion de chaque personne qui entre; elle fait une douce violence aux rebelles, elle les arrête, un son de voix intéressant, de belles dents et l'éloquence irrésistible d'un bras nu et de deux beaux yeux suppliants... Que ne prodigue-t-on pas en faveur des pauvres? A chaque offrande, quelque mince qu'elle soit, elle vous paie d'une révérence particulière et faite avec grâce... Votre charité est récompensée avant même que le ciel vous en tienne compte. Bientôt elle traverse la nef, précédée d'un suisse qui fait résonner la hallebarde. Plus la nef est remplie, plus son zèle augmente. Le plus joli homme de sa connaissance. lui donne la main. Elle se penche charitablement à droite et à gauche et étend un bras d'albâtre pour atteindre la main lente et paresseuse qui voudrait retenir l'aumône. L'avare s'attendrit, l'œil des assistants se détourne de l'autel pour dévorer ses charmes, quand elle présente sa bourse ouverte, elle semble quêter des cœurs... Embellie par ces saintes fatigues, en butte à tous les regards, si elle a remarqué qu'on louait sa taille avantageuse et bien prise, si elle a eu un moment de vanité, l'Église lui pardonnera sans doute ce petit mouvement d'orgueil, surtout lorsque, rentrant au presbytère, elle aura étalé une bourse bien pleine et que ses charmes ont conquise. La collation commence, elle est servie par les amis du curé, elle reçoit les félicitations des grosses personnes de la fabrique. Un cortège de prêtres et de clercs tonsurés vient à la file et aventure la galanterie, le maître des convois a déridé son front ténébreux et tourne gauchement un madrigal, mais il veut plaire, le vin coule, les gâteaux sucrés se mangent et l'on se permet enfin quelques paroles un peu mondaines en comptant l'argent des charitables mondains1. »

<«< Je suis dans une bonne veine,» s'écrie Mercier, et il s'y délasse, il s'y délecte, il s'y dilate. Comment ne pas rappeler qu'il existe en fondations charitables de quoi nour

1. 11, 84-86.

2. IV, 132.

rir le tiers de la France1? Elles sont loin de remplir tout leur objet, mais le fait n'en a pas moins son éloquence. Comment ne pas dire un mot des beaux progrès opérés dans l'entretien des hôpitaux, de ce nouvel hospice de charité qui, « pourra dorénavant servir de modèle à tous les établissements de ce genre? » Comment passer sous silence « l'ordre établi sur la paroisse Saint-Sulpice pour le soulagement des pauvres, et les aumônes pour les layettes, et les mois de nourrice, et les écoles gratuites, et les habillements, et le travail qu'on procure à ceux qui n'en ont pas, et les métiers qu'on enseigne à ceux qui n'en savent point, et celte incomparable création du saint curé Languet, cet Enfant-Jésus où « plus de huit cents pauvres femmes et filles trouvent la retraite et la nourriture en filant du coton et du lin? Elles gagnent leur vie par le travail, et on leur donne l'instruction, on les établit ensuite. » Comment enfin se dispenser d'ajouter les nobles actions qui ont signalé en 1781 la naissance du Dauphin, les prisonniers délivrés, les filles dotées, les orphelins adoptés?

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« Le bien se fait donc au milieu de tant de légèreté et d'inconséquence, et la bienfaisance règne parmi la dissolution des mœurs! » C'est ce qui fait subsister la société. Sans le zèle des secours, le « frein politique serait brisé à chaque instant par la rage et le désespoir ! » Et c'est ce qui rachète notre infirmité morale, ce qui paraît en somme emporter la balance, au regard de Mercier. « Que la nature humaine cesse d'être calomniée !... Pourquoi vouloir contester à l'homme la bonté naturelle? Ce ne sera pas en la niant qu'on entretiendra cette vertu innée. Les sophistes ne pourront rien. contre l'expérience. La cruauté dans l'homme est une vraie maladie. Celui qui compte pour rien les autres est un être mal organisé, et j'aime à croire qu'il est peu commun. La méchanceté naît d'une contradiction violente et la compas

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4. iv, 131, 128. « La charité fait plus à elle seule que les édits du souverain, les sentences de la police, les arrêts du Parlement et toutes les vertus politiques ensemble réunies c'est ce qui est démontrable et ce qui est démontré à mes yeux par le résultat de trente années d'observation », xn, 64.

5. viii, 285.

sion est une chose ordinaire. Si nous aimons notre intérêt, nous chérissons souvent aussi l'intérêt de nos semblables, c'est même une passion dans la jeunesse, preuve que la nature nous a créés plutôt bons que méchants. On comptera plus d'actions généreuses de la part d'un brigand que d'actes de dureté de la part d'un homme vertueux 1.

Voilà le fond des entrailles, voilà pour nous rassurer, s'il en était besoin, pour nous éclairer, en tout cas, sur l'inspiration du Tableau. Après cela, que Mercier dise à son siècle les vérités les plus dures, nous sommes avertis. Il ne porte point en lui l'esprit de haine, il ne s'est pas fait une loi de condamner, il ne s'est pas donné pour tâche de prendre le genre humain en faute, afin de contenter sa superbe et d'avoir raison aux dépens d'autrui. Rien ne lui est plus étranger que l'orgueil de clamer dans le désert. Moraliste, il ne cherche que des occasions de louer. « Je ne peins les vices et le malheur que parce que la peinture en peut devenir le remède devant des hommes que je ne crois pas absolument dépravés, mais inattentifs, distraits, ou trop livrés à leurs plaisirs2. » Investigateur volontaire et incorruptible des torts de la société, il met sa plus grande joie à reconnaître ceux qu'elle n'a pas; et ceux qu'elle redresse d'elle-même ou qu'elle atténue, loin de lui en disputer ou d'en rabaisser le mérite, c'est de ses meilleurs yeux qu'il les guette et de sa voix la plus claire qu'il les annonce, du haut de cette idéale tribune aux harangues dressée pour son propre usage.

L'administration fait de son mieux, elle aussi, pour le bien public, il se plaît à le constater; « elle veille plus que jamais à ce qu'on ne dise plus : « A Paris, tout est fait pour les grands et rien pour les petits3. » Elle s'occupe « d'objets relatifs au bien public et auxquels on ne songeait pas, il y a une quarantaine d'années. On a créé un inspecteur des objets de salubrité », et il prend sa charge au sérieux. L'attention du pouvoir a été éveillée enfin sur tant d'abus que lui Mercier ne s'est point lassé de signaler. Décidément, il fait bon crier un peu". Ce n'est pas en vain qu'il s'est élevé 1. iv, 130.

2. IV, 132, 133.

3. VIII, 285.

4. Ibid.

5. I, 130; XI, 1.

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