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femmes en ont laissée dans l'esprit de Mercier! « Attachées à leurs maris et à leurs enfants, soigneuses, économes, attentives à leurs maisons, elles offrent le modèle de la sagesse et du travail1. » C'est plaisir de les voir, si saines, sensées et laborieuses, «ces grosses réjouies qui dominent un comptoir, parlent à tout venant, remuent du matin au soir la monnaie », soutiennent toute la prospérité de leur famille et de leur commerce . Mercier était bien en situation de les connaître et il ne fait que consulter ses propres souvenirs d'enfance lorsqu'il nous dépeint cette boutique de fourbisseur où c'est une femme encore « qui vous présente et vous vend une épée, un fusil, une cuirasse »>. Dans de bien modestes ménages eux-mêmes et dans l'assujettissement quotidien à une tâche lourde, n'est il pas inappréciable de rencontrer cette dignité douce et cet air naturel de délicatesse morale qui nous découvre la physionomie de telle humble créature ignorée, la mère d'un Ducis ou d'un Marmontel? Ne font-elles point partie du siècle, elles aussi qui se taisent, et pense-t-on que leur muette déposition soit de peu de poids? Bien loin, en vérité, que, de sa nature, la civilité des mœurs ait été corruptrice, la parure dont elle a décoré des vices qui se fussent bien passés d'elle n'est pas ce qui en fait l'horreur, et, en revanche, ce ne saurait être un mauvais office qu'elle a rendu à la vertu que d'y répandre, comme sur les relations communes, aisance, enjouement et aménité.

XI

<< La débauche, dans cette grande ville, dit Mercier, ressemble à ces taches noires dans un morceau de marbreblanc. L'innocence intacte est à côté du libertinage et ne se mêle point avec lui *. » Sous quelque aspect qu'on l'envisage, toute agglomération d'hommes présente la même bigarrure, des antithèses aussi tranchées, des contrastes aussi crus.

1. III, 149.

2. IX, 175. 3. ix, 173.

4. XII, 19.

C'est à quoi il faut prendre garde avant d'observer, dans leurs effets, les maux qui accusent le plus gravement l'imperfection sociale et qui s'imposent le plus impérieusement à l'anxiété de nos consciences, je veux dire la rupture d'équilibre entre les besoins et les ressources, l'effroyable inégalité des conditions et des fortunes, les progrès meurtriers du luxe, en un mot sujet pesant et amer entre tous au cœur de Mercier.

Toutes les jouissances d'un côté, et toutes les privations de l'autre. « Il y a à Paris des fortunes de particuliers de trois cent, cinq cent, sept cent, neuf cent mille livres de rente, et trois ou quatre peut-être au-delà encore. Celles de cent à cent cinquante mille livres sont communes1. » Tandis que, d'autre part, le tiers de Paris ne possède pas un louis d'or en propriété absolue. Et, par une fatalité qui lui est propre, l'or tend à s'amonceler, il va ou il y en a déjà. Comment s'accumule-t-il cependant et qu'en fait-on? Double cause de démoralisation. « Tel est déclaré humain, généreux, serviable, bon ami, dont la tête ingénieuse est occupée trois heures par jour à trouver de nouveaux moyens pour ruiner son pays et redoubler sa misère. Il parle d'équité, d'humanité, de bienfaisance, et le projet qu'il va donner le lendemain ruinera six cents familles : c'est un accaparement, c'est un monopole.... Une province est tout à coup dépossédée de ses productions. Tout est enlevé comme par enchantement. On honorera du nom de spéculation ce qui n'est que l'ouvrage de l'avarice. Le monopoleur est un homme poli, qui parle des beaux-arts: comment oserait-on l'appeler un concussionnaire ?» extordover 3

Voici une rue toute bordée d'hôtels magnifiques. De ceux qui les habitent, « l'un a fait disparaître des voitures de farine, l'autre à conduit une légion de commis aux aides. Là est un intendant qui a traité une province comme un pays ennemi. » « On a vu un courtaud de boutique gagner douze millions, un commis vingt-cinq, un ex-laquais dixhuit, sans compter les fortunes subalternes de six à sept millions qui sont venues engraisser des hommes de la plus

1. 1, 163.

2. 11, 47.

3. 1, 164, 165.

4. VII, 78.

basse extraction sans que leurs travaux aient honoré ou servi la patrie. » Leurs richesses ont d'autres sources, et, dans un mouvement d'âpre véhémence qui rappelle Tacite ou Saint-Simon, Mercier ajoute : « Un travail obscur, une science particulière et infernale, voilà ce qui a tout à coup décoré et élevé au-dessus de nos têtes ces hommes de néant. Qui festinat ditari, non erit innocens1. » Cependant tout travaille, tout s'ingénie pour que ces enrichis jouissent à loisir de leur indolence et de leur égoïsme. Autant que coûteuses, leurs fantaisies sont stériles. Elles ont toutes un vil caractère de jouissance exclusive. Encore si l'on pouvait compter quelques fondations utiles, quelque bien fait au public! <«< Mais non, leurs folles profusions ne dépassent point tout au plus le cercle de quelques parasites3.»

Ici, dans son indignation, nous le remarquons, Mercier ne craint plus d'employer ce terme de parasite qui, ailleurs, lui semblait impie, de même aussi qu'il passe toute mesure en méconnaissant les exemples nombreux de bienfaisance qui, de toutes parts, couraient les rues. Là-dessus, au reste, nous n'aurons qu'à le laisser parler, il se corrigera lui-même.

Pour le moment, son irritation ne connaît pas de bornes. Que signifie cette abondance scandaleuse? Faut-il, dans une si grande disette de métaux précieux, voir dresser chez un particulier des pyramides de vaisselle plate? Encore, et pour comble de folie, la mode est-elle de faire refondre tous les ans son argenterie. « Faut-il trente chevaux pour aller souper en ville deux fois la semaine? » Et ces laquais oisifs qui emplissent les antichambres, au grand détriment de l'agriculture désertée? Et ces maîtres d'hôtels qui vous ruinent << pour bâtir des desserts auxquels on ne touche presque pas »? Et ces jardins anglais, avec leur bouffonne prétention de reproduire en quelques arpents toutes les merveilles de la nature3? « N'ayez pas peur qu'on mette des impôts sur les roues de carrosses, sur les chevaux de selle, sur les chiens de chasse, sur les valets, sur les maîtres d'hôtel, sur les portes cochères, sur les tableaux et statues, sur les jardins anglais, etc. Ceux qui imposent ont de tout

1. VII, 80.

2. IX, 358; VII, 81, 115.

3. 1, 45; 11, 99; vII, 144; IX, 337.

cela. On aime mieux créer des impôts sur la boisson du peuple et sur les comestibles de première nécessité1. » Et quand tout le labeur, toute l'industrie du siècle conspire à leur jouissances, montreront-ils du moins, ces privilégiés insignes, un cœur reconnaissant? Point: ce sont eux qui blasphèment la divinité, et c'est des mansardes que partent les actions de grâces'.

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L'argent règne, tyrannise et pervertit. « Toutes les charges, les dignités, les emplois, les places civiles, militaires et sacerdotales se donnent à ceux qui ont de l'argent; ainsi la distance qui sépare le riche du reste des citoyens s'accroît chaque jour, et la pauvreté devient plus insupportable '. » Combien cela peut-il valoir par an? Telle est la question qu'on entend faire perpétuellement et à propos de tout. << Autrefois, elle était cachée, timide et honteuse dans le cœur de l'homme. Aujourd'hui, elle se fait publiquement. » La vénalité ne s'insinue plus à petit bruit; elle s'étale partout au grand jour. « Les places se donnent à l'intrigant qui les achète, au traître dont on récompense la délation obscure, au méchant qui se fait craindre........... Tous les emplois se vendent, ainsi que les charges. Le protecteur, de nos jours, est une espèce de croupier qu'il faut payer et qui ne vous fait participer aux profits d'un travail quelconque que quand il a assuré son bénéfice sur ce même travail3. »

De toutes parts, une pernicieuse émulation stimule l'avidité, suscite et propage les appétits factices. C'est elle qui emplit d'agioteurs la rue Vivienne, comme jadis la rue Quincampoix. « Là trottent les banquiers, les agents de change, les courtiers, tous ceux enfin qui font marchandise. de l'argent monnayé... La diversité immense des besoins travaille tellement les habitants de la capitale qu'il faut incessamment recourir à ces tourmenteurs de fonds. » Le luxe prend tous les déguisements et crée les industries les plus bizarres. Comme « la moitié des Parisiens brame après l'espèce monnayée », les négociateurs pullulent, ils savent où 1. IX, 359. 2. IX, 103.

3. 1, 37.

4. v, 134. 5. viii, 121. 6. 1x, 320. 7. VII, 58.

trouver l'argent et adressent, sans oublier leur profit, les bourses plates à certains habiles compères qui, n'ayant plus à perfectionner un art en son point de perfection, continuent pour l'éternité les fructueuses combinaisons déjà décrites par Molière. « La moitié de la ville est aux emprunts, point de maison qui ne soit chargée d'hypothèques, on ne voit que contrats spéculatifs, on n'attend plus la rentrée paisible des intérêts, on veut anticiper sur l'avenir, on force l'usure, et l'usure punit cette avidité extravagante1. » Des intrigants aux aguets sont là sur le passage du Parisien à sec acheteurs de procès ou acquéreurs de rentes viagères qui, après avoir calculé les chances de longévité de leur client, lui achètent au plus juste prix le pain quotidien de sa vie entière. Ceux-là ne manquent point d'occasions et c'est peut-être un des pires scandales du temps que la fureur générale des placements à fonds perdus. Il s'agit de jouir dans le présent, Foin de la vieille prévoyance! Le gouvernement, qui est intéressé à trouver des prêteurs, ne favorise que trop leur penchant. On oublie les liens de famille, l'amitié, la reconnaissance, on fait du roi son légataire universel, on vide le coffre-fort en échange du précieux parchemin qui garantit, la vie durant, dix pour cent d'intérêt. A la mort du rentier, sa pauvreté éclate. Il n'y a plus de quoi payer son convoi, il faut que les parents se cotisent et l'on voit alors le peu de place que tenait le défunt dans le cœur de ceux qu'il a frustrés de sa succession'.

Dans une si rude bataille pour l'argent, considérez cependant les vaincus et les victimes, toute cette multitude que la Ferme et la loterie dépouillent, qui, par l'effet de la barbare coutume dont on vient de parler, ne connaît guère, en fait d'héritage, que les titres de rentes désormais annulées, et considérez aussi, à ceux qui n'ont que le bon vouloir de vivre, combien la nécessité se fait pesante, par tant d'impôts à payer et tant d'entraves mises à l'industrie, par le déplacement et l'incertitude des états, le défaut de circulation, la hausse prodigieuse des denrées, les routes du commerce obstruées 3. Ajoutez-y la cruauté des travaux

1. vr, 240.

2. vII, 109. 3. III, 215.

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