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de toutes parts un haro comme contre un animal féroce1. Ceci nous amène au grief essentiel de Mercier, à celui dont il se fait une angoisse. Vie, mœurs, ton et langage du monde se réfléchissant et se déterminant mutuellement, nous y avons surtout relevé jusqu'à présent la mesquinerie des préoccupations, l'intimidation des consciences et l'énervement des volontés par la tyrannie de l'exemple; et, sans doute, c'est déjà trop. Mais, en concevant l'agrément comme le principe unique des rapports sociaux et en sacrifiant aux pactes qu'il règle le libre développement individuel et l'audace légitime de penser et de parler par soi-même, ne descend-on point, de complaisance en complaisance, jusqu'à trahir positivement les vérités de la morale? Il semble qu'on mette à trop haut prix le don de plaire si l'on s'imagine qu'il peut tout remplacer. « On ne craint plus de rougir, pourvu que les manières n'aient rien que de gracieux, l'esprit rien que d'ingénieux, les raisonnements rien que de captieux. Sous un certain masque de bienséance, on justifie en d'autres termes l'art de ramper et de s'enrichir bassement; on donne à plusieurs sortes d'avilissement des noms pompeux... Déjà même, on fait entendre qu'il est une fourberie nécessaire, qu'un honnête homme n'est bon à rien, que la probité est une nuance de bêtise et que, dans un siècle corrompu, il n'y a que l'or qui puisse dédommager de l'absence des vertus*. » Cependant l'aimable et inconsistante ironie dont chacun fait parade empêche qu'on se mette résolument en travers de ces sophismes. Jadis on discutait le pour et le contre, mais aujourd'hui on se dérobe; et, tandis que la conversation, toute en épigrammes, saute d'objet en objet, les maximes les plus pernicieuses ne rencontrent aucun obstacle à leur crédit. << Il est presque permis d'être pervers lorsqu'on est très poli3. »>

C'est visiblement avec l'aveu de l'opinion que l'auteur d'un dialogue en vers lu à l'Académie française s'est pro1. x, 111; IV, 87.

2. iv, 103. « Dites aujourd'hui les choses les plus révoltantes, mais d'un ton plaisant, et vous êtes un homme délicieux qu'on s'arrache et qu'on veut toujours voir. Le bon sens est consigné à la porte de certaines maisons, de manière à n'y jamais pénétrer. » Paris en miniature, p. 109.

3. vn, 255.

noncé pour des maximes bien éloignées du zèle d'Alceste, si l'on en juge par ce vers, entre autres, qui en indique l'esprit :

Et je soupe à merveille à côté d'un fripon ‘.

Mercier estime, tout au contraire, que ce voisinage est pour nuire à l'appétit non moins qu'à la cordialité, et, troublé jusqu'au fond de l'âme par l'indulgence dont on couvre, dans le monde, le vice même notoire, il résume ses perplexités avec une éloquence qui trahit la profondeur de l'émotion intime : « Peut-être y a-t-il dans la capitale vraiment trop de ce qu'on appelle l'esprit. On justifie tout et le vice même. Notre malice, c'est-à-dire le raffinement de nos passions, l'art de les justifier, aurait-il pour mesure l'étendue donnée à notre faculté de penser? Notre raison perfectionnée nous apprendrait-elle en même temps à perfectionner le vice?... Je crains d'approfondir cet objet2. »

Dira-t-on peut-être, et sans compliment pour Mercier, que cette question sent un peu trop son naïf? Il est certain que Rousseau ne s'est point fait embarras de la trancher. Mais précisément il y a quelque chose de touchant dans cet émoi d'un cœur équitable: entre la foi morale et une extrême culture qui porte de tels fruits serait-il vrai qu'il fallût opter? Sans doute, il ne risque pas de faillir à l'une qui lui est aussi essentielle que la vie, mais l'autre, c'est par les plus nobles attraits qu'elle le sollicite, et ce n'est pas sans porter à la foi morale elle-même une atteinte grave qu'il pourrait s'ébranler, ce généreux orgueil des destinées que la civilisation promet à l'humanité; car il en procède directement ou mieux il en est une partie intégrante. Faut-il se rendre à l'évidence des faits? Faut-il subir la loi d'un dilemme cruel? Et, entre deux croyances chères, désespérer de la conciliation? Sous l'étreinte de ce doute, il semble qu'on n'ait pas de peine à le mettre aux prises avec lui-même, et, par un choix de citations, à le presenter tour à tour comme un frondeur et comme un apologiste. Son avis est réellement très partagé, ce qui témoigne, d'ailleurs, de sa clairvoyance et de sa bonne

1. I, 293. « Venez demain dîner chez moi, disait... une femme de qualité; c'est le jour des coquins, et vous vous amuserez. » Paris en miniature, p. 30.

2. I, 35, 36.

foi, en une matière où il y a, en effet, tant à dire; et pour l'interpréter avec fidélité, comme pour en tirer nous-mêmes des vues justes sur ce siècle, il faut éviter de le faire plus que de raison pencher d'un côté ou d'un autre. Du bien comme du mal, Mercier n'est point homme à prononcer froidement si, tout entier à la dernière impression reçue, il dépose à charge et à décharge avec une égale ardeur, notre affaire, à nous, pour dissiper l'embarras de notre jugement, n'est pas de choisir arbitrairement entre les allégations, mais après les avoir, les unes par les autres, contrepesées, de décider lesquelles nous paraissent, pour ou contre le siècle, emporter la balance.

IX.

Il n'est pas douteux que cette société ait ses plaies. Certaines disciplines morales, et des plus essentielles, sont trop relâchées, le sens positif du devoir manque trop souvent et la vie n'est point prise avec assez de sérieux. La fureur de l'argent et l'abus du luxe ont transformé les mœurs. On en peut assigner l'origine à la Régence et au système de Law. « C'est à cette époque qu'a commencé l'oubli des vertus domestiques' », et pareillement, nous l'avons vu plus haut, l'altération de la gaîté naturelle à la race. On traite le mariage comme une affaire, et il se trouve qu'on en fait une mauvaise. Les gens de conditions sont, depuis longtemps déjà, dans l'usage de prendre du fumier pour engraisser leurs terres3. « La dot de presque toutes les épouses des seigneurs est sortie de la caisse des fermes »,

1. 1, 51.

2. Critique passée à l'état de lieu commun dans toutes les satires sociales du siècle. « A-t-il de l'argent? En a-t-elle ? Dieu pourvoira au reste. Un douaire et une dot, il n'est pas question d'autre chose.... On a besoin d'une femme ou d'un mari pour faire un remboursement, pour dégager une terre ou pour augmenter son train. On se marchande comme un meuble et on se livre indifféremment au plus offrant et au dernier enchérisseur. » La Capitale des Gaules, 1re partie, pp. 29, 30.

3. Le mot est de la duchesse de Chaulnes à son fils qui « répugnait à épouser la fille du sieur Bonnier, homme de rien, mais puissamment riche. >> L'Espion Anglais, 1, 173.

et les unions, on le pense bien, n'en deviennent pas meilleures. Avec plus de répugnance, à la vérité, telle fille noble « qui était menacée de passer dans un couvent le reste de sa vie », prend pour mari un homme de finance. Elle « crie aux portraits de ses ancêtres de fermer les yeux sur cette mésalliance ». Pourtant le futur, dans sa vanité éblouie, demeure volontairement aveugle aux présages trop clairs de son sort à venir. George Dandin n'a corrigé personne 1. Celle-ci saura bien prendre en douceur la revanche du marché subi. Cette autre, au contraire, forte de sa dot, répudie toute contrainte. On a épousé une jeune fille innocente et modeste: en six mois, le mariage a bien déniaisé le petit ange. S'il se trouve à point un confident pour recevoir les doléances du mari éploré, « il apprend qu'elle a déjà son appartement séparé, qu'elle est en société avec la marquise, la baronne, la présidente; qu'elle a pris leurs maximes hautaines et dédaigneuses, qu'elle persifle son mari et qu'à la moindre contradiction, elle s'emporte et le peint comme un jaloux, un brutal, un avare. Elle ne se lève qu'à deux ou trois heures après midi et se couche à six heures du matin; elle sort à cinq heures. On la cite comme enjouée et aimable dans la liberté du souper. On ne sait pas au juste quel est son amant, et c'est ce qui désespère surtout son mari. Il est réduit à souhaiter qu'elle en ait un, parce qu'il pourrait, du moins, par ce moyen, lui faire entendre raison sur des choses qu intéressent leur fortune, ce point capital... Elle adresse la parole à son époux dans les assemblées générales et lui sourit, mais elle est des semaines entières à la maison sans lui parler et sans le voir ! Toutes les femmes s'empressent à dire qu'elle vit décemment et que son mari doit s'estimer heureux d'avoir une femme aussi sage'. »

Le mal a même gagné les ménages modestes. « Le lendemain des noces bourgeoises, ou tout au plus huit jours après, quel changement s'opère dans l'esprit de l'amoureux mari! et de quelle hauteur tombent les espérances de tel honnête artisan! Il croyait avoir épousé une femme économe, rangée, attentive à ses devoirs : il lui trouve tout à coup l'humeur dissipatrice, elle ne peut plus rester à la maison, elle joint la dépense à la paresse. L'inconséquence, la

1. T. de P., II, 201.

2. 1, 81, 82.

légèreté, la folie remplacent les occupations utiles où elle avait été élevée dès l'enfance. Loin de fixer dans son ménage l'aisance et la paix par un sage travail, elle se livre à la frénésie des parures... Elle a mis dans sa tête que tout l'entretien d'une maison devait rouler sur le mari, tandis que le rôle de la femme était de se livrer à une vie dissipée. Cet artisan aura beau être laborieux et économe, l'insouciance journalière de son épouse mène une maison qui s'abîme insensiblement, parce que la mère de famille a manqué de vigilance, de tendresse et d'économie. »

Et ceci encore : « On en voit dans l'ordre de la bourgeoisie dédaigner les soins de l'intérieur de la maison, les abandonner à des valets, frémir au seul nom de cuisine et dire à leurs maris qu'elles ne leur ont pas apporté quarante mille francs pour avoir soin du linge. Or, vous saurez que cette dot de quarante mille francs rend une petite bourgeoise impertinente et fait qu'elle compte avec sa marchande de modes, mais jamais avec son boucher... Fière de sa dot, la bourgeoise, faisant dresser son contrat de mariage sur le même modèle que celui d'un prince ou d'un duc et apprenant que les princesses et duchesses n'obéissaient pas toujours à leurs augustes époux, n'a pas voulu de la soumission. Le contrat rend exigeante et hautaine celle qui, étant fille, tenait les yeux baissés et parlait d'un ton doux, la discorde et le désordre s'établissent au lieu où la subordination aurait dû régner et, comme le noeud est indissoluble, le mal est sans remède..., et voilà l'histoire de la moitié des mariages qui se font à Paris dans le second ordre de la bourgeoisie'. »

Le mari n'est pas assez protégé par la loi. La femme qui a une dot le tient par l'intérêt pécuniaire, car la coutume de Paris l'a investie de droits très étendus. Il faut la consulter sur toutes les affaires. Elle en devient d'autant plus impérieuse et exigeante. De plus, le mari qui perd sa femme est ruiné si elle le juge bon. « Elle aura été malade, pendant dix années, elle lui aura coûté infiniment : il faut qu'il restitue tout à son décès2. »

Les mœurs conspirent de leur côté à affaiblir l'autorité conjugale. « Un homme qui veille sur sa femme passe pour

1. iv, 70, 71; vi, 7, 8.

2. III, 150; VI, 284.

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