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monde..., et il ne faut qu'une heure de conversation avec elle pour avoir des soupçons injurieux sur les actions des hommes que l'on estime le plus. » Et cette abbesse inexorable comme le Destin, on comprend que Mercier l'a peinte aussi d'après nature. « Toutes les passions se sont calcinées dans son sein et il en est résulté une masse froide et insensible... Elle ne sent point les peines de celles qui souffrent sous sa règle. Le calme de la froideur s'est étendu sur sa ronde face unie; elle est devenue lisse et dure comme le bois qui forme le tour du couvent. Elle commande, elle tourmente, voilà sa grandeur et sa volupté1. » Celles-là, on le pense bien, ne le reconcilient pas avec le cloître. Elles sont faites pour ranimer le sentiment de révolte qui dictait à La Harpe sa Mélanie et à Diderot sa Religieuse; et, si Mercier, d'aventure, assiste à une prise d'habit', il ne peut réprimer la protestation de son cœur contre les pompes de cet enterrement anticipé.

Vous sentez-vous, comme lui, obsédé de la rhétorique du prédicateur et de la funèbre harmonie des orgues, suivezle : il a tôt fait de rentrer dans le siècle. Voici de plats personnages, pétris, ceux-là, du limon le plus terrestre. C'est, par exemple, ce « gros homme en perruque nouée », dont l'habit est un peu râpé et le galon usé. Regardez-le bien, ce Nicolas Salzard, valet de chambre et jadis portier: si son nom ne vous apprend rien, sachez que par sa signature mise au bas d'un papier, il assure au roi de France 160 millions par an, car il n'est autre que le prête-nom de l'opulente compagnie des fermiers généraux. Grâce à cette formalité qu'elle lui délègue, il a 4.000 livres d'appointements qui lui permettent de venir s'asseoir dans ce coin de café et d'y humer en bâillant une bavaroise interminable*.

Vous plaît-il maintenant de rencontrer tout l'opposé de cette figure somnolente : Mercier vous montrera un certain procureur aux consuls* qui est bien près de réaliser dans son cerveau le problème du mouvement perpétuel. « Il est véritablement enseveli dans un tas de paperasses, car il faut se lever sur la pointe du pied pour l'apercevoir. Il a

1. VII, 88, 89.

2. XI, 358.

3. I, 218-221.

4. C'est-à-dire au Tribunal de commerce, dans la langue actuelle.

trois cents assignations à donner et deux cents plaidoyers à faire. Il ne confond rien : sentence, sentence par défaut, appel, réassignation, tout est distinct dans sa tête. Vous lui dites un mot, il fourre votre papier dans un coin, et il le retrouvera dans un an... Il va plaider depuis cinq heures jusqu'à deux heures du matin sans se déferrer... Au milieu de toutes ses affaires, il vous entretient de la gazette, mêle la guerre des Turcs avec la vôtre, tend la main, reçoit trente sous pour son plaidoyer et gagne onze mille francs par an à ce métier1. »

Mercier ne lui connaît de comparable en activité qu'une servante d'auberge de la rue des Boucheries qui sert dans sa gargote cent dix personnes, sans un écart d'attention ou de mémoire. « Elle est partout; non seulement, elle sert les plats, mais elle les appelle encore et les applique juste à la personne qui les a demandés. Elle ne vous regarde point, elle a distingué le son de votre voix, elle sait ensuite que tel mâche vite et tel autre lentement..... Elle reconnaît celui qui est venu dîner il y a six mois, et la place où il était, et l'habit qu'il portait; elle sait enlever le couvert au moment précis, et bien hardi serait celui qui voudrait le filouter, elle aurait lu son intention dans ses yeux; elle devine, à la tournure, que tel va mettre dans sa poche la pomme du dessert, au lieu de la manger ou de la laisser..... Arithméticiens-géomètres, je vous défie de faire pendant six heures d'horloge ce que cette servante fait pendant toute l'année2, »

A peine échappé aux soins de la diligente créature, plus d'un, parmi ces timides dîneurs à 26 sous, prend un chemin qui lui est trop connu, celui des vestibules ministériels où l'on dévore pendant tant d'heures d'attente l'anxiété des déceptions prévues. Songez-vous à les rejoindre, ces douloureux solliciteurs? Vous auriez tort de compter sans Mercier il va vous faire les honneurs de cette maison, si précieuse à la curiosité du philosophe, où d'âpres passions luttent et saignent. Ils affluent, les clients du lieu, ils ont salué jusqu'au suisse et «< se pressent, se coudoient, se portent en foule dans les antichambres qui précèdent le sanctuaire où Monseigneur repose et prend son chocolat............. Voyons ces hommes, qui, la veille, parlaient avec tant d'or1. xi, 122-124.

2. Ibid., 120 122.

gueil et jugeaient si impérieusement le ministre, composer leurs visages et leur maintien, fendre avec effort une presse incommode et ne parvenir qu'à faire une humble et oisive révérence devant le personnage qui distingue à peine ce salut à travers la multitude d'hommages de la même espèce. » Mercier les guette des yeux, aucun de leurs manèges ne lui échappe, et c'est vraiment de main de maître qu'il nous retrace à grands traits ce groupe : « Que de mouvements de tête entre l'auguste personnage et ceux qui le sollicitent! Que de gestes des bras et des épaules! Que de mensonges dans ces yeux tantôt baissés, tantôt caressants, et qui regardent tous de côté Monseigneur pour lire ce qu'il a dans l'âme! Combien de fois le corps se penche, se relève, se repenche, se relève encore! Quelle souplesse dans ces attitudes suppliantes! Combien la langue prodigue-t-elle de soumissions, de flatteries, d'adulations! Considérez comme celui-ci se glisse pour arriver sous l'œil protecteur, comme celui-là marche à reculons, comme cet autre courbe l'épine du dos, comme ce dernier, qui semble admirer réellement Monseigneur, invite et appelle son regard.»

Cependant Monseigneur lui-même échappera-t-il au malicieux observateur? N'ayez crainte, Mercier s'est dissimulé dans un coin, il n'a rien à faire ici que de regarder, il ne songe guère à postuler et on s'en aperçoit bien un peu, car on le regarde de travers, il est désobligeant pour tout ce monde de n'être pas entre soi et de donner ainsi la comédie à un intrus! L'intrus n'en perd pas un coup d'œil. Justement, son crayon maintenant s'attaque au ministre. Dites si ce n'est pas ressemblant. « Monseigneur fait un pas en avant tout s'ouvre sur son passage. Je vois deux haies de corps inclinés et de bouches béantes. Sa Grandeur gagne le centre de l'Assemblée..... C'est le moment de généraliser son attention; son œil embrasse le cercle; c'est alors qu'il distribue le sourire gracieux et marqué, qu'il adresse des paroles entendues qui enflent de joie et de contentement ceux qui les reçoivent. Le petit mot à l'oreille devient le comble de la faveur suprême et l'on considère avec envie celui qui vient d'en être honoré..... Monseigneur continue le dialogue intéressant, coupé par une infinité de coupsd'œil particuliers, poursuit ce jeu encore une demi-heure, fait définitivement le tour du cercle, tourne négligemment

la tête vers son cabinet; voilà le dernier coup de théâtre. Le cercle s'ouvre avec docilité; c'est une adresse d'avoir su s'emparer de la porte, mais Monseigneur, plus fin, adresse la dernière parole à celui qu'il aperçoit dans un coin, comme dernière preuve d'une attention universelle. A un certain geste, son cabinet s'ouvre, il rentre, le voilà éclipsé'. » On pourra revenir dans quinze jours, et, parmi la foule dépitée qui s'écoule lentement, avec une sorte de solennité, Mercier seul garde un visage serein, car, seul, il s'est diverti et un soupçon de malice erre encore au coin de ses lèvres.

VII

Pour un furet de cet appétit, Paris tient en réserve deux postes d'élection, où chaque minute est féconde en trouvailles c'est le Palais-Royal surtout, et aussi le Jardin des Tuileries. A l'un et à l'autre, en effet, non content de la place qu'il leur garde dans son Tableau, Mercier a consacré deux relations particulières qui sont comme

1. v, 31-36, passim.

2

2. Les Entretiens du Palais-Royal de Paris, par M. Mercier, Paris, Buisson, 1786. Les Entretiens du Jardin des Tuileries de Paris, par M. Mercier, auteur des Entretiens du Palais-Royal de Paris. Paris, Buisson, 1788. Le premier de ces ouvrages parut d'abord en deux volumes et certainement anonyme, car l'Année Littéraire (1786, vi, 89-95) n'en désigne pas l'auteur et elle met dans ses appréciations plus de condescendance que Mercier n'en eût pu attendre de sa part. Le Journal de Paris (10 juillet 1786), moins favorable, ne paraît pas mieux instruit. Comment, sans cela, aurait-on omis un nom qui avait fait quelque bruit? En tout cas, il ne put tarder à être connu. Il figure en toutes lettres à la première page de chacun de ces petits livres dans les exemplaires que j'ai sous les yeux. Voilà qui interdit, pour celui-ci comme pour celui-là, toute autre attribution et c'est donc à tort que Joseph Lavallée, par exemple, a été mis en cause, comme on le voit dans la Bibliographie parisienne de M. P. Lacombe.

S'ensuit-il que le signataire déclaré soit, de toute évidence, notre Sébastien Mercier? Il pourrait y avoir matière à quelque doute, on doit l'avouer. D'abord, pourquoi les Entretiens des Tuileries s'annoncentils comme l'œuvre de M. Mercier, auteur des Entretiens du PalaisRoyal? Que signifie le rappel de cet unique écrit, à l'exclusion de tant d'autres, plus renommés et qui, d'ailleurs, ne sont, ni dans les premiers, ni dans les seconds, l'objet d'aucune allusion. Puis, il est question dans les E. du P. R. d'un séjour à Bologne (p. 128), dans les E. des T. d'un voyage en Pologne (p. 41), d'un entretien avec l'impératrice Marie-Thérèse (p. 130), dont il faudrait alors qu'aucune autre trace dans

le résumé des campagnes qu'il y a faites et le recueil des propos qu'il y a entendus. Le Palais-Royal, surtout, lui tient au cœur : c'est là qu'au sortir du collège, cinq ou six amis et lui avaient formé ensemble une petite académie juvénile où les paroles n'étaient guère timides; c'est là qu'il s'était, jusqu'au vertige, enivré du délice de discuter intarissablement sur tout sujet; et c'est là enfin qu'il avait commencé, nous dit-il, de se montrer hérétique en littérature. De tels souvenirs ne s'oublient pas et ils suffiraient à Mercier pour garder un fond de tendresse à l'endroit qui les évoque.

Ce Palais-Royal est habité par une étrange population où agioteurs et libertins se confondent; le luxe n'est nulle part si insolent et la pudeur nulle part autant en danger de rougir; on y voit de tristes figures de « jeunes débauchés au teint pâle, à la mine suffisante, au maintien impertinent et qui s'annoncent par le bruit des breloques de leurs deux montres »; on entend sous les galeries réciter tout haut << les vers de l'infâme Pucelle », et, passé cinq heures du soir,

la vie de Mercier ne nous fût restée. Et c'est là, je l'avoue, la difficulté la plus grave; car le supposer de les avoir tout bonnement inventés ne s'accorde pas trop avec sa manière.

Mais, d'autre part, il me paraît y avoir en sa faveur des présomptions bien plus fortes. Le Tableau de Paris étant dans sa plus grande célébrité, deux ouvrages, qui ne laissent point par leur nature d'y toucher d'assez près, paraissent sous le nom de Mercier. Supercherie ou homonymie, voilà qui ne pouvait manquer d'appeler rapprochements, conjectures, réclamations, explications. Il en eût subsisté quelque chose dans la presse du temps. Comme on n'y aperçoit rien de semblable, le plus simple est de penser qu'il n'y a eu lieu, en effet, à aucune querelle d'identité sur l'auteur des deux séries d'Entretiens, celui-ci étant la même personne que l'auteur du Tableau. Et je ne parle pas d'autres raisons qui ont une solidité singulière. En bien des passages des Entretiens, on reconnait non seulement nombre de traits propres à l'optimisme jovial, à l'humeur aimable et réjouie de notre philosophe, mais l'accent même de ses imprécations contre la tragédie (« N'est-il pas ridicule d'aller chercher des morts de deux mille ans pour nous arracher des pleurs? » E. du P. R., p. 142), et le ton de religieuse inspiration qui règne dans quelques-uns des endroits les plus remarquables de l'An 2440 (V. plus haut, au chapitre 1, le passage cité des E. du P. R., p. 139: « Autant de germes endormis que la Providence tirera du sommeil au moment précis qu'ils doivent éclore »). J'en conclus avec une sorte de certitude que les Entretiens du Palais-Royal et ceux des Tuileries peuvent à bon droit passer pour des œuvres authentiques de Sébastien Mercier.

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