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stances ne lui représentaient que le caractère honorable. Entre les nations de l'Europe, la France était alors la plus forte, la plus peuplée et la plus compacte. Obéissant à la vocation magnanime de leur race, quand les fils les plus éclairés de ce noble pays parlaient d'union entre les peuples, quand ils aspiraient à la paix perpétuelle, ce qu'on aperçoit dans leur langage, c'est la volonté d'octroyer un magnifique bienfait, ce n'est point la honteuse pensée de forfaire à la communion nationale. Gens de lettres et philosophes, moins de trente ans après, tous, à l'envi, en devaient témoigner; et nulle voix, plus que celle de Mercier, je tiens à le dire dès maintenant, ne vibra d'une patriotique émotion.

VI

L'histoire peut, à la rigueur, déposer en faveur de la bonté des hommes et de leurs titres à la félicité; quand on s'y prend bien, elle a de ces complaisances, et les écrivains du xvIIIe siècle, pour leur part, s'entendaient comme personne à tirer d'elle tout ce qu'ils voulaient. A ces flatteuses croyances combien toutefois la fiction offre un asile plus commode et plus vaste! C'est là que Mercier devait déployer à l'aise tous les transports de sa généreuse, de son indomptable imagination, et, sans tarder davantage, il publia coup sur coup L'Homme sauvage1, Les Songes philosophiques3, Les Contes moraux3.

On proclame que nous sommes bons par essence et destinés au bonheur : d'où vient donc tant de vice et tant de misère? Si l'on réussit à établir que nous n'errons que pour avoir fait fausse route, que la civilisation nous a perdus, que les races qui en sont exemptes possèdent les vertus humaines à l'état de pureté et savent être heureuses, la doctrine est bien près d'avoir gain de cause. Aussi jamais n'avait-on autant invoqué l'exemple des sauvages, jamais

1. 1767.

2. 1768. 3. 17€9.

aussi n'en avait-on parlé si peu pertinemment il fallait s'en faire des auxiliaires à tout prix. Le procédé était bien simple d'ailleurs : « Il avait écouté la voix de son cœur qui était généreux, et son cœur lui avait assuré que l'homme est né bon : ainsi il avait jeté le caractère de tous les hommes dans un même moule, et après leur avoir prêté toutes les idées de la raison exercée, il s'était applaudi de l'heureux plan de son admirable système1. » Ces paroles

1. L'Homme sauvage, Neuchâtel, 1784, p. 4. S'il fallait en croire Quérard qui ne fait d'ailleurs que copier la France littéraire d'Ersch, cet ouvrage appartiendrait, en réalité, à l'Allemand Pfeil, et Mercier l'aurait seulement mis en français. Que faut-il penser de cette assertion? Histoire traduite, dit la première édition de L'Homme sauvage. Mais personne ne s'y trompa. Discutant les idées qu'il y rencontre, Grimm ne met pas un instant en doute qu'elles soient imputables à Mercier (Corr. litt., VII, 299). Quand on avait quelques propositions hardies à faire passer, c'était l'usage, chacun le savait, de s'en donner, non pour l'auteur mais pour le truchement. Izerben s'était présenté sous le couvert de la même fiction. Veut-on que cette fois Mercier ait usé de supercherie? Jamais il ne s'en est rendu coupable. Nous verrons plus loin combien il s'est loyalement expliqué sur l'origine de ceux de ses drames qu'il avait tirés d'un fonds étranger. De même, quand il voudra, en 1789, faire passer en notre langue un roman allemand l'Alcibiade de Meissner, il le déclarera expressément. Pour L'Homme Sauvage rien de semblable, mais la plus nette revendication d'originalité. Quand on le réimprime à Neuchâtel, sous ses yeux, en 1784, une brève notice apprend au lecteur que ce livre est « un roman de M. Mercier, ouvrage de sa jeunesse ». On a prétendu que plus tard il s'était flatté d'y voir comme un prototype d'Atala (Mercieriana, p. 85). D'où il suit qu'il réclamait pour son invention propre, comparée à celle de Chateaubriand, le mérite de la priorité. Objectera-t-on que peut-être il avait pris avec le texte primitif assez de libertés pour croire à une légitime appropriation ? De fait, il devait un jour, et en vertu justement de ce motif, se faire un mérite tout personnel de certain autre roman, Jezennemours, où l'on reconnut l'inspiration manifeste de Wieland. Mais, à l'égard de L'Homme Sauvage, bien loin qu'on ait la ressource du même argument, c'est l'ombre même d'une présomption qui échappe. Car où est-il enfin ce prétendu original? Plusieurs auteurs du nom de Pfeil ont écrit, qui sur la religion, qui sur l'histoire, qui sur l'exploitation des forêts. Sous le noin d'aucun, on ne voit, dans les bibliographes allemands, l'énoncé d'aucun écrit qui accuse la plus lointaine analogie avec celui dont Mercier aurait été l'usurpateur. Et eût-on pris enfin, comme nous savons qu'on le fit (France littéraire d'Ersch. Hambourg, Hoffmann, 1798), la peine de le traduire dans la même langue d'où il serait censé provenir? En voilà, je suppose, assez pour restituer à Mercier son plein droit de propriété et pour compter L'Homme Sauvage au nombre de ses œuvres authentiques.

appliquées par Mercier à un personnage supposé caractérisent parfaitement et sa propre erreur, et surtout celle de son maître Rousseau que sa conception de la nature primitive avait conduit on sait à quelles étranges conséquences.

car

Comme Rousseau, Mercier a son siège fait. Il pense que <«<le Juge incorruptible qu'on ne trompe point » réside dans le cœur de l'homme primitif; il estime qu'il ne faut pas d'arguments pour adorer, pas de livres pour être juste et bon, pas d'études pour apprendre la générosité et la compassion. Il en résulte que son jeune sauvage grandissant, non pas même dans une tribu, mais en pleine solitude, loin de tout contact humain, dans la seule société de sa famille et d'un vieux compagnon, en tout quatre personnes, nourri par un père qui ne se permet ni conseil, ni reproche, afin de ne pas contrarier la bonne et simple nature, << tout ce qu'elle fait est bien fait, » il en résulte que cet enfant, scrupuleusement laissé à lui-même, gagne chaque jour en vertu autant qu'en force physique, par le seul effet de la croissance. Aucune contrainte ne lui étant opposée, ses désirs ont pour mesure ses besoins : il ignore la convoitise, la ruse, la dissimulation et le repentir. Son cœur s'éveille à la tendresse pour ceux qui l'environnent. La nature opérant son œuvre, l'amour le possède, et comme les barrières imaginées par la société sont loin d'eux, l'amour, en même temps que lui, réduit à ses lois sa jeune sœur, lui Daphnis, elle Chloé, tous deux menés droit au but par leur instinct, car il leur faut bien se passer d'une intervention officieuse. Ils vivent en pleine idylle dans l'innocence, la paix et la joie du cœur.

Mais la raison aussi a son heure de puberté. Confusément la notion de la cause suprême commence d'y poindre; quand le moment est venu, elle éclate éblouissante : le père du jeune sauvage recommence à son intention la profession de foi du vicaire savoyard, et, par la seule vertu de ses lumières innées, le nourrisson de la bonne nature se trouve métaphysicien. Écoutez-le plutôt': «Ma raison avait remonté sans peine à une première cause éternelle, infinie. Dès qu'elle éclaira mon entendement, je fus facilement et

1. L'Homme sauvage, p. 87.

parfaitement convaincu de cette grande vérité : elle me parut évidente et nécessaire. J'aperçus de même le rapport sensible des êtres créés; toutes les créatures correspondaient entre elles sous la main du Dieu unique; la nature était vivante sous l'œil d'un Dieu vivant; j'étais moi-même une portion animée d'un souffle divin, enveloppée dans une masse terrestre, et je disais dans ma pensée : « Tu ne périras point; tu vivras toujours avec l'unité sublime, avec l'harmonie éternelle. »

Oui, telles étaient les réflexions de théologie familière1 que le xvшe siècle jugeait spontanément infuses dans la cervelle d'un sauvage. Tant d'ingénuité désarme la critique on se demande de quel impénétrable tissu étaient bandés des yeux qui se prétendaient si grands ouverts sur la nature et l'humanité. La facile et sobre satisfaction des besoins physiques, le contentement, la liberté, l'amour, l'enthousiasme religieux, voilà donc le sort de l'homme hors de la société 2. A cette heureuse créature un Européen, survenu par hasard, communique les passions qui nous tourmentent curiosité, ambition, inquiétude, désir du changement. On abandonne le désert si fortuné et on tombe en proie à l'adversité qui ne lâche plus prise. Conclusion: Pour le bien du genre humain, la vie sauvage vaut mieux que la vie civilisée?

Effectivement Mercier avait commencé par le croire. Écoutons-le lui-même : « A dix-huit ans, quand j'étais plein de force, de santé et de courage, je goûtais beaucoup le système de Jean-Jacques Rousseau; je me promenais

1. C'est par là pourtant, d'après le témoignage de Grimm, que le livre eut quelque succès. « Ce roman, écrit-il, a fait un peu de sensation, parce que le déisme y est fortement prêché. Il a été imprimé avec approbation, et, quelques jours après sa publication, il a été défendu. » Sur quoi l'aigre critique malmène Mercier à son ordinaire. Corr. litt., VII, 299.

2. Le vice essentiel d'une semblable conception est finement démêlé par le Journal de Neuchâtel. Après avoir loué l'agrément du livre, le critique ajoute : « Il est bien difficile à des hommes civilisés, comme M. Mercier et moi, de deviner au juste les vrais sentiments d'un homme sauvage, et je crains que ce trop beau sujet ne soit à peu près impossible à bien traiter...... Je ne vois dans Zidzem (le héros du roman) qu'un bon et honnête Européen qui fait tous ses efforts pour être sauvage » Journ. de Neuchâtel, 15 juin 1784, p. 439.

en idée dans une forêt, seul avec mes propres forces, sans maître et sans esclaves, pourvoyant à tous mes besoins. Le gland des chênes, les racines et les herbes ne me paraissaient pas une mauvaise nourriture. L'extrême appétit me rendait tous les végétaux également savoureux. Je n'avais pas peur des frimas; j'aurais bravé, je crois, les horreurs du Canada et du Groënland; la chaleur de mon sang rejetait les couvertures. » Par la grâce d'un tel destin, se disait-il, « libre dans mes penchants, je leur obéirais sans offenser les lois, et je serais heureux sans nuire ni à l'avarice ni à l'orgueil d'aucun être. »

Voilà donc comme il pensait, mais il se ravisa. « Quand cette première fougue du tempérament fut ralentie, quand, familiarisé à vingt-sept ans avec les maladies, avec les hommes et encore plus avec les livres, j'eus plusieurs sortes d'idées, de plaisirs et de douleurs, quand j'appris à connaître les privations et les jouissances, plus faible d'imagination parce que je l'avais enrichie et amollie par les arts, je trouvai le système de Jean-Jacques moins délectable; je vis qu'il était plus commode d'avoir du pain avec une petite pièce d'argent que de faire des chasses de cent lieues pour attraper du gibier; je sus bon gré à l'homme qui me faisait un habit, à celui qui me voiturait à la campagne, au cuisinier qui me faisait manger un peu par delà le premier appétit, à l'auteur qui avait fait une pièce de théâtre qui me faisait pleurer, à l'architecte qui avait bâti la maison commode où je trouvais bon feu dans l'hiver et des hommes agréables qui m'enseignaient mille choses que j'ignorais1»>.

Nous tenons ici un aveu qui est de la plus grande conséquence pour l'histoire morale de Mercier. Il nous conte comment il a retrouvé la pente de sa propre nature. Rousseau l'a subjugué et lui demeurera toujours cher, mais la fidélité de cœur qu'il garde à ce maître d'élection cessera désormais d'être littérale. Mercier s'est révélé à lui-même tel qu'il est, un civilisé jusque dans les moelles, tel qu'il se manifestera par toutes ses œuvres capitales et tel qu'il se trahira toujours même en ses heures moroses. Or, date initiale de cette grande dissidence, de l'affranchissement qui le restitue à lui-même, il nous la donne également.

1. T. de P., 1, 24-26.

ême A

la

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