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Gargantua. « Quiconque, prononce-t-il, a lu Rabelais et n'y a vu qu'un bouffon, est un sot, s'appelât-il Voltaire1. » Il fait ses délices de Montaigne et le cite en maint passage de ses livres. Tout ce qui est franc d'accent, tout ce qui trahit le premier jet, le prime saut de la pensée, tout ce qui part des entrailles a sur lui une puissance d'attraction singulière; et lui-même, on l'a vu plus haut, nous a confessé l'intérêt passionné qu'il avait pris aux Mémoires de Retz, la tendresse de cœur qu'il avait vouée à La Fontaine. Que, dans sa pétulante impatience des opinions reçues, son goût ait été sujet à errer, nous avons eu déjà trop d'occasions de l'apercevoir, et peu importe, au surplus. Il ne nous donne pas moins le spectacle d'une intelligence avide d'étendre ses objets de connaissance et ses éléments de comparaison, jalouse de sentir, de juger par soi-même, ouverte par avance à bien des opinions grosses d'avenir. C'est par un tour assez inattendu et que nous n'eussions guère imaginé, par la volonté de livrer la pensée humaine aux seules directions de la morale qu'il avait tiré de tutelle son propre jugement et rompu si fièrement avec les rhétoriques et les poétiques. Mais le fait est qu'il y a gagné une indépendance et une fécondité de vues critiques qui devançaient les temps; et de tant de côtés différents où cet esprit toujours en travail a porté sa fougue, il n'en est guère où il n'ait laissé, au regard de la postérité, quelque hardi sillon de précurseur.

IX

Il en usait avec les vivants comme avec les morts: peu enclin à la dévotion envers les gloires réputées authentiques, s'il n'en avait, à sa guise, vérifié les titres, il ne balançait point, en revanche, à célébrer très haut les génies non encore consacrés, les nouveaux venus envers qui l'opinion lui semblait trop lente à se déclarer, trop chiche de ses faveurs. Il y en eut un, surtout, dont Mercier épousa les intérêts et servit la renommée avec la plus persévérante résolution, un écrivain bizarre, venu d'un petit village de Bourgogne à Paris, où il travaillait de son état d'imprimeur, 1. T. de P., Iv, 237.

partageant une existence bien chétive entre les romans innombrables qu'il vivait et racontait tour à tour, amoureux à l'état chronique et toujours assaisonnant d'attendrissements vertueux des passions dont il lui a fallu tenir registre pour n'en point ignorer le compte; avec cela, rêvant, à l'égal de ses contemporains, la rénovation et la félicité universelles, se mêlant de philosopher sur la société et sur la nature, sur la condition humaine et sur le rôle de la femme, sur le théâtre et sur la prostitution, par dessus tout écrivant, sans lettres, sous la dictée de son seul démon, des histoires de la vie réelle, de la vie populaire, toutes trempées de sentiment.

Restif de la Bretonne n'avait encore qu'une demi-réputation, équivoque et louche comme devait l'être pour lui en fin de compte la renommée posthume, lorsque parut, à la fin de 1775, son fameux roman, le Paysan perverti, qui fit assez de sensation pour que les uns l'attribuassent à Diderot, les autres à Beaumarchais. Meister, qui ne dissimule pas ses répugnances, le qualifie néanmoins « d'ouvrage infiniment original.» «< Plein d'invraisemblances, de mauvais goût, souvent du plus mauvais ton, ce livre promène l'esprit sur les scènes de la vie les plus viles, les plus dégoûtantes, et cependant il attache, il entraîne. On peut le jeter avec indignation après en avoir lu quelques pages; mais, si la curiosité l'emporte sur ce premier mouvement, on continue à le lire, on s'y intéresse, on a beau reprendre quelquefois de l'humeur, il n'y a plus moyen de s'en dépêtrer, il faut le finir. » Et les termes de la conclusion sont pour étonner à bon droit qui connaît les méprisantes sévérités du critique: « En désirant que le pinceau de l'auteur eût été plus modeste, l'ordonnance de sa composition plus régulière et surtout le choix de ses personnages moins bas, nous l'avouerons, il y a longtemps que nous n'avons point lu d'ouvrage français où nous ayons trouvé plus d'esprit, d'invention et de génie. Où le génie va-t-il donc se nicher'?» A l'air de l'éloge, on sent toutefois ce qu'il a de contraint. De fait, il y eut, dans ce succès, une part de scandale, et qui n'y nuisit point. Meister attend peu, pour les mœurs, de tableaux soi-disant moraux où les pas

1. Corr. litt., x1, 160, 161.

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sions les moins retenues jouent un personnage si propre à échauffer l'esprit du lecteur.

Mais quoi! ce sont ces intentions morales dont Mercier n'a garde de douter. Rien de si conforme que le sujet de ce livre aux leçons que lui-même juge les plus salutaires pour la conscience. Le voici, tel que la Correspondance littéraire l'a, en quelques lignes, fort exactement résumé. « C'est l'histoire d'un jeune homme élevé dans l'innocence des mœurs champêtres qui, séduit par tous les penchants que les plaisirs de la ville peuvent exciter dans une âme faible et sensible, entraîné par l'exemple et les conseils d'un libertin, parcourt successivement tous les degrés du vice et de la corruption et finit par éprouver tous les malheurs qui en sont la suite. Ce qui contraste très ingénieusement avec ce tableau, c'est celui d'une jeune fille, née, élevée dans l'avilissement de la débauche, mais qui, ne s'y étant livrée que parce qu'elle n'avait jamais connu d'autre manière d'être, est bientôt rappelée aux sentiments les plus honnêtes par une circonstance imprévue qui la jette tout à coup dans une société où elle se trouve à portée de prendre une idée de mœurs et de décence qu'elle n'avait pu deviner jusqu'alors 1. »

N'y avait-t-il pas là, en effet, de quoi ravir la sensibilité de Mercier? Le Journal des Dames retentit de ses louanges. << Peu de têtes, aujourd'hui, sont en état de concevoir, de tracer, de soutenir et d'exécuter un ouvrage de cette force, Il a de l'étendue, des caractères, de l'action, du mouvement, un aspect moral sous une forme quelquefois hideuse, enfin une grande hardiesse de pinceau.... Tout le monde l'a voulu lire et le plus grand nombre y a trouvé des peintures frappantes, des caractères fièrement dessinés, une connaissance profonde des mœurs de la capitale vue dans une certaine classe d'hommes, une énergie effrayante dans plusieurs tableaux de corruption et de crimes, des détails qui supposent dans l'auteur beaucoup d'imagination *. » A la vérité, lui-même, qui n'avait pas le goût timoré, ne se défendit pas, au début, de quelque malaise. « Il y a des traits de vérité et de génie, mais il n'épargne pas assez les couleurs, il les accumule et quelquefois elles sont si forte1. Corr. litt., xi, 161.

2. Cité par P. Lacroix, Bibliographie de Restif de la Bretonne, Paris, Fontaine, 1875, p. 128.

ment, si durement exprimées que l'œil s'en épouvante'. » Bien qu'on lût le Paysan Perverti et qu'on en parlât, il s'en fallait néanmoins que les critiques de profession atteignissent au degré d'enthousiasme de Mercier. Lui tint bon, et, revenant quelques années après, dans un chapitre du Tableau de Paris, sur cet audacieux ouvrage et son auteur, il redoubla d'éloges pour « ces compositions vastes, morales et attachantes qui caractérisent les ouvrages de l'abbé Prévost et de son heureux rival, M. Restif de la Bretonne ». « Le silence absolu des littérateurs sur ce roman plein de vie et d'expression et dont si peu d'entre eux sont capables d'avoir conçu le plan et formé l'exécution, a bien droit de nous étonner et nous engage à déposer ici nos plaintes sur l'injustice ou l'insensibilité de la plupart des gens de lettres, qui n'admirent que de petites beautés froides et conventionnelles et ne savent plus reconnaître ou avouer les traits les plus frappants et les plus vigoureux d'une imagination forte et pittoresque3. »>

On verra plus loin comment les témoignages non équivoques d'un zèle si ardent amenèrent entre les deux hommes une liaison dont nous aurons lieu de nous occuper. Pas plus en action qu'en parole, Mercier ne devait démentir ses principes.

Un ouvrage comme le Paysan Perverti devait le flatter pour beaucoup de raisons. D'abord il confirmait ses idées sur le roman, sur le mérite et l'intérêt dont ce genre est susceptible; puis il répondait à ses théories morales. Quoi que l'on puisse penser du profit à retirer de ce récit, il était bien un exemple de ce que notre philosophe regardait, en littérature, comme utile aux mœurs. On n'y badinait pas avec les principes. La vertu y était peinte. justement comme il l'entendait, une sensibilité toute chaude, 'toute vibrante, et prise à sa vraie source, la simplicité de la vie champêtre. On la voyait égarée, corrompue par les mauvaises compagnies, les conseils et les pratiques de l'athéisme et du libertinage: spectacle fait pour inspirer

1. lbid.

2. Reproche injuste. Si la Correspondance littéraire, à la vérité, n'était pas destinée au public, ni Fréron, ni La Harpe, en revanche, n'avaient, dans leurs feuilles, omis d'en faire mention.

3. T. de P., III, 120.

une horreur salutaire aux lecteurs gens de bien. Et c'est du cœur enfin que venait aussi le salut, du cœur ému de repentir et purifié dans les larmes. Ce livre où l'on ne rit pas, où l'on ne raille pas, où les choses s'appellent par leur nom, où l'on ne tente entre le mal et le bien aucune confusion dans le goût des beaux esprits, ce livre, à sa manière une œuvre de foi, prenait Mercier au plus sensible de ses propres croyances; et si l'on ajoute qu'il représentait des gens du peuple et des mœurs réelles, qu'il était vierge de toute inspiration littéraire, on peut le regarder comme une illustration précise des opinions et des sentiments que nous lui connaissons.

X

Vers ce temps, il publia lui-même, sous le titre de Jezennemours', un roman qui, à la vérité, ressemblait assez peu à celui de Restif et rangeait plutôt son auteur dans la lignée de Prévost.

Bâtard d'un jésuite, Jezennemours ignore ses parents, et ce double malheur voue ses jeunes années à l'ignorance et à la compression. Son père, qui ne l'a point perdu de vue, le fait élever dans une dure discipline par un curé de campagne et le prend ensuite, sans se découvrir à lui, dans le collège qu'il dirige à Strasbourg. On l'y forme à la terreur de l'enfer et au zèle de la Compagnie, où son salut veut qu'il entre. Voilà une âme tenue dans la contrainte, l'erreur et le fanatisme. Mais, en dépit de ces principes de mort, Jezennemours devient homme par l'esprit, le jour où les Mondes de Fontenelle, la Loi naturelle, la Henriade et le Mahomet de Voltaire lui tombent par hasard sous la main. Il devient homme par le cœur, à la rencontre d'une jeune fille qu'il aime éperdument dès le premier regard. Du même coup, elle aussi lui a donné son âme. Elle est luthérienne, mais elle a toute les vertus. C'en est fait : les lumières de la tolérance se sont deux fois révélées à Jezennemours; les prestiges dont on l'a environné se dissipent. Il ne sera pas jé

1. Neuchâtel (Paris), Durand, 1776, 2 vol., réimprimé en 1786 sous le titre de Histoire d'une jeune luthérienne.

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