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place de l'École, et ces deux chambres servaient à toutes fins, à manger et à dormir. Peu de meubles, au reste, et fort communs. Je n'y vois, en fait de table, qu'une table de jeu. Quant à la cuisine, c'était une petite soupente, pratiquée dans l'escalier.

Telle nous apparaît la demeure de Mercier. Elle ne laisse pas d'avoir sa signification. Comme l'état civil de ses habitants, elle est mitoyenne entre deux degrés du Tiers. L'aisance montante y amène quelque superftu, mais la frugalité originelle s'y marque encore par la pénurie du nécessaire. Jetant ses assises en plein terroir de peuple, atteignant du faîte à mi-côte de la bourgeoisie, c'était au demeurant un bon observatoire pour apprendre à regarder Paris que cette vieille maison du quai de l'École où s'écoula l'enfance du futur auteur du Tableau.

Sur le foyer de famille où il grandit nous avons fort peu de renseignements. De sa mère1, qui l'avait laissé orphelin à trois ans, il est naturel que la trace soit perdue, mais le fourbisseur vécut jusqu'au 19 mars 1769. Des actes notariés nous apprennent qu'ayant encore repris femme, il donna à ses deux fils une belle-mère, Charlotte Spol, et une sœur consanguine, Anne-Charlotte. Ni de l'une ni de l'autre, Sébastien ne dit mot nulle part; à son père lui même c'est à peine s'il fait allusion. Un tel silence gardé sur les siens a lieu de nous surprendre. Il ne saurait être le fait d'une pudique réserve chez un homme qui, toute sa vie, a cédé à la démangeaison de consigner dans des articles de journaux, des préfaces, des chapitres du Tableau de Paris, des notes mises au bas des pages de ses livres, une foule de détails personnels et souvent sans rapport avec l'objet de ses écrits. C'est même à ce penchant indiscret que le biographe doit les principales contributions à l'histoire de sa vie.

Mais sur l'intérieur du logis paternel rien ne transpire. Tout ce que nous savons de ses sentiments de famille, c'est qu'une tendre amitié l'unit à son frère Charles-André. Dans la dédicace qu'il lui fit en 1773 de son Nouvel Essai sur l'Art dramatique, il exhale ses sentiments avec l'emphase

1. Un portrait, d'auteur inconnu, que possède M. Roger Duca, nous a conservé les traits de sa trisaïeule. C'est une jolie physionomie, gracieuse et touchante. Les beaux atours, ceux qui figurent dans l'inventaire, sembleraient, je le répète, annoncer une condition plus relevée.

la plus chaleureuse : « Ce n'est pas d'aujourd'hui que j'ai dit et pensé combien il m'était doux d'avoir rencontré l'ami véritable dans l'ami que la nature m'avait donné : ce n'est pas d'aujourd'hui que j'ai remercié le Ciel de m'avoir choisi un frère tel que toi. » Et il ajoute, ce qui tend à prouver que Charles-André n'était pas, lui non plus, dénué de lettres : « Je te dédie ce nouvel ouvrage où je me flatte avec une joie secrète que tu retrouveras plusieurs de tes idées..... pour qu'il atteste à nos descendants combien nous nous sommes aimés et qu'il les invite à s'aimer comme nous. » Sur quoi, son imagination prenant le galop comme elle avait coutume, il termine de cette façon triomphante : « Notre exemple étouffera peut-être un premier levain de discorde prêt à fermenter1. » Plus tard, après la révolution, on retrouve, d'ailleurs, les témoignages de cette amitié toujours fidèle dans plusieurs lettres que Sébastien reçut de son frère au cours d'une longue séparation. J'aurai à y revenir.

Par lui-même, Charles-André a fait peu de bruit. Nous savons qu'il tint l'hôtel des Trois Villes, rue de Tournon, qui prit le nom d'hôtel de l'Empereur Joseph II, après le séjour de ce souverain en 1777'. On le voit, en outre, dans un acte de 1789, paré du titre bizarre de secrétaire de la société littéraire d'Anspach.

Tel que nous le dépeignent quelques anecdotes recueillies par lui-même, Sébastien Mercier fut, dès ses premières années, vif, pétulant, enclin à l'observation et à l'irrévérence.

Déjà grisonnant quant il rappelait avec une malice complaisante ses espiègleries d'écolier, certainement il devait s'en applaudir comme du premier éveil de son humeur frondeuse. Afin de lui donner une éducation brillante rien n'avait été négligé. M. Cupis, le père de la fameuse Camargo, fut son maître à danser. « Lorsqu'il vint, raconte Mercier, pour me donner la première leçon de menuet, il avait soixante ans, j'en avais dix, j'étais aussi haut que lui. Il tira de sa poche un petit violon dit pochette, m'étendit les bras, me fit plier le jarret; mais au lieu de m'apprendre à danser, il m'apprit à rire je ne pouvais regarder les petits yeux de M. Cupis,

1. Du Théâtre ou Nouvel Essai sur l'Art dramatique. Amsterdam, 1773. Épître à mon frère, p. 11, Iv.

2. Tableau de Paris, édition abrégée publiée par G. Desnoiresterres. Pagnerre et Lecou, 1853, Notice préliminaire, p. vi.

sa perruque, sa veste qui lui descendait jusqu'aux genoux, son habit de velours ciselé, je ne pouvais entendre ses exhortations burlesques pour faire de moi un danseur, accompagnées de ses soixante années de danse magistrale sans une dilatation de la rate. Jamais il ne vint à bout de me faire obéir à son aigre violon; j'étais toujours tenté de lui sauter par dessus la tête. Le soir, je faisais à mes camarades la description de M. Cupis de pied en cap; sans lui, je n'aurais pas été descripteur : il développa en moi le germe qui depuis a fait le Tableau de Paris. Il me fallut peindre sa physionomie grotesque, ses bras courts, sa tête pointue; et depuis ce temps-là, je me suis amusé à décrire1. »

Il ne trace pas avec moins de verve le portrait de son premier maître de pension, celui qui lui apprit à écrire et lui fit commencer le latin. « Le père Toquet 2, comme il l'appelle, était un homme d'une taille moyenne, d'une ronde corpulence. perruque à trois marteaux, redingote de ratine écarlate à boutons d'or, culotte de velours noir, marchant la tête penchée sur l'épaule gauche, une longue canne à la main, parlant fréquemment seul avec lui-même, souriant, menaçant, interrogeant son ombre, quand la nuit il s'interposait entre le mur de sa classe et la lumière, puis s'interrompant brusquement au milieu de ses risibles soliloques, pour saisir au collet, déculotter et fustiger à grands tours de bras l'innocent espiègle qui le singeait pour apprêter à rire à ses camarades. » Cet innocent espiègle, ne serait-ce point lui-même qui parle ici? Il y a fort appa

rence.

Ah! ce n'est plus au digne M. Cupis qu'on avait affaire, mais, en dépit du risque à courir, le démon de la turbulence était le plus fort. Écoutons-le encore. Comme le père Toquet « réservait ses exécutions sanglantes pour le samedi, jour de la récitation de l'Évangile, l'attente de ce jour de désolation ne nous empêchait pas de nous gaudir dans les intervalles qu'il donnait à ses distractions mentales. Nous profitions encore de son sommeil (car il dormait souvent et

1. Tableau de Paris, Amsterdam, 1788. xII, 226.

2. Le Parnasse Saint-Jacques, pluviôse an IX. C'est le titre d'un article de journal fort curieux, retrouvé, avec une foule d'autres, parmi les papiers de M. Duca. Je n'ai pu découvrir s'il a été publié, ni dans quelle feuille.

toujours sa poignée de verges sous le bras) pour fourrer adroitement dans les boucles de sa perruque de petits pétards à l'esprit de vin. Le plus hardi mettait le feu. Il y en avait aussi à toutes les chandelles, et les pétards, partant à la fois, les éteignaient en même temps. Le lion se réveillait en sursaut; les artificiers, rassurés par l'obscurité, riaient de sa frayeur, mais tremblaient bientôt à leur tour ». Mercier pourtant ne lui garda pas une rancune personnelle. Il se plaît à nous le peindre honnête homme et bienfaisant. Il aimait aussi à l'entendre chanter. Toquet faisait résonner sa belle voix au lutrin de Saint-Germainl'Auxerrois, et quand après souper il s'exerçait tout seul et sans lumière dans la salle d'étude solitaire, à côté, dans le réfectoire, ses élèves retenaient leur souffle pour l'écouter. Il se peut bien que le jeune Sébastien ait contracté là le goût de la musique qui ne le quitta jamais.

Mais si, en somme, sa mémoire est clémente au maître, il garde encore, lui sexagénaire, un ressentiment tenace contre le régime des collèges et pensions, « véritables châtelets de l'enfance ». A la date où il écrivait, ces châtelets n'existaient plus; la révolution avait tout démantelé, et il trépignait d'aise sur leurs ruines. On s'attachait, paraît-il, à instruire en la divertissant la première génération d'écoliers du XIXe siècle, et Mercier accorde peut-être trop de confiance à ce mode de pédagogie. « Nous ne fûmes pas si heureux, s'écrie-t-il, nous autres grands enfants..... Entassés les uns sur les autres dans des chambres étroites, obscures, sans air, il ne nous était pas permis de souffler, de remuer, de détourner les yeux de dessus notre livre ; à la voix du docteur A.b.c., tous nos petits membres frissonnaient. Le martinet était suspendu sur nos têtes. Nous ne savions articuler que le cri de la douleur..... Qui a vu une pension, a vu toutes les autres. Dans toutes, les enfants apprenaient à perdre le temps, brûlaient, pour s'amuser, leurs dictionnaires, dont les feuilles, conservant encore leur forme après la combustion, montaient au plancher toutes semées d'étoiles serpentantes. Dans toutes, ils se laissaient voler leurs chapeaux, déchirer leurs habits, s'ennuyaient de leur captivité, maudissaient leurs ignares et décourageants précepteurs, se communiquaient les éléments du vice, rongeaient des os en guise de viande au réfectoire, pour

complaire à l'avare maîtresse, qui avait, comme le maître aussi, sa poignée de verges et les renouvelait plus souvent1». La page est digne de figurer parmi les mieux venues du Tableau.

Aux termes des statuts de 1733', il était enjoint aux maîtres de pension de conduire leurs élèves, passé l'âge de neuf ans, aux collèges de l'Université. Mercier eut donc d'autres éducateurs que le père l'oquet. « Levé à six heures du matin en hiver, le bras trop court pour embrasser ses dictionnaires grec et latin »>, nous le voyons traverser le Pont-Neuf pour se rendre aux Quatre-Nations *.

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On sait que cette maison avait été fondée et opulemment dotée par Mazarin pour que le gîte, l'entretien et l'enseignement y fussent fournis sans nulle rétribution à soixante jeunes gentilshommes natifs de l'une ou de l'autre des quatre provinces réunies à la France par les traités de Westphalie et des Pyrénées Alsace, Artois, Roussillon, Pignerol. En dépit de ce strict privilège, on ne fut, par la suite, très regardant ni sur le nombre de ces pensionnaires qui se réduisit de moitié, ni sur leur origine, ni sur leur noblesse. Parisien et roturier, Mercier aurait bien pu manger dans l'argenterie du cardinal tout comme ses congénères Lekain, fils d'orfèvre, et le futur poète Écouchard-Lebrun dont le père était valet de chambre du prince de Conti. Mais son nom ne figure pas sur les listes de ces privilégiés, et c'est en qualité d'élève externe, lui-même vient de nous l'apprendre, qu'il prit sa part de leçons dont l'Université accordait le libre et gratuit accès à quiconque se présentait5.

Objet d'une haine qui ne désarme point, il ne l'a pas oublié dans le Tableau de Paris, ce collège, « le plus beau, le plus riche, le plus fréquenté des collèges de l'Université

1. Le Parnasse Saint-Jacques.

2. Jourdain, Histoire de l'Université de Paris. Paris, Firmin-Didot et Hachette, 1888. 11. 82.

3. Nouveau Paris, IV. 111. Paris, Fuchs, Pougens et Cramer (an VIII). 4. Il ne les nomme pas en propres termes, mais on ne saurait guère se méprendre à la mention qu'il en fait dans le Tableau de Paris. C'est bien le langage d'une rancune personnelle. Telle paraît avoir été aussi l'opinion de M. Fr. Bouillier, Rev. Pol. et Litt., 12 mai 1883, p. 589.

5. A. Franklin, Recherches sur le Collège des Quatre-Nations. Paris, Aubry, 1862, ch. vi et vII.

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