Page images
PDF
EPUB

Il fut seul à ne s'en point douter: son ouvrage enfin mis au jour fit rire aux éclats tous ceux qui étaient dans le secret de ce bon tour.

Piqué au vif, il se resserre au logis pour travailler de plus belle à son immortalité. Almanzaïde s'en trouve un peu négligée, mais il n'y prend pas garde. « Izerben, quoique homme d'esprit, n'était pas fin, tout détour lui était étranger, il avait un orgueil franc, et sa crédulité ressemblait à son orgueil; il n'avait pas trop bonne opinion des femmes, excepté de la sienne, parce que sa vanité y était intéressée ». Il advint de cette sécurité ingénue ce qui devait arriver. Parut un jeune seigneur qui sut cajoler à ravir le faible d'lzerben. Celui-ci, transporté d'une admiration si fidèle, <«< allait jusqu'à penser qu'il ne faisait la cour à sa femme que par estime pour lui ». Pourtant on lui ouvre les yeux : il épie les coupables, il va les surprendre. Mais apercevez ici un trait de cette imagination de poète que Mercier marque avec une fine malice. Avant que de remplir son rôle de mari justicier, Izerben est frappé soudain par l'idée de la situation dramatique où il se trouve et qui serait d'un si heureux effet sur le théâtre. Sur l'heure il esquisse un plan de pièce. A la faveur de cette distraction, les amants ont le temps de se séparer et de lui jouer une de ces comédies familières à nos vieux auteurs, qui tournent infailliblement à la confusion du mari. En suite de quoi, Izerben repentant se jette aux pieds d'Almanzaïde et obtient sa grâce.

Insouciant comme un nourrisson des muses, il vit cependant avec la plus folle profusion et sa femme s'adonne à un luxe ruineux. Un incendie consomme le désastre. Almanzaïde meurt, et Izerben, resté seul, commence une lutte lamentable contre le mauvais sort. Le goût du public a changé. Sa poésie est passée de mode: on n'aime plus que les vers badins. Il gagne péniblement sa vie en travaillant pour les libraires qui le rançonnent. Trop fier pour se faire le parasite et le bouffon des riches, il sollicite du ministre une pension, mais on l'accorde à un homme pourvu d'une jolie femme et qui excelle dans l'art de siffler les serins. La gloire, non moins que la fortune, est voiage. Au café fameux où se rendent les oracles de la critique, une voix tranchante prononce, avec l'assentiment de tous, qu'Izerben a eu surtout le talent d'assortir ses plagiats. A

***

quelque temps de là, l'infortuné, s'étant permis de soutenir en littérature quelques hérésies malsonnantes, se voit jeté à la Bastille. Il en sort, voyage en pays étranger. Ce pays où règne un prince d'un génie éclatant est la Prusse. Remarquons ici une observation fort clairvoyante en un temps où Frédéric II était si populaire parmi nous. « On avait dans le royaume de * une haine cachée pour les Arabes (les Français). On accueillait leurs sciences et leurs arts devenus nécessaires aux nations, et, en même temps, tous les cœurs étaient dévorés de la plus basse jalousie contre leurs bienfaiteurs. La différence de religion allumait encore cette animosité secrète ». Izerben y fait rencontre d'un savant qui, ne le connaissant point, déblatère à l'aise sur la poésie des Arabes et sur la sienne en particulier. Le désespoir va le gagner quand la chute du ministre qui l'a persécuté le détermine à rentrer dans son pays. Quel chaos, juste ciel! dans la république des lettres. Plus de règles, la tragédie cédant le pas à une comédie pleurarde qui suinte l'ennui et la morale, la rime en disgrâce, et une nuée de petits contes, de bagatelles que recommande seulement le luxe de la typographie. Izerben, revenu des mensonges cruels de la renommée, jure qu'on ne l'y prendra plus. Il vit auprès de son frère, de ses neveux et instruit ceux-ci dans le goût de la médiocrité.

Mercier annonçait à la fin de cet ouvrage l'intention de lui donner un pendant, l'histoire d'un philosophe arabe. S'il entendait parler non d'un philosophe selon son cœur, mais d'un bavard prétendu tel et décrire ses aventures dans le même esprit que celles du poète, il est regrettable qu'il n'ait pas donné suite à son dessein. Izerben passa fort inaperçu. Grimm le signale en courant, avec sa malveillance habituelle, parmi les nouveautés du jour1, et il traite l'auteur de plat et insipide satirique, ce qui est de la plus aveugle injustice.

L'indifférence ou l'hostilité n'était pas pour arrêter Mercier il a eu d'autres occasions de le montrer, mais le badi

1. Corr. litt., vi, 151. Le Mercure, en revanche, se montre beaucoup plus équitable : « Cet ouvrage est écrit de manière à piquer la curiosité. Il est agréable, ingénieux et amusant et donne lien à des applications ».

nage ne l'attirait pas et il revint à ses travaux de prédilection 1. C'est ce qui m'a engagé à donner une analyse étendue d'une historiette qui fait grand honneur à toute une part de son talent dont il a été trop avare. Nous ne nous retrouverons plus à pareille fête.

Ce que lui prescrivait son impérieuse vocation, il a déjà eu soin de nous le dire et, jusque dans Izerben, dans cette mascarade fortuite où il déguise son austérité, il prend parti. On y trouve, en effet, un parallèle fort significatif de Voltaire et de Rousseau, tour à tour visités par le poète dans ses voyages. Aucun des deux, comme de raison, n'y est nommé, mais les ressemblances ne sont point méconnaissables, et, par la suite, Mercier, d'ailleurs, a recueilli à part ce morceau pour l'insérer, en y ajoutant, cette fois, les noms, dans Mon Bonnet de nuit3.

Entre les deux illustres rivaux c'était le premier témoignage public d'une option que ses penchants faisaient assez pressentir. « Le premier, né avec un génie vif, brillant et fécond, après avoir annoncé dès son enfance ce qu'il serait un jour, avait surpassé l'attente de ses contemporains. Nul écrivain n'avait jamais rempli une carrière plus éclatante; nul écrivain n'avait jamais rassemblé plus de talents. Le second, né avec un génie méditatif, plein de connaissances plus utiles que vastes, avait attendu pour écrire que le temps et les réflexions eussent donné à ses idées une assiette inébranlable. Il avait débuté par heurter

1. Il convient pourtant d'accorder aussi une mention à Zambeddin qui parut en 1768 et qui lui est attribué. C'est un conte de fées analogue à ceux d'Hamilton, plein d'enchantements et de péripéties fabuleuses, écrit avec une grâce alerte et légère.

2. Parmi nos contemporains, M. A. Michiels a rendu un juste hommage à ce léger écrit qui eût mérité d'échapper à l'oubli Nous serat-il permis cependant de ne pas partager son avis quand il dit (Histoire des Idées littéraires en France, Paris, Coquebert 1842, I, 110): << Notre auteur a peint avec un enthousiasme et une finesse surprenants la grandeur, la misère et les ridicules du génie »? L'enthousiasme, Mercier l'a gardé pour ailleurs, pour des objets plus chers à son cœur. Il s'agit ici d'une satire contre le vain emploi du talent. C'est un leurre de se consacrer aux futilités à la mode. Elles usurpent le nom de lettres qui, pris en son vrai sens, a pour Mercier une sorte de sainteté. Que l'on soit dès lors puni d'avoir cédé à ce prestige, il trouve que c'est fort bien fait. Discite justitiam moniti.

3. iv, 19.

le préjugé de la nation chez laquelle il écrivait, et bientôt, plus hardi à mesure qu'il avançait, il avait attaqué ceux des peuples instruits. En vain on lui reprochait le paradoxe et la singularité, on l'avait rarement bien combattu. Le poète avait un esprit moins profond, moins fier, moins original, mais plus ingénieux, plus habile à se prêter à tous les tons et à se plier à tous les genres; il les avait traités d'une façon à faire douter de celui pour lequel il était né. Le philosophe, pensant d'après soi, avait fait son unique étude de l'homme et des moyens de le rappeler au véritable bonheur, aux mœurs et à la vertu, et ses intentions avaient toujours été droites et pures. L'un, rempli de grâces, de force, de finesse et surtout d'esprit... avait, indifféremment ou selon le temps, suivi tous les contraires; ses principes se détruisaient mutuellement, et pour le combattre il ne fallait que l'opposer à lui-même; l'autre, doué d'une chaleur permanente, d'une éloquence rapide, sans être absolument méthodique, avait, dès les premiers pas, posé ses principes, et ses autres écrits n'en étaient que le développement. Leur genre de vie offrait un aussi frappant contraste. Celui-là, accoutumé à vivre avec les grands, à les flatter, avait pris les mœurs de son siècle : ami du luxe, ne mettant aucun frein à son imagination, la suivant avec trop de complaisance, il n'avait pas assez veillé sur les écarts de sa plume. Celui-ci, élevé dans des mœurs sévères, se vit pauvre sans en rougir; il voyagea avec fruit parce qu'il fut malheureux; formé par l'infortune et rendu plus fier, plus indépendant par elle, il avait pris ce caractère... qui ne sait point plier et ignore l'art de se soumettre... Le poète... ambitionnait le titre de philosophe, mais l'autre, par une vie conforme à ses principes et par son entier dévouement à la vérité, en méritait seul le nom1. >>>

Lorsque Rousseau connut ce parallèle, Mercier nous apprend qu'il en fut ravi au point de le transcrire de sa main. On peut le croire. L'ardente prévention du prosélyte a cela de flatteur qu'elle se donne ici, et en toute sincérité, d'ailleurs, les allures de l'impartialité critique. Comme elle relève avec justesse et modération les points faibles de l'un,

1. Histoire d'Izerben, p. 103-106, passim.

2. B. de N., Iv, 19.

la glorification de l'autre ne paraît aussi, par contre, que le fait d'une rigoureuse équité. Il y aurait bien quelques réserves à faire sur ce brevet de vertu sans tache que Mercier décerne à Rousseau, mais n'est-ce point la coutume des néophytes d'en croire sur parole leur catéchiste? Rousseau se juge si évidemment vertueux qu'il taxe de mensonge pervers et prémédité ceux qui s'avisent d'une autre opinion. Quoi d'étonnant, après cela, que sa conviction se communique irrésistible à ses adeptes, d'autant plus qu'elle est chez lui de bonne foi, qu'il confond l'intention avec le fait, qu'il répute l'une pour l'autre avec la plus candide assurance? Si son ardente parole a le pouvoir de propager la piété nouvelle qu'il apporte au monde, comment n'aurait-elle pas celui d'imprimer dans le cœur de ses disciples sa propre image telle qu'elle se réfléchit dans sa conscience? SaintMarc Girardin a dit avec raison que Rousseau croyait avoir la force de toutes les vertus dont il avait l'émotion. Mais là est justement l'effet, le mirage des passions intellectuelles. Comme elles s'assouvissent elles-mêmes, elles ne connaissent que le succès. Comme elles sont en possession de leur objet, puisqu'elles le créent, elles n'ont point à se commettre dans l'action qui mesure les forces, qui éprouve, qui humilie, qui enseigne à distinguer le vouloir et le pouvoir. A se sentir battre le cœur pour une perfection chimérique dont on porte, dont on chérit en soi le fantôme, comment ne se prendrait-on pas pour une âme exquise? Et en s'identifiant ainsi avec son idéal, comment n'en partagerait-on pas la fortune et le renom? C'est le secret de la séduction de Rousseau. Le siècle qui a pris goût à la sensibilité a éprouvé le même faible pour le maître qui en tenait école. Sensibilité, enthousiasme, amour des hommes, croyance passionnée à leur bonheur et à leur perfectionnement indé fini, tels étaient les articles de la foi nouvelle que Mercier embrassait avec transport, dès l'âge de raison, car il y trouvait et c'est le signe de toute foi sincère la satisfac-. tion de ses vœux spontanés. « Le plus grand des malheurs pour un être raisonnable serait de ne pas croire à la perfection de la nature humaine; j'ai toujours été conduit par un sentiment vif qui me disait que l'homme était né pour sortir de la fange des erreurs, de la honte et de l'abjection de l'esclavage, et pour s'élever à toute la hauteur de la

indé

« PreviousContinue »