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les émotions solitaires dont il a tressailli vont se communiquer à des milliers d'âmes et leur impriment un même frisson. Elles s'épuisent sans doute et font place à d'autres, mais alors qu'elles ont depuis longtemps cessé de vibrer, on mesure soudain la puissance de propagation qui les animait jadis, quand on trouve le ton, le tremblement de voix de Rousseau dans ces pages écrites à vingt-quatre ans par un jeune inconnu qui sortait de le lire et en palpitait encore. Il nous a, lui-même, d'ailleurs, donné de curieux détails sur l'enthousiasme qui avait gagné tous les contemporains. « Je me souviens que les libraires ne pouvaient suffire aux demandes de toutes classes. Ceux dont la modicité de la fortune ne pouvait atteindre au prix de l'ouvrage le louaient à tant par jour ou par heure. Tel libraire avide, j'ose l'assurer, exigeait dans la nouveauté douze sous par volume pour la simple lecture et n'accordait que soixante minutes pour un tome... On voyait la jeune fille, l'œil baissé et rougissant à demi, s'emparer furtivement d'un tome, l'un après l'autre, et gémir de ce qu'il n'y en avait que six. Dans toutes les sociétés, on disputait pour ou contre le caractère des personnages, et c'était ordinairement l'homme vicieux qui proscrivait la Nouvelle Héloïse, car jamais le vice n'a pu s'accoutumer à l'odeur de la vertu1. »

Désormais Mercier avait trouvé son maître, le directeur de sa conscience. « J'ose dire que j'aurais été malheureux sans les récits de Rousseau. Ils m'ont si bien guéri d'une ambition inquiète que je n'ai plus voulu rien être autre chose sur terre que d'être homme *».

Le passage à Bordeaux peut donc compter dans le développement moral et intellectuel de notre auteur. Préludant, dès lors, à l'infatigable labeur qui ne devait, au cours d'une longue vie, laisser à sa plume presque aucun répit, il s'adonnait, en outre, à l'étude des littératures étrangères qui allait aussi entrer, pour une part notable, dans la formation de ses idées. C'est de 1764 que date la publication de la Boucle de cheveux enlevée, librement traduite de Pope. Celte version est emphatique et peu fidèle. Elle ne vaut pas celle de Desfontaines. Au poème de Pope Mercier ajoute beaucoup

1. Œuvres de J. J. R., 1788, id., iv, 458-459.

2. De J.-J. R., II, 165.

de son cru. On y trouve la trace de ses préventions. C'est ainsi qu'à l'endroit (chant II) où le jeune marquis offre en holocauste à l'amour une douzaine des romans français qui le célèbrent, le traducteur n'y tient pas, il faut qu'il les déclare fastidieux, cette Clélie et ce Cyrus auxquels plus tard dans le Tableau de Paris1, il marquera plus d'indulgence. C'est ainsi encore qu'il insère ce trait de sa façon, qui n'existe point dans l'original anglais. « Comme le marquis n'avait pas brûlé avec ces romans les soporifiques tragédies qu'ils ont fait naître, l'amour, pour se venger, n'exauça que la moitié de sa prière». Voici encore la plainte qu'il prête à Belinde, après le rapt de la boucle « Quel démon a guidé mes pas?... N'aurait-il pas mieux valu cent fois m'ennuyer solitairement à la lecture de quelque tragédie française1? »

Parmi les héroïdes qui parurent la même année réunies en un petit recueil, on trouve un autre morceau d'origine britannique, une imitation du Paradis perdu intitulée : Lamentations de Milton après la perte de sa vue. Depuis longtemps déjà, à cette date, tous les ouvrages anglais se voyaient traduits, accueillis, accrédités en France, sans que la guerre eût arrêté l'élan, et une feuille spéciale, le Journal étranger, se proposant un objet plus vaste encore, avait, pendant plusieurs années, sous la direction succcessive de Prévost, de Fréron, de Suard et de l'abbé Arnaud, rassemblé, à l'usage du public français, tout ce qui se produisait de meilleur en Europe. Le branle était donné et se continua. Nous verrons assez, par la suite, que Mercier, pour sa part, n'y nuisit point.

Dans la ville où il montrait le rudiment à des écoliers de cinquième, le duc de Richelieu était gouverneur. « Il faisait avec assez de faste, de hauteur et quelquefois de dureté, le lieutenant de roi. » Il n'imposait guère au jeune professeur. « Je savais, dès ce temps-là, qu'il ignorait l'orthographe et qu'il n'avait que de l'esprit. » Ce genre de

1. I, 260.

2. L'Année littéraire a relevé ces « mauvaises plaisanteries », en rendant compte d'une nouvelle édition de cet ouvrage, 1778, 1, 73. A cette époque, nous le verrons, elle ne voulait aucun bien à Mercier. Le ton de l'article s'en ressent. « Partout il délaie les pensées de Pope, partout il substitue un vain galimatias à la finesse et à la précision de l'original ». Ibid., 109.

3. T. de P., x, 300.

clairvoyance ne vaut rien pour parvenir. D'ailleurs, Mercier appartenait uniquement à l'amour des lettres, et nous venons de voir que les enseignements de Rousseau avaient achevé d'extirper de lui toute ambition vaine. Toujours est-il que son séjour au collège de la Madeleine ne semble pas s'être prolongé au delà de deux ans. En 1765, il était probablement sans emploi, car, cette année-là, à l'âge de vingt-cinq ans, lui-même nous apprend qu'il avait formé le projet de se rendre en Russie1. On lui refusa un passeport. Il alla trouver le ministre lui-même, le duc de Choiseul, mais sans plus de succès. » Je vis qu'il avait en tête les principes les plus despotiques et qu'il ne goûtait pas surtout la liberté d'écrire, lui qui se réservait la liberté de tout faire. Il lut mon grand étonnement sur mon visage, et mes réponses ne lui plurent point. » De l'humeur dont nous le connaissons et avec la roideur de présomption qui le distinguait, on imagine facilement qu'il dut mal réussir dans une démarche semblable, mais il est à croire que le duc de Choiseul ne prit pas au sérieux, autant qu'il se le figurait, ce jeune homme, tout au plus majeur et parfaitement inconnu, en dépit de quelques discours et de quelques pièces de vers. Quoi qu'il en soit, Mercier ajoute noblement : « Je n'insistai pas sur le passe-port et je me retirai, renonçant à mon dessein, avec la seule satisfaction d'avoir pu le juger de près 3. »

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Le voilà en pleine liberté, livré à lui-même et aux lettres, courant simultanément toutes les carrières proposées aux auteurs du temps éloge et discours académique, roman, conte moral'. Ses instincts, son tour de pensée, sa physionomie s'y accusent pour tout de bon.

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Voltaire dit quelque part que, de nos deux yeux, l'un nous sert à voir les biens, et l'autre les maux de la vie; beaucoup de gens, ajoute-il, ont la mauvaise habitude de fermer le

1. T. de P., x, 301.

2. Sous l'ancien régime on n'était majeur qu'à 25 ans.

3. T. de P., x, 301.

4. Si l'on en croit un témoignage d'ailleurs assez suspect, il aurait aussi composé pour un ecclésiastique dans l'embarras les sermons de tout un carême, et aucun de ses travaux avoués n'aurait été aussi lucratif, chacun de ces morceaux d'éloquence ayant valu à l'auteur une rétribution de 15 louis. Cousin d'Avalon, Mercieriana, Paris, Langlois, 1834, p. 84.

5. Le Crocheteur borgne.

premier, et fort peu ferment le second. Mercier, lui, avait les deux yeux grands ouverts, mais qui ne voyaient point non plus les mêmes choses : l'un, très clair, perçant, de portée longue, se fixait sur le réel et le pénétrait à fond; l'autre était braqué vers l'empirée, il avait la vertu singulière d'en grossir, d'en condenser les plus fuyantes images et de prêter à ces vapeurs une consistance trompeuse sur quoi son regard l'abusait de très bonne foi et sans remède. Le clairvoyant discernait l'allure vraie des choses humaines, leur imperfection, leurs vices, mais l'halluciné contemplait dans les nuages une nature, une humanité trop belles. De là vient que Mercier touche juste en indiquant ce qui est à réformer, mais qu'il s'égare quand il conçoit les résultats des réformes. Comme il s'abandonne pareillement à l'un et à l'autre de ces deux penchants, comme il ne sait ni s'arrêter, ni se tempérer, allant toujours jusqu'au bout de sa pensée, il nous surprend soit par sa perspicacité, soit par sa divagation, il est sans mesure dans ses critiques et insatiable dans ses illusions, et il fait souvent l'effet de se contredire, sans y avoir lui-même pris garde, parce qu'il accorde et concilie dans sa conscience deux facultés qui nous paraissent s'exclure.

Nous l'avons vu, dans le Bonheur des gens de lettres, tracer avec amour le tableau d'une vertu et d'une félicité surhumaines. L'année d'après, en 1764, il avait composé un autre discours académique sur la Lecture, où l'on reconnaît qu'il est redescendu sur terre. Il s'y trouve plus d'une réflexion bonne à noter. Amoureux des lettres, pas n'est besoin de répéter combien il l'est; il en pense tout autant que Cicéron lui-même, mais, pour tirer d'elles tout leur fruit, il croit, nous savons avec quelle passion, que le cœur y doit trouver sa part autant et plus que l'esprit. Or la lecture, en réalité, n'est aliment moral que pour le petit nombre. A cet égard, elle vaut ce que vaut le lecteur. Un degré de chaleur d'âme en plus, et on pleure avec Clarisse; un degré en moins, on ne peut se tenir de bâiller en sa compagnie. Il est donc vrai que, chez la plupart des hommes, la lecture ne répond qu'au besoin d'apprendre, besoin louable en soi, mais dont la satisfaction est incomplète et ne va pas sans quelques inconvénients. Ne court-on pas le risque de s'y disperser et de dissoudre en quelque sorte son originalité? N'y

a-t-il pas avantage à se resserrer sur son propre fonds, à en tirer par méditation ce qu'on finit, au prix de longues recherches, par emprunter à un fonds étranger? En somme vaut-il mieux lire peu ou beaucoup?

Voici sa réponse : « La lecture est un entretien secret que nous formons avec un plus habile ou plus aimable homme que nous, dans la vue de nous instruire ou de nous amuser. Envisagée de ce côté, la lecture est sans doute la plus utile comme la plus agréable des occupations; mais... si beaucoup d'ouvrages ont moins d'esprit que leurs lecteurs, la question change... La lecture doit nourrir l'âme, et non l'oisiveté : elle est dangereuse si elle favorise notre paresse; elle est inutile si le génie peut se passer d'elle ».

Cela est ingénieux et fin, plus à notre sens, du reste qu'à celui de l'auteur, car nous trouverions, sous ces réserves mêmes, beaucoup à lire, bien des choses dont notre « génie » aimerait à ne point se passer, tandis que Mercier pousse à outrance sa conclusion et, dans sa manie moralisante, nous donne des conseils timorés. Il ne nous veut que de bonnes lectures. A ce titre, peu ou point de métaphysique nous nous y perdrons sans profit, à moins que nous n'en devenions pyrrhoniens. Pas de livres frivoles, cela va sans dire, et loin de nous les égarements de l'imagination, mais de bonne morale, les salutaires leçons de Plutarque; en fait de littérature, les chefs-d'œuvre reconnus; en fait d'histoire, des livres élémentaires car l'érudition est vaine, quand elle n'est pas trompeuse, et ce qui importe, c'est de prendre sur le fait le bien pour l'admirer, le mal pour l'abhorrer; et par dessus tout, le spectacle de la nature et la voix de notre cœur. Voilà un programme recommandable pour les pensionnats de demoiselles, et j'imagine que Mercier eût regimbé si on l'avait mis à ce régime, lui qui lisait tout et avec fureur. Au reste, c'est bien parce qu'il était insatiable liseur que le vertige le prenait parfois à explorer, sans trêve, des lieues carrées de papier imprimé. En leurs heures de fatigue, nos passions se malmènent volontiers, mais elles seraient trop fâchées qu'on les prit

au mot.

Pensons du conseil ce que nous voudrons, car Mercier a remis, pour le donner, son bonnet de moraliste qui nous excitera plus d'une fois à d'instinctives résistances, et recueil

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