Page images
PDF
EPUB

et qui, malgré les discordes des États, entretiennent une correspondance utile au monde ». Ce sont « les oracles de l'univers qui donnent asile à la vérité et à la vertu fugitives... Si la pensée est utile à l'homme, nous leur devons tout : ils ont éteint les bûchers du fanatisme qui, sans eux, nous dévoreraient peut-être encore; ils ont appris les mœurs aux nations; ils ont aplani les chemins qui conduisent aux plus importantes découvertes politiques. » Ainsi qualifié, l'art de l'homme de lettres fait son amour et sa joie. Malheur à celui qui ne le chérirait qu'avec modération! il ne serait pas digne de ce nom.

Par état, il est heureux d'abord il est et se sent libre; <«< il ne se laisse pas surcharger de ces lois inutiles que la sottise ajoute aux lois nécessaires à la société,..... on ne le verra point se passionner pour de petits objets, vendre son temps et son existence, épouser de misérables querelles ». Non, il a mieux à faire, il ne dépend que de ses devoirs, il jcuit de ses droits d'homme, « il défend la cause honorable de l'humanité, il rejette le cri insensé de l'opinion pour faire parler la voix immortelle de la raison, » il consacre son temps à s'éclairer sur la société des hommes, sur son histoire, sur ses maux. Dans la libre possession de son âme et de ses lumières, il défie les puissants, incapables de le séduire, la mauvaise fortune qui ne saurait le fléchir, l'amour lui-même, car « nos passions ne sont tyranniques qu'autant que nous les caressons,..... mais la raison affaiblit l'enchantement » et réussit à le dissiper. A fortiori échappe-t-il à l'ennui, « cet état cruel qui sans avoir les traits aigus de la douleur, nous la fait presque désirer », car l'ennui ne vient pas se glisser dans le commerce des hautes pensées et des grandes œuvres. Il se soustrait aux sociétés fastidieuses, aux divertissements des mondains, aux pièges de l'ambition, aux déceptions des gens en place. Enfin, il est insensible et indifférent à la pauvreté. D'une part donc, il est heureux parce qu'il ne dépend d'aucune de nos causes habituelles de chagrin, parce qu'il ne s'engage point dans les servitudes qui meurtrissent'. De l'autre, dans cette condition ainsi définie quelle source inépuisable de délices!

1. Mercier a donné à ce discours une épigraphe bien significative

[ocr errors]

<«< Le sentiment exquis, le discernement prompt et vif, l'âme honnête et sensible qui s'enflamme pour le beau et le goûte avec transport », une relation intime entre soi et l'univers, la faculté du respect, de l'enthousiasme et de l'admiration, «< lorsque le vulgaire ne sera pas même ému », et l'amour du vrai et du bon lui donnent «< chaque jour une idée flatteuse de la sublimité de son âme ». Par son propre exercice, la pensée est un instrument de félicité, car elle procure la joie suprême de connaître et de comprendre, et pour délassement elle a les riantes séductions et les poétiques spectacles que l'imagination sait lui créer. Alors, l'infortune fuit, les souvenirs agréables se multiplient à l'infini, l'espérance rayonne. Mais, bien plus encore, ce qui rend l'homme de lettres souverainement heureux, c'est <«<l'honneur de parler aux hommes. Il ne lit, ne pense, n'écrit que pour leur bien et des larmes de joie coulent de ses yeux, l'amour seul du genre humain pénètre son âme d'une vive tendresse,... c'est alors qu'il crée des chefsd'œuvre, l'admiration des siècles ».

Il est vrai malheureusement que tous les hommes de lettres ne sauraient se reconnaître dans ce portrait. « La littérature moderne... est souillée par des auteurs mercenaires et méprisables, dignes ministres de l'ignorance et de la calomnie »..... Il en est « qu'une émulation trop ardente, un amour excessif de la gloire conduisent à dépriser de trop dignes rivaux ». Et c'est ceux-là que Mercier éperdu d'enthousiasme adjure de renoncer à de méprisables rivalités: «< Que craignez-vous? L'estime publique est inépuisable, et la gloire tient des couronnes toutes prêtes pour chaque espèce de mérite..... Ne devez-vous donc arriver au but que couverts de lauriers arrachés avec fureur des mains de vos concurrents ?.... Que ces têtes étroites, ces âmes mal nées, indifférentes sur l'intérêt général, concentrées dans leurs petits intérêts, ne voient que ce qui les blesse! Vous, hommes de lettres et dignes de ce nom, vous ne profanerez point une plume qui ne doit être consacrée qu'au bien public, en la faisant servir à l'orgueil d'immoler un rival... empruntée à Sénèque le tragique :

Rex est qui metuit nihil
Rex est qui cupit nihil

Hoc regnum sibi quisque dat.

L'éloge d'un homme de génie n'est-il pas la plus douce récompense d'un autre homme de génie1? ».

Voilà de naïves hyperboles. Ainsi l'homme de lettres possède par définition la plénitude de la vertu et du bonheur. Il est garanti contre l'adversité, puisqu'il ne la sent pas, et préservé de ce qui fait souffrir, de l'ambition, de l'ennui, des passions tyranniques, invulnérable, glorieux et bienfaisant. Ne dirait-on pas que la plume est une panacée infaillible contre la migraine et la gravelle ?

Bien des fumées depuis ce temps se sont dissipées dans nos têtes, et nous autres fils du XIXe siècle dont l'extase n'est pas l'état normal, nous regimbons contre cette hallucination. Non, ce n'est point si près du ciel que planent, à l'ordinaire, les gens de lettres. La critique, qui procède de sangfroid et par métier regarde de près, se demande où Mercier avait l'esprit quand il s'exaltait de la sorte. Ce n'est pourtant point d'une espèce supra-planétaire qu'il parlait avec ce délire et il en apercevait des échantillons peu conformes à sa description. Est-ce Voltaire que la vertu des lettres avait guéri de l'ambition? ou Rousseau de l'hypocondrie? ou Diderot du bavardage mondain? Et sur le pouvoir effectif de la pensée écrite ne s'abuse-t-il point pareillement quand il se pose cette question : «< Que lui manque-t-il alors (à l'homme de lettres) pour rétablir l'ordre dans l'univers? » Et qu'il répond: « Il ne lui manque que la puissance. Il a vu tout ce qui blessait cet ordre, les maladies des empires, la contradiction des lois, la force égorgeant l'équité3 »? De quoi il faudrait conclure que, si le gouvernement leur était remis, les écrivains supprimeraient presque tout le mal du monde, puisqu'ils savent si bien comment il faut s'y prendre.

4

C'est ce que croyait en effet le XVI° siècle et que nous

1. Ce discours a été recueilli dans Mon B. de N., iv, 196-254 et aussi dans les Éloges et Discours philosophiques. Amsterdam, 1776. En rapprocher le morceau intitulé: Écrivains, B. de N., 1, 327 et suiv.

2. Tel était le sentiment de Fréron, qui reconnaissait d'ailleurs à Mercier de la «< chaleur et de l'esprit »>, tout en lui recommandant d'éviter la déclamation. « Le bonheur qu'il a voulu peindre, ajoute le célèbre critique, n'est-il point une chimère? Des sages seuls peuvent le réaliser. Convient-il aux gens de lettres de nos jours? » Année littéraire, 1766, vr, 136 et suiv.

3. Mon B. de N., iv, 238.

4. « Marquez-vous bien le but : je ne l'ai pas touché, je crois l'avoir

ne croyons plus, mainte expérience nous ayant détrompés. Mais comme nous ne voyons pas pourtant que ceux qui tiennent une plume aient cessé de se croire d'une essence supérieure, comme il leur est honorable, d'ailleurs, de priser très haut la culture de la pensée, ne peut-on se demander quelle est la pire erreur de ceux qui n'en font qu'un jeu, ou de ceux qui la révéraient comme un ministère de salut? Il fut des auteurs, et non des moindres, qui ont mis le plus singulier de leur mérite à faire des métaphores bien suivies. J'avoue que ce souci a trop manqué à la génération de Mercier, et que l'art n'est pas sans y avoir perdu. Lui même là-dessus mettrait quelquefois les délicats. au supplice, si les délicats le lisaient. Mais, traduisant avec tout l'accent de sa propre conviction les idées qui étaient communes à son temps, n'est-ce rien d'avoir conçu et résumé en ces termes le témoignage qu'il voulait que l'homme de lettres se rendît à lui-même : « J'ai fait quelque bien sur la terre, mon e istence n'a point été méprisable; elle m'est chère, puisqu'elle a été utile à quelque autre 1»?

III

Très propre à nous instruire sur la vocation de Mercier, sur les ardentes pensées dont se nourrissait dès lors sa jeunesse, ce discours laisse voir aussi à quelles sources il s'abreuvait. Quand son sage idéal médite sur les maux et les vices des hommes, il ne manque pas de se dire que ceux-ci « doivent peut-être leurs crimes non à la nature qui a caché dans leurs cœurs le doux sentiment de la pitié, principe des vertus, mais à la tyrannie, à l'affreuse tyrannie qui..... les a conduits à être méchants, en les rendant malheureux ».

[ocr errors]

vu. Les hommes manquent très souvent de pain et de bon sens. Pour leur assurer à tous le pain, le bon sens et les vertus qui leur sont nécessaires, il n'y a qu'un moyen il faut beaucoup éclairer les peuples et les gouvernements. C'est là l'œuvre des philosophes ». Paroles de Montesquieu rapportées par Garat. Mémoires historiques sur le XVIIIe siècle. Paris, Philippe, 1829, 1, 104.

1. Mon B. de N., Iv, 239.

On reconnait là une idée qui, depuis quelque dix ans, depuis les deux premiers discours de Jean-Jacques, commençait à faire une singulière fortune. On pourrait, à la rigueur, rapporter aussi à Rousseau (car il y a de tout, à cet égard, dans Rousseau) l'avis exprimé plus loin que les femmes ont droit à la même culture d'esprit que les hommes : « Dignes compagnes de l'homme, osez penser avec lui: la nature vous a donné le même esprit... Pourquoi ne pas donner une égale éducation à des esprits également doués de raison? Celles qui doivent adoucir les amertumes de notre vie peuventelles se passer d'être instruites? » Mais, à coup sûr, l'inspiration du philosophe n'est pas étrangère au passage qui suit: « Quel plus doux emploi pour une mère que de verser dans lés âmes neuves et tendres de ses enfants les premières impressions du beau et du vrai 1? »

Ainsi Mercier commençait à recevoir les empreintes décisives; la plus profonde, celle qui le pénétra jusqu'au plus secret du cerveau, lui fut laissée par la Nouvelle-Héloïse. 11 en ouvre un volume. « Tout à coup2, s'écrie-t-il, je deviens attentif, je m'anime, je m'échauffe, je m'enflamme... je me crois dans les bosquets de Clarens; je vois, j'entends les personnages, je lis le volume d'une haleine, et quand j'apprends qu'il y en a six, mon cœur palpite de joie et de plaisir, je voudrais pouvoir prolonger à l'infini cette délicieuse lecture 3». Il se sentait vraiment pour Julie le cœur de Saint-Preux quand il céda au besoin d'ajouter, sous le nom de celui-ci, une lettre finale au roman, une réponse aux pages funestes dans lesquelles Wolmar annonce la mort de Julie. Mystérieux pouvoir du génie! Confiées au papier,

3

1. Mon B. de N., IV, 211, 227.

2. Ibid., 1, 326.

3. « Je te relirai, roman divin; j'ai vainement cherché dans quelque langue que ce fût un modèle ou un peintre semblable. » Songes philosophiques. Londres et Paris, 1768, p. 386.

4. Ce morceau, publié dans le Journal des Dames en 1764, a été égament inséré dans Mon B. de N., 1, 308. Tout en s'excusant fort d'approcher si peu du modèle, l'auteur se permit aussi, en témoignage de l'admiration qui la lui avait dictée, de publier la lettre dont il s'agit à la suite de la Nouvelle Héloise, dans l'édition que lui Mercier et l'abbé Brizard donnèrent en 1788 des OEuvres complètes de Rousseau. Elle semblait, remarquait-il, présager l'honneur qu'il devait avoir de présider à ce travail. Œuvres de J.-J. R., 1788, iv, 466.

« PreviousContinue »