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de Mercier qui ne saurait recommander une trop forte éducation à l'instituteur des âmes et des mœurs.

Pour ces deux raisons, l'intérêt de multiplier, d'approfondir ses observations, d'une part, et, de l'autre, la gravité de l'office social dont il va être revêtu, le candidat poète fera bien d'éviter les salons, où se perdent l'indépendance, le courage des opinions et la sincérité. On subit l'ascendant de maximes et d'idées futiles, on devient complaisant malgré soi, on finit par « grimacer » à l'unisson. Surtout, le ton des salons est réglé par l'esprit, non par le sentiment. L'abus du raisonnement et de la discussion refroidit la plus belle ardeur, on compose avec les bienséances, l'audace et la franchise du génie fléchissent. Par ménagement, par politesse, on se modèle sur les assistants, on s'attiédit à leur contact, le feu sacré s'éteint. Vous avez reconnu ici les mêmes appréhensions, les mêmes répugnances exprimées déjà dans l'An 2440. Or, cela est une déchéance pour l'art du poète qui ne saurait se pratiquer comme un métier. Il ne se passe point d'inspiration et veut dominer son homme. C'est un meurtre de mettre l'imagination à l'étroit, de la contraindre à reployer ses ailes.

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Notre futur auteur dramatique est rompu à l'étude de son ministère et il s'est tenu, à vrai dire, en état de grâce pour l'exercer. Qu'il songe à ceux pour qui il doit surtout écrire, qu'il gagne les cœurs de la classe la plus malheureuse et la plus affamée d'encouragement! Les gens de goût se récrient. Briguer la faveur de cette masse inconstante, extrême dans l'éloge autant que dans la satire! C'est aux gens de lettres seuls qu'il appartient de prononcer des. jugements bien fondés en critique. On sait ce que Mercier pense de cette prétention. Platon dit que tout homme répond bien quand il est bien interrogé. Le peuple recèle des semences qui n'attendent que le souffle du génie pour être fécondées. Il est peu instruit, mais il sent juste et fort. Les exemples abondent. « Que de fois le parterre a eu plus d'esprit que l'auteur1!» Sur maint ouvrage, avant qu'on l'ait représenté, combien le sentiment des comédiens est sujet à broncher! << Chaque spectateur juge en homme public et non en simple particulier; il oublie et ses intérêts et ses préju

1. Du Théâtre, 202.

gés; il est juste contre lui-même, et c'est une vérité de fait qu'à la longue le peuple est le juge le plus intègre1. » N'en voyons-nous pas la meilleure preuve chez les Anciens où les tragédies de Sophocle formaient à la fois le régal de l'élite et celui des humbles? Et Mercier ajoute avec beaucoup de raison c'est une remarque faite maintes fois depuis que lorsqu'on donne dans un théâtre libre accès à la foule la plus illettrée (exemple : les représentations gratuites), c'est aux bons endroits qu'elle applaudit et même aux délicats'. En Angleterre, de même, Shakespeare atteste à miracle cette intelligence qui s'établit entre le poète et son public. Tout ce mélange, cette rudesse, cette violence de contraste qui, dans son œuvre, répugnent, chez nous, aux classes éclairées, c'est tout cela justement qui marque l'harmonie du cœur du poète avec le cœur des simples. Par un mérite aussi précieux quels défauts ne seraient pas rachetés? Au grand scandale de nos rimeurs, les auteurs anglais ne croient pas que la poésie consiste dans des mots mécaniquement agencés et dans des figures rebattues, mais qu'elle est faite pour émouvoir fortement la multitude en lui empruntant son âme et sa langue. Le disciple pour qui Mercier écrit saura faire comme eux : si les habiles s'éloignent du peuple, il ne souscrira pas à cette négligence, il prendra à tâche de l'éclairer, car le peuple n'est ignorant que parce qu'on le dédaigne.

Le sentiment est irréprochable, encore bien qu'il y ait peut-être ici à disputer. On a remarqué qu'un auditoire sans culture goûte certains chefs-d'œuvre, mais il ne goûte pas moins d'insignes platitudes. A la vérité l'objection vaut moins pour Mercier que pour nous si le jugement populaire bronche, c'est qu'entre le chef-d'œuvre et la platitude, la différence foncière, l'inégalité de valeur esthétique, lui échappe. Mais aussi de cela Mercier n'a cure. Ce qu'il prétend, c'est que les êtres les plus grossiers répondront aussi bien, sinon mieux que les autres, aux excitations de la sensibilité. Et pour lui tout est là. « Le peuple, dira-t-on, n'entend rien à certains poèmes? Je répondrai hardiment que ces poèmes sont défectueux3. » Voilà qui est contestable

1. Ibid., 203.

2. T. de P., III, 11. 3. Du Thédlre, 211.

assurément, mais, au point de vue de Mercier, d'une logique rigoureuse.

Sous ces réserves, d'ailleurs, il a des réflexions excellentes sur l'arrogance risible des gens de lettres de profession. Elles sont loin d'avoir perdu toute opportunité. Sans soupçonner tout ce qui leur manque, ils prennent leur raffinement particulier pour la mesure même du goût. << Par quel orgueil insensé... se croiraient-ils donc pétris d'un autre limon? S'ils ont acquis plus de connaissances par de longues études, s'ils ont perfectionné l'art de sentir par l'habitude de lire, se croient-ils donc en droit de s'ériger juges absolus et de n'approuver que ce qu'il leur convient, eux qui ne forment pas la cent millième partie du genre humain? Ont-ils toutes les manières de voir, de sentir, d'apprécier qui appartiennent à cette multitude dont le tact est neuf, il est vrai, mais n'est point émoussé ?... Il est des hommes dont le palais usé ne saurait savourer que des liqueurs distillées, ainsi plusieurs gens de lettres dédaignent la boisson générale pour en composer une artificielle. De là ces jugements hasardés, tranchants, décisifs et qu'on voudrait faire passer pour des arrêts irrévocables. De là un idiome conventionnel au lieu du langage qui est universellement entendu 1.

De là aussi, ajoute-t-il, tant de prescriptions timides et minutieuses qui ont assujetti le théâtre au plus étroit formalisme. Celles-là pourtant, est ce bien au préjugé littéraire qu'il les faut toutes imputer? Mercier, par exemple, le rend comptable de la place exorbitante que l'amour tient sur la scène, comme s'il n'était pas d'autres passions bonnes à peindre. L'inclination déclarée du public n'y a-t-elle pas plus de part que les académies? Une autre coutume indigne notre réformateur, qui en tire un grief de plus contre les gens du métier. Pourquoi vouloir à toute force qu'au dénouement les bons soient récompensés et les méchants punis? C'est pur mensonge, la vie réelle ne l'enseigne que trop, et c'est d'une mauvaise discipline, car le tableau d'une prospérité inique éveillerait dans les âmes l'indignation la plus salutaire, et celui de la vertu même accablée de détresse ravirait d'emblée tous les cœurs. La droiture instinctive du

1. Ibid., 208-210.

parterre ne s'y tromperait pas, et ce n'est pas sans quelque injure qu'on épargne à son désintéressement cette épreuve. Soit, mais si, de préférence, on le renvoie sur des images plus consolantes, faut-il reprocher aux écrivains de lui en avoir imposé le goût? et tout leur tort

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si tort il y ne viendrait-il pas plutôt d'avoir voulu lui complaire? Le mépris coupable et inintelligent que l'on fait du peuple a pour résultat de l'écarter d'un théâtre qu'on lui rend étranger. On le pousse aux parades éhontées qui se donnent sur les tréteaux des boulevards, ses mœurs s'y corrompent, et on en tire un nouveau prétexte pour le calomnier. Mais une si funeste erreur ne saurait effleurer l'auteur dramatique qui écrira pour l'instruire.

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La préparation et la pratique de son art telles que Mercier les lui a tracées supposent une foi implicite. « Il doit surtout avoir une idée haute de la nature humaine, en reconnaître l'excellence et la respecter dans le fond de son âme. Il doit croire que l'homme est né bon. S'il pensait le contraire, de quel droit s'imaginerait-il pouvoir le toucher, le convaincre, le porter au bien ? S'il croyait ne parler qu'à des cœurs endurcis, il devrait briser sa plume et juger son art infructueux 1. » Et c'est en effet l'assise même du système de Mercier. Pourquoi prétend-il réformer de fond en comble tout notre théâtre? Pourquoi le veut-il exact, utile et populaire? Et afin de le rendre tel, pourquoi soumet-il le poète à une si laborieuse initiation? C'est que l'efficacité du moyen se mesure à la certitude du but à l'une et à l'autre il croit de tout son être, et sa vie entière, l'énergie de sa conscience, son énorme labeur d'écrivain seront employés à confesser cette foi. Au poète qui abordera cette chaire du théâtre, devenue sacrée, il impose en ces termes les principes fondamentaux de son catéchisme : « Qu'il sache que tous les publicistes ont dit une sottise quand ils ont avancé que l'homme social était autre que l'homme de la nature ...; que les lois de la société ne doivent pas contredire les lois de la nature, qu'elles en sont la perfection;... que le droit naturel est le droit de l'homme à son

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1. Du Théâtre, 218.

2. Voilà encore une déclaration de principes vigoureusement opposée aux doctrines de J.-J. Rousseau.

plus grand bonheur possible... ; qu'il n'admette enfin comme axiome de législation que les principes qui, par eux et leurs conséquences, établissent et maintiennent le plus grand bonheur de l'homme..., qu'il sache que l'erreur n'est jamais utile,... qu'il sache que la vérité dite une bonne fois laisse une impression profonde,... que toute vérité est donc bonne à dire aux hommes... Enfin qu'il aime la gloire et qu'il ne mente point sur cet article!... C'est le cri de l'estime publique'. »

VIII

La route est fournie, le cercle fermé, la démonstration faite.

Mercier conçoit l'art dramatique comme un système de pédagogie morale à l'usage des adultes. Par là s'expliquent et les audaces heureuses et les écarts de sa pensée, et ses enthousiasmes et ses inimitiés, et la partie critique et la partie systématique de son œuvre. Il n'est homme ni à croire mollement ce qu'il croit, ni à se laisser intimider par le respect humain, par les opinions reçues. Or, celles-ci lui barrent le passage. On s'arme contre lui de noms et d'écrits illustres. A Corneille et à Racine, en personne, force lui sera de s'en prendre. Qu'on lui laisse le loisir du sang-froid, il montrera qu'il en fait cas. Pour Corneille, il n'a jamais caché son faible. En toute abondance de cœur, il loue chez lui, «< cette variété qui tient du prodige », la profondeur des idées, la grandeur des caractères, l'élévation, la majesté. « Cet homme-là me fait rêver profondément avec ses idées fortes. Je pose là le livre, je le reprends, je traduis sa pensés et elle m'exerce puissamment2. » L'admiration que lui inspire Molière, il n'a non plus négligé aucune occasion de l'exprimer avec éclat. Racine lui-même, il le proclame « le premier des écrivains en vers3 ». « J'avouerai que jamais écrivain n'a poussé plus loin la douce harmonie du vers,

1. Du Théâtre, 221-228 passim.

2. Du, Théâtre, 283.

3. Journal de Paris,' 9ljuin 1778.

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