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faisait pas de tragédies, mais des romans où la sensibilité trouvait délicieusement à s'émouvoir. Et le moins romanesque de ses romans n'était pas sa propre vie livrée aux destinées les plus contradictoires, au cloître, aux armes, à la servitude littéraire, mais par dessus tout aux passions toutes puissantes. Mercier, qui connaissait son histoire et relisait avidement ses œuvres, saluait en lui un maître d'élection: il ne l'approcha qu'en esprit de déférence et de fer

veur.

Le lieu même de ces promenades devait contribuer à lui en faire chérir le souvenir. Le parc de Chantilly, qu'il visita tous les ans pendant vingt-cinq années1, était pour ses rêveries juvéniles une retraite tant aimée ! Il y avait passé des jours entiers dans la fraîcheur des eaux jaillissantes, foulant tous les gazons, mesurant de loin la hauteur de tous les arbres, aspirant tout l'air qui l'environnait, se créant avec délices la jouissance d'une possession qui ne lui paraissait point imaginaire. Chez ce jeune homme à peine au terme de l'adolescence, l'amour de la campagne est, à cette date, un trait à noter. Non moins que ses antipathies. instinctives et que ses ardeurs d'imagination, non moins que son premier amour des « beautés vastes et irrégulières», ce sentiment nouveau devait décider de ses inspirations futures 3.

A vingt ans toutefois, si vaillant qu'on soit à résister, il est des contagions dont on se défend mal. Aussi voyons-nous cet ennemi de la versification débuter par aligner des rimes, ce contempteur superbe de la tragédie faire un léger sacrifice à la muse tragique, oh! bien léger : il s'en tint à l'’héroïde. On appelait ainsi, d'un nom emprunté à Ovide, un discours en vers dans lequel tel personnage fameux de l'his

1. Mon Bonnet de nuit. Neuchâtel, 1784, 11, 140.

2. Ibid. 11 avait un faible pour le Hameau, « jolie création pleine de grâces, de détails piquants et négligés; c'est une féérie champêtre ». Il remercie le prince qui l'a bâti pour lui.

3. C'est dans le même temps, sans doute, « aux plus beaux jours de sa jeunesse », qu'il allait au bois de Vincennes avec une « bienaimée » dont nous ne saurons jamais le nom et qu'il y passait des heures d'extase à écouter le rossignol. Le Rossignol, brum. an VIII, article de journal retrouvé dans les papiers de M. Duca. Voilà qui rend suspect certain passage des Mémoires de Fleury sur l'horreur de Mercier pour cet oiseau, I, 437.

toire ou de la légende exhalait l'une ou l'autre des passions qui sont du ressort de la tragédie: angoisse de l'amour contrarié, constance de la vertu opprimée, défi de la victime au persécuteur. C'était un diminutif de tragédie, une tirade isolée qui prenait, d'habitude, le caractère le plus véhément, celui d'une apostrophe ou d'une imprécation. Ce genre faisait fureur depuis que Colardeau avait publié en 1758 et avec un éclatant succès sa Lettre d'Héloïse à Abailard imitée de Pope. Là-dessus, on s'était évertué à sa suite: il n'était jeune poète, en mal de tragédie, qui ne se fit la main, au préalable, dans l'héroïde'. On avait mis au pillage la chronique et la fable, et les Dorat, les du Doyer, les Blin de Sainmore, à l'envi, rimaient des épîtres de Philomèle à Progné, de Julie à Ovide, du disciple de Socrate aux Athéniens, de Gabrielle d'Estrées à Henri IV, pauvres productions que Grimm dévisageait au passage avec un mot dédaigneux, ne s'humanisant guère que pour un autre échappé de collège nommé La Harpe, qui faisait, lui aussi, ses premières armes et composait alors des Caton à César ou des Annibal à Flaminius. Mercier n'eut part qu'aux mépris du célèbre critique. Il commençait alors à les encourir et ne parvint que rarement par la suite à les désarmer. C'est dans le sinistre qu'il s'était jeté, publiant successivement Hécube à Pyrrhus (1760), Canacé à Macarée, Hypermnestre à Lyncée, Philoctète à Péan (1762), toutes œuvres mort-nées qui ne méritent même pas la sèche mention dont la Correspondance honore parfois l'une ou l'autre.

Il était écrit que la première jeunesse de Mercier le retiendrait sous les bannières ennemies. S'il est, dans ses ouvrages, au même titre que l'art de Melpomène, un sujet favori de dénigrement, c'est sans doute l'enseignement classique contre lequel nous le verrons multiplier d'infatigables diatribes. Or, vers ce temps, la destinée ironique fit de lui à l'improviste un professeur. Les études secondaires traversaient une crise grave, la suppression de la Compagnie de Jésus ayant privé cent collèges de leurs maîtres. Il s'agis

1. Le goût ne laissa pas de s'en perpétuer assez longtemps. C'est seulement à la date du 7 juillet 1779 que je rencontre dans le Journal de Paris la note suivante: « La mode des héroïdes est à peu près passée ».

2. Corrrespondance littéraire (édition Tourneux), v, 66, 174.

sait d'y pourvoir au plus vite et on comptait fort sur les beaux esprits sans emploi. Vers eux les municipalités dépêchaient de toutes parts'. C'est ainsi que Mercier se réveilla, un matin de février 1763, régent de cinquième au collège de la Madeleine, à Bordeaux, maison fameuse et ancienne fondée par les Jésuites dès 1572 et rivale longtemps florissante de l'Université. Le plus curieux est qu'il se voyait nommé par autorité de justice. Car un arrêt du Parlement de Bordeaux ayant prononcé le 26 mai 1762 l'expulsion des membres de la Compagnie et la fermeture de leurs maisons de Guyenne, c'est par la même Cour que des commissaires furent institués à l'effet de choisir de nouveaux maîtres; en sorte que pour homologuer les contrats passés avec ceuxci un nouvel arrêt dut intervenir, le 1er février 1763, nommant les principal, sous-principal, professeurs et régents, chargés de remplacer les « ci-devant soi-disans Jésuites » dans le Collège de la Madeleine et d'y rouvrir les classes au 7 février suivant. On avait été forcé de recruter vite et l'on ne se montra pas trop exigeant sur les titres : la plupart des nouveaux promus, et Mercier entre autres, n'étaient même pas maîtres ès-arts. Il n'en eut pas moins mille livres d'appointements, somme respectable pour le temps, car les professeurs par destination et munis de leurs grades, ceux du collège des Quatre-Nations eux-mêmes, recevaient presque tous beaucoup moins.

Installé solennellement dans sa chaire, avec tous ses collègues, par une délégation du Parlement, je veux croire qu'il contribua, selon l'injonction de la Cour souveraine, « à tout ce que la religion et l'État étaient en droit d'attendre des fonctions importantes » qu'on lui confiait. Mais il lui restait du loisir pour les vers. « L'Iris de Guyenne, le journal

1. Abbé Sicard, Les études classiques avant la Révolution, Paris, Perrin, 1887, p. 389.

2. Arch. municipales de Bordeaux, série G. G, carton 298. Obligeamment communiqué en 1889 par M. Gaullieur, archiviste de la ville de Bordeaux. Voir du même, Hist. du collège de Guyenne. Paris, Sandoz et Fischbacher, 1874, pp. 492-516.

3. Le principal était Louis-Benoit Maréchal, prêtre et chanoine de Saint-Nicolas de Sézanne en Brie. Était-il parent de Sébastien Maréchal, parrain de Mercier? Et serait-ce à cette circonstance que ce dernier a dù sa nomination?

4. Franklin, Recherches sur le Collège des Quatre-Nations, p. 89.

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le plus poli qui fût au monde » lui ouvrit libéralement ses feuilles, et il s'y escrima avec ardeur. Les années 1763 et 1764 ne furent point perdues pour l'héroïde. Successivement parurent Médée à Jason, Sénèque mourant à Néron2, puis Héloïse à Abailard, car, lui aussi, la gloire de Colardeau l'empêchait de dormir, puis encore Calas sur l'échafaud à ses juges, morceau qu'il composa, nous apprend-il, au cours d'un voyage à Toulouse, et sur la place même où le supplice avait eu lieu3. « Nos faiseurs d'héroïdes, écrivait Grimm plus tard*, ressemblent aux chenilles : quand il y en a un trop grand nombre, c'est preuve de sécheresse. » Mercier n'y devait pas toujours contredire. Bien avant la fin de sa vie, revenant un jour sur ses débuts dans « la décevante carrière des lettres », il déclarait fastidieux et insipide 5 ce monologue rimé qui lui avait coûté tant d'encre. Mais alors, il en était tout féru.

Ayant rassemblé en un recueil quelques opuscules de cette sorte, c'est avec un grand accent de conviction qu'il s'écrie « On a voulu dépriser le genre de l'héroïde, et je m'en étonne, ce genre est à la fois noble, varié, intéressant, il doit être cher à ceux qui aiment à voir revivre sous de nouvelles couleurs ces héros que nous offre l'histoire, ces grands caractères dont tous les traits sont également précieux. Il est triste que le dédain superbe que le public affecte depuis quelque temps pour la poésie décourage ceux qui, par leurs talents secondés de leurs travaux, pouvaient réussir dans cette carrière aussi difficile que séduisante”. Voilà qui pourrait être aussi bien signé Chabanon ou Blin de Sainmore. Rimeur ou « tragédiste », aucun de ceux qu'il honnira sans trêve n'a sans doute commis de meilleure foi de plus plats alexandrins; et en se drapant dans les guenilles les plus fanées, les plus déteintes, les plus effilochées de la défroque classique, aucun ne s'est plus fièrement rengorgé. Il n'était pas inutile de montrer, par cette cita

1. Papiers de M. Duca.

2. A la même date, je rencontre encore dans Quérard cet autre titre : Crizéas et Zelmide, poème.

3. Mon B. de N., III, 167.

4. Corr. litt., vii, 309.

5. Fictions morales. Paris, 1792, t. I, préface.

6. Héroïdes et autres pièces de poésie. Paris, 1764, avertissement.

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tion, qu'à vingt-quatre ans Mercier ne faisait guère encore figure de séditieux dans la république des lettres. De ce passage sous le harnais traditionnel, il lui resta une démangeaison de versifier qui, au grand scandale de ses professions de foi réitérées, le poursuivit jusqu'à la vieillesse. J.-J. Rousseau, auteur de comédies, ne lui offrait-il point le plus mémorable exemple d'une pareille contradiction?

Pas plus en prose qu'en vers, d'ailleurs, il ne donnait encore signe de hardiesse. Dans un discours sur le Bonheur des gens de lettres publié à Bordeaux en 1763, ne trouve-ton pas une ardente invocation à Homère qu'il prend pour compagnon de ses promenades solitaires? « Je goûterai, s'écrie-t-il, tes images tour à tour sublimes et gracieuses »>, et en une autre page : « Quelle source de délices de s'élever avec Corneille, de pleurer avec Racine, de rire avec Molière ! » Son orthodoxie littéraire, à cette heure, était donc propre à édifier le Collège de la Madeleine.

Ce discours mérite de nous retenir un instant. Jusqu'à présent nous n'avons eu affaire qu'à un jeune homme précocement doué de sens critique, impétueux, confiant en soi, prompt à comprendre et hardi à juger. Mais voici les premières pages où il nous livre ses pensées les plus chères, sa conception de la vie et tout le dessein de son œuvre. C'est le premier écrit où l'âme enthousiaste de Mercier se révèle et déclare sa vocation, le premier acte d'une foi morale qu'il confessera sans relâche, en toute occasion et jusqu'au dernier jour. « Je vois, dit-il, beaucoup d'avantages liés à la profession des lettres, je les sens encore mieux ». Oui, il les sent jusqu'à l'enivrement, il en a le cœur plein, et c'est le cœur ici qui déborde. On médit de l'état d'écrivain, ceux mêmes qui l'exercent se plaignent de la haine, de l'envie, de mille déboires communs, en somme, à toute condition humaine. Quant à la foule, elle est ingrate pour les hommes qui l'éclairent. Double aberration que Mercier entreprend de confondre, en proclamant à la fois la dignité et le bonheur d'écrire, dignité et bonheur inhérents à la mission spéciale enveloppée, impliquée dans la signification du mot gens de lettres. Car ce nom désigne << le petit nombre de sages répandus sur la terre qui vivent libres par la pensée, dont la sensibilité éclate en traits de flamme, qui parlent hautement pour l'intérêt des hommes

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