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gens qui s'aiment, mais Elle a un père égoïste qui entend ne s'en séparer à aucun prix sentiments en lutte, cœurs qui pâtissent, appel à notre sympathie, voilà Dupuis et Desronais1. Henri IV s'égare à la chasse et demande incognito l'hospitalité à de bons paysans: belle occasion pour la vérité de parvenir à des oreilles royales, pour un souverain comme on n'en voit plus guère de laisser paraître toute sa bonhomie, toute sa joviale et franche cordialité, pour ceux qui l'hébergent d'étaler au grand jour la dignité modeste, la fierté de conscience, les sentiments d'hommes libres qui s'abritent sous leur humble toit. C'est la Partie de chasse2.

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Qu'ils y tendissent d'instinct seulement ou bien de propos délibéré, en réalité les auteurs de ces ouvrages marchaient au but que Grimm signalait en termes ardents, quand il écrivait, lui, cependant et sous d'autres rapports, si fort en garde contre les illusions de l'optimisme contemporain: «< Quand aurons-nous des spectacles... qui aient le pouvoir d'intéresser, d'attendrir et d'effrayer, s'il le faut, des hommes? Nous en aurons quand le gouvernement regardera l'instruction publique comme le premier et le plus important des devoirs de la législation et comme le moyen le plus doux et le plus sûr d'assurer son autorité. Il n'enverra plus alors les peuples écouter en bâillant un prêtre ennuyeux. Il ne bornera pas à cet acte triste et gothique l'instruction publique : alors il rappellera les beaux-arts à leur véritable destination et fera servir leurs productions aux progrès de la morale nationale; alors les théâtres de-` viendront un cours d'institutions politiques et morales, et les

1. Représenté le 17 janvier 1763.

2. Publiée dès 1765, mais suspecte au gouvernement de Louis XV, comme on l'a vu plus haut, tenue pour ce motif à l'écart de la scène jusqu'au règne suivant, la Partie de chasse ne fut jouée à la ComédieFrançaise que le 16 novembre 1774.

3. Ces audaces obtenaient des principaux critiques un encouragement non équivoque. Fréron traite avec honneur, sans toutefois en déguiser les défauts, l'Honnéte Criminel, Eugénie, Beverley (Ann. Litt., 1767, vш, 73 et 289, 1768, vi, 217). Le Mercure fait un éloge démesuré du Comte de Comminges (janvier 1765), il rend la justice la plus sincère au Philosophe sans le savoir et à la Partie de Chasse (janvier et mars 1766). Avec plus de discernement, Grimm, qui met hors de cause le principe du drame, ne radoucit son âpreté coutumière ni pour Comminges (Corr. litt., vi, 134), ni pour Eugénie (v11, 227), ni pour Beverley (ví, 74).

poètes ne seront plus seulement des hommes de génie, mais des hommes d'État1. »

III

Le poète instituteur des mœurs, dispensateur de la vérité, mais voilà justement ce qui obsède Mercier. Quoiqu'il n'ait pas trente ans, sa foi littéraire et morale est déjà enracinée en lui, inébranlable et pour la vie. Conspirer de sa personne à rendre les hommes meilleurs, en imprimant dans leurs âmes d'émouvantes images du bien et du mal, en remuant au fond de leurs entrailles la sensibilité qui fait aimer et crée le bon vouloir, en versant dans leurs cœurs attendris la semence des exemples vertueux : c'est le rêve qui l'enflamme d'enthousiasme. Il a dû s'enivrer de la parole de Diderot, quand celui-ci, se livrant à son démon, épanchait tout haut, en de torrentueux monologues, les idées de sa Poésie dramatique; et dans ces écrivains philosophes qui, depuis tantôt dix ans, marchent à la conquête, à la rénovation du théâtre, il a reconnu et salué des frères. Il sera des leurs et, dès 1769, « échauffé par le désir de donner un drame utile », il écrit Jenneval, de la même plume qui n'a pas encore achevé l'An 2440. Puis, en trois ans, coup sur coup, cinq autres drames suivent : Le Déserteur (1770), Olinde et Sophronie (1771), l'Indigent, le Faux Ami, Jean Hennuyer (1772), autant de gages éclatants donnés aux idées nouvelles et non sans honneur pour Mercier à qui, en ce début, les journaux montrent d'abord quelque bonne grâce on signale chez lui de la chaleur, de l'enthousiasme, de l'éloquence, de la passion, des scènes fortes. Mais il n'y a pas là de quoi contenter son ambition. On peut pressentir qu'il ne sera point timide à l'assaut, quand on lit dans une lettre à Thomas, son confident révéré : « Je me destine à suivre quelque temps la

1. Corr. litt., vi, 80. Il écrivait ces lignes à propos de Beverley qui, dans cet ordre d'idées, lui semblait une tentative manquée.

2. Préface de Jenneval.

3. Ann. litt., 1770, vii, 98. Mercure, janv. 1770, II, 95, sept. 1770, 141; juin 1771, 84; octob. 1774, 11, 76. Journ. Encycl., 1770, 1, 252, VI, 300, etc.

carrière du théâtre. J'ai réfléchi à l'art dramatique et je suis fondé à croire qu'il a pris en France une direction fâcheuse1. » Tout le stimule, d'ailleurs. Le drame ne marche pas dans le monde d'un train bien triomphal. Se frayant un chemin par force et admis à la longue, il n'en fait pas moins encore figure de factieux. Parfois, il trouve accès à la scène, mais pour un drame que l'on représente, combien de tragédies! Le théâtre est toujours au pouvoir des anciens occupants, et, tout combattus que soient ceuxci, réduits même à céder une part du terrain, ils gardent néanmoins leurs positions: l'œuvre capitale, la scène aux éducateurs de la nation, est bien loin d'avancer comme il faudrait. Qu'on imagine les trésors de courroux qui s'amassent dans cette âme impétueuse! Partir, d'un élan de croisé, pour l'œuvre de salut, et se voir opposer quoi? des futilités misérables, l'art et ses formes surannées, la tragédie avec son appareil sacramentel, tout ce qu'on méprise d'instinct depuis l'enfance. Mercier n'y tient plus joignant le précepte à l'exemple, il proclame, dans toute sa rigueur, dans toute sa violence et aussi dans toute sa logique, une théorie qui n'a pas encore eu le courage de son audace et ne s'est jusqu'alors produite en public, même sous des plumes résolues comme celles de Diderot et de Beaumarchais, que mitigée d'atténuations circonspectes.

C'est en 1773 et sans nom d'auteur que paraît ce nouvel Évangile, sous le titre suivant: Du théâtre ou Nouvel Essai sur l'art dramatique. L'esprit toujours en travail des idées qu'il y avait exprimées, Mercier projetait d'en donner un nouvel éclaircissement dans un « Examen philosophique de quelques pièces du théâtre français, allemand, anglais, espagnol, avec les observations de plusieurs écrivains célèbres sur la nécessité de réformer le système actuel du théâtre français.» Mais il arriva malheur à ce travail. Lors de son retour de Suisse à Paris, Mercier, qui l'avait laissé à Neuchâtel, écrivit qu'on le lui envoyât. Par malheur, le manuscrit se perdit en route et nous devons nous contenter d'un opuscule intitulé: Nouvel Examen de la tragédie française, qui

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1. Lettre du 10 juillet 1770. Voir à l'Appendice.

2. Amsterdam, van Harrevelt, 1773, in-8.

3. Brouillon de lettre trouvé dans les papiers de M. Duca.

4. Imprimé à la suite du livre : De la Littérature et des littérateurs,

reproduit avec une force nouvelle les théories du précédent Essai.

En rapprochant les vues exposées dans ces deux écrits dogmatiques de toutes celles que Mercier a dispersées, selon son usage, au travers des préfaces de ses drames, ou dans quelques chapitres du Tableau de Paris et de Mon Bonnet de Nuit, nous nous rendrons un compte exact et aussi complet que possible du théâtre qu'il concevait et qu'il a tenté de réaliser.

Le théâtre étant appelé à moraliser les hommes, pourquoi il a, jusqu'ici, failli à sa tâche et comment, à quel prix, on l'y ramènera, tel est le double objet de la démonstration que Mercier entreprend et qu'il ne cessera de poursuivre, en dépit des risées et des injures, avec une ivresse de conviction inextinguible.

Mais, au préalable, une question se pose le théâtre a-til en effet une telle vocation? Ou, en d'autres termes, le genre d'émotion qu'il excite en nous est-il réellement propre à nous rendre meilleurs? On sait, à cet égard, si les avis diffèrent, témoin les répugnances invétérées de la tradition chrétienne qui peuvent se ramener à ce peu de mots: « Le but de la comédie est d'émouvoir les passions, comme ceux qui ont écrit de la poétique en demeurent d'accord, et au contraire tout le but de la religion chrétienne est de les calmer, de les abattre et de les détruire autant qu'on le peut en cette vie. » A quoi il ne servirait de rien d'objecter que le théâtre se rachètera en tournant au bien son art d'émouvoir les passions. Premièrement cela est inutile :

«< Pour changer leurs mœurs et régler leur raison Les Chrétiens ont l'église et non pas le théâtre. » Secondement, cela est impossible : l'art dramatique a pour fin de plaire et, à cet effet, il se voit forcé de caresser nos passions, non de les purifier. « Car il faut avouer que la corruption de l'homme est telle depuis le péché que les choses qui l'instruisent ne trouvent rien en lui qui favorise leur entrée dans son cœur'. >>

Yverdun, 1778, in-8. C'est, du moins, la seule édition que Quérard indique et que je connaisse. Il faut bien pourtant que le Nouvel Examen ait paru, au plus tard, l'année précédente, puisqu'il en est rendu un compte satirique dans l'Année littéraire, 1777, vIII, 178-197.

1. Prince de Conti: Traité de la Comédie, 1669, pp. 36, 31, 19. Les vers cités par Conti sont de Godeau, évêque de Vence.

Inspirée d'une religion qui tient en médiocre estime les impulsions spontanées de la sensibilité humaine, prétendrat-on que de ce chef l'objection n'est point opposable à une foi morale toute contraire qui fait de la sensibilité justement le principe de toute vertu, de toute régénération? Mais pour la corroborer, cette objection, voici justement une autorité peu suspecte, celle de J.-J. Rousseau qu'on n'accusera pas d'avoir tenu l'humanité trop en garde contre la voix du cœur. Lui qui a mis tout son zèle à retremper la vertu dans les larmes, quand il dénie à l'art dramatique le pouvoir de les faire couler utilement, n'est-ce pas pour des raisons singulièrement approchantes de celles qu'invoquent les moralistes chrétiens? « Un spectacle est un amusement;..... tout amusement inutile est un mal pour un être dont la vie est si courte et le temps si précieux ». Quant à vouloir en tirer un parti profitable, illusion pure. « L'objet principal est de plaire et, pourvu que le peuple s'amuse, cet objet est assez rempli. Cela seul empêchera toujours qu'on ne puisse donner à ces sortes d'établissements tous les avantages dont ils seraient susceptibles, et c'est s'abuser beaucoup que de s'en former une idée de perfection qu'on ne saurait mettre en pratique sans rebuter ceux qu'on croit instruire. » En vain les partisans du théâtre diront-ils que, « si les auteurs abusent du pouvoir d'émouvoir les cœurs pour mal placer l'intérêt, cette faute doit être attribuée à l'ignorance et à la dépravation des artistes, et non point à l'art. » En vain ajouteront-ils «< que la peinture fidèle des passions et des peines qui les accompagnent suffit seule pour nous les faire éviter avec tout le soin dont nous sommes capables. Il ne faut pour sentir la mauvaise foi de toutes ces réponses que consulter l'état de son cœur à la fin d'une tragédie. L'émotion, le trouble et l'attendrissement qu'on sent en soi-même et qui se prolongent après la pièce annoncent-ils une disposition bien prochaine à surmonter et à régler nos passions? » Creusant enfin jusqu'au vif de la question, Rousseau ne semblet-il pas d'avance couper la retraite à Mercier, lorsque, dans l'hypothèse même d'un théâtre comme celui-ci le rêvera, se demande ce que vaut « une émotion passagère et vaine qui ne dure pas plus que l'illusion qui l'a produite, un reste de sentiment naturel étouffé bientôt par les passions, une pitié stérile qui se repait de quelques larmes?..... En donnant

il

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