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poussant plus résolument que personne à cette métamorphose, Mercier l'aura donc utilement servi. Mais, prenons-y garde, il ne l'a pas servi pour lui-même. Car l'affranchissement de la scène et la description plus exacte des mœurs réelles n'avaient à ses yeux que la valeur d'un moyen. Bien plus que le progrès de l'art, l'utilité morale le préoccupait, et, pour bien entendre le sens de ses destructions, il faut voir, dans cette poétique révolutionnaire, comment, de quelle manière et à quelle fin il voulait reconstruire.

Il était dans la force des choses que la philosophie du XVIIIe siècle s'emparât du théâtre. Tout d'abord, il y a, je le répète, entre elle et lui une affinité intime. C'est à la sensibilité qu'elle fait appel : naturellement elle réclamera l'aide d'un art qui sait tous les secrets de l'émouvoir. Mais surtout elle n'a pas le choix : le théâtre, en ce temps, est le seul lieu de propagande pour la pensée libre (dans la mesure où il lui est loisible de s'émanciper), le seul où un particulier soit en possession de communiquer avec le public. Il ne pouvait y en avoir d'autre sous un régime qui, par institution, détestait les assemblées, et l'action de la parole sur les assemblées, et l'esprit de critique, de libre examen qui s'y enhardit, s'échauffe, s'applique malignement aux sujets défendus, aux principes de la morale, de la philosophie, de la politique, choses d'Église et d'État, délicates, fragiles, dangereuses à manier et, pour ce motif, tenues sous clé, hors de la portée du populaire, par le triple cordon des sentinelles de la police, de la censure et de la justice. Que l'on s'attroupe, que les opinions prennent contact, que l'une d'elles, plus forte, plus persuasive, se propage, tout aussitôt c'en est fait de la soumission et de la discipline. A les maintenir, le gouvernement d'alors employait tout son effort, un effort de plus en plus laborieux, de moins en moins efficace. Pour empêcher les gens de penser à mal, le moyen immémorial est de les distraire, ce qui explique les complaisances de l'autorité pour le théâtre, car précisément une salle de spectacle est un des rares endroits où il soit innocent de se réunir, puisque les sujets défendus ne sont pas de la compétence du théâtre et qu'on y va chercher un divertissement désintéressé.

Mais, par une conséquence non moins fatale, cette puissance nouvelle et irrésistible à laquelle Malesherbes, pre

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nant séance dans l'Académie, adressait un salut solennel', l'Opinion, qui n'avait ni existence reconnue, ni organe légal, ni siège à son usage dans un État armé en guerre contre elle, l'Opinion devait, à son tour, s'échapper par la seule issue qui lui fût laissée et s'établir par fraude, mais en souveraine, dans ce lieu d'asile auquel sa neutralité originelle assurait le bénéfice d'une liberté relative. Aussi, pendant tout le cours du xvIIe siècle, la « grande salle assez mal décorée » de la rue des Fossés-Saint-Germain fut-elle comme une sorte de forum où l'Esprit public tenait ses comices et donnait audience. Petit à petit, on s'était mis à y parler de tout: gros événements et incidents éphémères, héros du jour et gloires du siècle, on a pu consacrer tout un volume à l'histoire de la société du XVIIe siècle par les allusions et les personnalités dont regorgent les ouvrages dramatiques du temps, aussi bien sur les nobles planches. de la Comédie-Française que sur les tréteaux précaires de la Foire Saint-Laurent. Devant cette juridiction extraordinaire de l'Esprit mutiné avaient comparu et le Système de Law, et la querelle du Jansénisme, et la prospérité croissante des gens de finance, et les discordes intestines des gens de lettres. A la louange de la paix de 1763, Favart donne l'Anglais à Bordeaux; pour la consolation des revers récents, du Belloy emprunte à nos annales le Siège de Calais; dans l'Amour Français, Rochon de Chabannes livre aux applaudissements du parterre les jeunes exploits de Lafayette. Mais surtout, comme le vent est à la hardiesse, dès le début du siècle, et sous le couvert des périphrases tragiques ou des pasquinades, il n'est proposition scabreuse ou malsonnante qui n'ait fait fortune sur la scène bien plus promptement et bien plus sûrement que par la voie obscure du livre. Edipe est de 1716, et de 1721 cet Arlequin sauvage, de Delisle, effronté raisonneur entre tant d'autres Arlequins qui ne sont pourtant point timides et dont la race a si vigoureusement pullulé sur le sol maternel de la foire".

1. Bersot, Études sur le xvi• siècle, p. 34.

2. Saint-Foix, Lettres turques. OEuvres complètes. Paris, 1777, II, 369. 3. Desnoiresterres : La Comédie satirique au XVIIIe siècle. Paris, Perrin, 1885. Voir aussi L. Fontaine : Le Théâtre et la Philosophie. Paris, Cerf, s. d. 4. Arlequin Deucalion, Arlequin roi de Sérendib, Arlequin Mahomet,

Protestations contre le fanatisme, l'autorité absolue, l'inégalité des conditions, leçons de tolérance, d'humanité, de dévouement civique, de fraternité sociale, que ne rappellent les titres demeurés célèbres de tant de pièces oubliées, pour la plupart, mais qui alors excitaient une si grande fermentation: Brutus, Alzire, Nanine, le Préjugé vaincu, la Partie de Chasse d'Henri IV, Guillaume Tell, l'Orphelin de la Chine! Le public avait conscience des libertés de fait que lui créait le théâtre. Aussi comme il en était glorieux, comme il en était épris! En aucun temps, gens et choses de théâtre n'ont été davantage la coqueluche de Paris. Feuilletez les journaux, nouvelles à la main, correspondances secrètes du xviie siècle, qu'est-ce qui les défraie principalement? Le théâtre : salle, scène et coulisses1.

Le théâtre offre donc à la philosophie le champ d'action le plus favorable. Sonorité retentissante, assiduité du public, auditoire préparé à tout entendre et en goût d'oser. De son propre mouvement, d'ailleurs, ne vient-il pas à elle et n'a-t-il point déjà fait la moitié du chemin? La tragédie, en devenant frondeuse, la comédie, en prenant des airs sérieux, ont dérogé aux fictions de leur emploi primitif. Et sans doute, il y a de la faute des auteurs qui, de longue date, ne donnent plus, ni en fait de tragique, ni en fait de plaisant, rien d'assez parfait pour tenir les assistants attachés au genre de jouissance que la scène leur procurait auparavant; mais il est bien vrai aussi que, de lui-même, le public réclame autre chose. Depuis le début du siècle, et par un progrès constant, ce qu'on va chercher au spectacle, c'est de moins en moins un simple divertissement. Collé fait à ce propos une remarque des plus significatives: « La jeunesse actuelle ne connaît plus d'autre espèce de comique que le genre larmoyant; il lui faut ce qu'on appelle de l'intérêt. Le comique véritable, la comédie proprement dite est absolument passée de mode. La nation est devenue triste2. >>

etc., sans parler de l'Arlequin de Marivaux, dans l'Ile des Esclaves, qui est un si bon sujet et de l'Arlequin de Florian, tout à fait vertueux. 1. « Des milliers de jeunes gens et de veillards demeureraient absolument muets s'ils n'avaient pour entretien les actrices et les pièces de théâtre. » Paris en miniature, 1784, p. 44.

2. Journal et mémoires de Collé, 11, 242.

En d'autres termes, on ne va plus au parterre pour se mettre en belle humeur aux dépens des sottises humaines. Cette disposition qu'on y portait sous Louis XIV dénotait alors des consciences en repos à l'endroit des choses sérieuses, dûment pourvues d'enseignements et de principes. recueillis en leur lieu, et partant indifférentes ou même hostiles à une réprésentation intempestive de ces choses: car, c'est en y pensant ainsi, hors de propos, dans des circonstances toutes profanes, que la sécurité morale se trouble, les passions sont chatouillées et d'inquiétantes perplexités s'éveillent. Pour cette raison, nous voyons, de nos jours, les âmes simples et pieuses s'offenser moins des plus cyniques bouffonneries que des pièces à thèse. Or justement, l'esprit de soumission qui s'alarme des apparences de la curiosité défendue est tout l'opposé de l'humeur que nous connaissons au xvine siècle. Quand les gens de ce temps réclament de l'intérêt, au théâtre, cela veut dire que, de plus en plus, ils se plaisent à considérer, en dehors de toute ironie, les conflits des passions et des intérêts humains. Inévitablement le sérieux s'introduit dans la comédie, en dépit des protestations des auteurs eux-mêmes, de ceux qui se déclarent le plus attachés aux traditions et le plus prononcés contre les nouveautés. Piron se réclame du xvire siècle, et pourtant Piron donne dès 1728 l'École des Pères ou les Fils ingrats, où Collé voit la première apparition du genre larmoyant. Le comique proprement dit manque à Marivaux. Dans les pièces de Destouches, le sérieux domine; dans celles de La Chaussée, il règne sans partage1. Par la loi de la prédilection publique, se transforment en matière de théâtre, en objets de représentation, en instruments d'émotion et de débat, les cas de conscience, les principes de conduite, les questions dévolues naguère au confessionnal. La dignité de l'état de mariage aux prises avec une fausse honte (Le Préjugé à la Mode), les devoirs des parents envers les enfants (l'Ecole des Mères), l'obligation de réparer le préjudice involontaire (la Gouvernante), l'élan du cœur préféré aux conventions mondaines (Mélanide), voilà ce qui, aux environs de 1750, a, d'un mouvement ininterrompu, envahi la scène. Et tous ces objets,

1. Voir l'exposé de cette évolution dans l'excellent ouvrage de M. Lanson sur Nivelle de La Chaussée, Paris, Hachette, 1887.

sans doute, sont traités en toute orthodoxie morale, mais la grande, l'audacieuse nouveauté n'en est pas moins qu'ils y soient.

Aussi bien ne les y souffre-t-on point sans de vives disputes. Contre eux se dressent les règles, les fameuses règles, qui tiennent le théâtre dans leur dépendance, et en vertu desquelles il n'existe que deux genres admis: la tragédie qui excite terreur ou pitié, la comédie qui fait rire1. Quant à ce monstre, ce genre hybride qui tire des larmes sans être tragique, qui emprunte à la comédie son nom sans sa gaieté, ce comique larmoyant, il n'a aucune place reconnue, aucun rang dans l'art. C'est un produit de la barbarie et du mauvais goût. On le proscrit de parti pris, sans examen, sans argument de fond, au nom de la seule tradition aveuglément invoquée. Là-dessus les plumes de se donner carrière. La question du mélange des genres demeure le principal champ de bataille de la critique à cette époque. Au nom de Boileau, au nom des saines traditions, tout ce qui se flatte d'être classique s'acharne contre les pièces de La Chaussée. Voltaire a eu beau écrire des comédies pathétiques et déclarer pour les justifier que « tous les genres sont bons hors le genre ennuyeux », voire même que le comique attendrissant de l'Écossaise est «< un des plus utiles efforts de l'esprit humain 3 ». Tributaire de Shakespeare, il n'a pas laissé non plus d'introduire sur la scène des personnages, des mœurs, un appareil dramatique étrangers aux modèles du xviie siècle. La mort de César, Sémiramis ou Tancrède donnent assez la mesure des libertés prises. En théorie, toutefois, son opiniâtre prévention pour l'ancien théâtre fait de lui un ennemi implacable de toute innovation. Que l'on se rappelle seulement cet arrêt rageur : « Une comédie où il n'y a rien de comique n'est qu'un sot monstre. » De ses protestations farouches et de ses invectives contre tout

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1. « La comédie doit faire rire, la tragédie doit émouvoir et arracher des larmes; il ne peut y avoir un troisième genre dramatique qui participe de ces deux. » Journal de Collé, 1, 54.

2. Préface de l'Enfant Prodigue.

3. Préface de l'Écossaisse.

4. « Il est, déclare J.-J. Rousseau, le premier qui, à l'imitation des Anglais, ait osé quelquefois mettre la scène en représentation. » Nouvelle Héloïse, deuxième partie, lettre XVII.

5. Lettre au marquis de Thibouville, 26 janvier 1762.

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