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gence. Comment se flatter, par une méthode ou une autre, de la ramener à l'unité du bon vouloir et du mérite? La policer a pour résultat de faire éclore de bons instincts qui eussent péri étouffés, d'en comprimer de mauvais qui développaient auparavant toute leur malfaisance. C'est en quoi les tenants de la civilisation ont raison contre ceux de l'état de nature. Mais pour les premiers néanmoins que de sujets de modestie! Car cette œuvre est toute partielle, contrariée, limitée. Elle paralyse nombre de volontés méchantes, pas toutes, il s'en faut. Mais de celles-mêmes qu'elle contient, qui oserait dire que le plus souvent elle les discipline et les régénère? Quel miracle de greffe jamais fera de la ciguë un cordial? D'ailleurs, quelle illusion de vouloir que lumières et vertus aillent toujours du même pas! Les plus grands saints sont nés dans des siècles de barbarie; et des temps plus doux eussent peut-être attiédi leur zèle. Réciproquement les plus beaux jours qui aient lui sur les hommes ont éclairé aussi quelques-uns de leurs pires forfaits, et la Brinvilliers a été une contemporaine de saint Vincent de Paul. Car et ceci est le plus attristant — la civilisation, qui n'est pas toujours maîtresse de corriger, a, elle-même, contre son vœu et par la force des choses, une action corruptrice. Toutes les énergies y trouvent exercice et accroissement, chacune selon sa pente. La science décuple le pouvoir et de bien et de mal faire. Il y a des vertus qui fleuriraient moins au fond des bois, mais il y a des vices qui ne s'engraissent que sur le sol des grandes villes. La candeur immaculée de l'Age d'Or n'est qu'une assez pauvre idole, mais la Science rédemptrice universelle et infaillible en est une autre à peine moins grossière. Le monde va son train, le bien sort du mal, et le mal sort du bien.

Voilà, du moins, ce que manifeste tout le long déroulement des annales humaines.

CHAPITRE III

Mercier dramaturge. Sa poétique.

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I. Le théâtre conçu par Mercier comme « l'école des vertus et des devoirs du citoyen ». Son plan de réforme n'a pour objet que de l'approprier à cet usage. La philosophie du xviie siècle et le théâtre : celui-ci appelé fatalement à devenir l'organe de celle-là. Évolution du goût public: le sérieux gagne la comédie. Les anciennes règles ébranlées : adversaires et défenseurs prennent position.

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déclare et s'enhardit. Toute l'imitation de la destinée humaine ne

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tient pas dans le tragique et le comique. Entre les deux, le genre sérieux réclame sa place, la principale, car il se donne pour le plus utile. Réformes qui s'ensuivent. Circonspection de Diderot : il s'insurge contre le privilège des anciens genres, il ne les proscrit pas. Succès de ces idées. Préface d'Eugénie. Apparition des premiers drames. Le théâtre tend à devenir un lieu de prédi

cation.

III. Enthousiasme de Mercier pour une rénovation qui flatte ses idées
les plus chères. Mais il la veut plus hardie et plus complète.
Du Théâtre ou nouvel Essai sur l'art dramatique. - Le Nouvel
Examen de la Tragédie française. Le théâtre a-t-il en effet pour

vocation de moraliser les hommes? D'autres l'ont contesté. Mercier le pose en axiome. Pourquoi cette vocation n'a pas été remplie. Le mal vient de ce qu'on s'est mis à l'école des Anciens. Tout le système dramatique qu'on leur doit est à remplacer.

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IV. La tragédie. Nationale chez les Grecs, partant instructive et utile. Parasite chez nous, oiseuse, en outre surchargée d'artifices que les Anciens n'ont point connus. Uniformité, monotonie, invraisemblance. Unités de lieu et de temps: contrainte absurde. Autre tour de force obligatoire : écrire en vers. - Mercier a ses raisons de ne pas s'y plier volontiers. Après la forme, le fond, dans la tragédie, appelle de pires censures. - Altération de la vérité historique. Esprit d'adulation envers les grands. Réserves flatteuses en faveur de Corneille; mais on l'entend et le goûte peu. A la vérité, sous le couvert de l'antique, il glisse des maximes hardies qui prêtent au jeu des allusions malignes. Pauvreté d'un

tel enseignement civique.

L'amour et sa rhétorique.

Nécessité

de secouer cette discipline malfaisante et de peindre sur le vif. Points justes et côtés faibles de cette critique.

V. La comédie.

Influence de Molière.

Fausseté des personnages comiques : la nature ne fait que des caractères mixtes. Protestation juste en faveur de la vérité; condamnation excessive portée contre tout l'ancien art comique. La pire vanité de cet art aux yeux de Mercier il vise à faire rire. Dangers de l'entreprise : faire rire du vice, qui mérite pis; faire rire de la vertu, ce qui est un sacrilège. Molière doit bien des comptes à la pure morale. Puérilité du rire qui descend aux simples ridicules. Indigence croissante de l'art comique au XVIe siècle. - Il propage, d'ailleurs, le ridicule plutôt qu'il ne le corrige. En conclusion, la comédie est à proscrire comme la tragédie.

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VI. Le drame. - Exclut les démarcations arbitraires, s'attache à reproduire la nature humaine au complet, sans la ramener ni au biais traExact afin d'être utile. Les êtres gique, ni au biais comique. humains dans la vérité de leur caractère, de leur condition, de leur nationalité. - La stricte vraisemblance dans l'exposé des événements : pas de romanesque. Aucune restriction dans le choix des sujets.

Le drame aussi vaste que la morale : l'éloge de toutes les vertus, la dénonciation de tous les abus sont de son ressort. - Pareillement, tout ce qui peut instruire le public, et ainsi les matières d'administration et les leçons de politique.

VII. Dès lors, le drame n'est pas aussi facile que ses détracteurs le prétendent. Fortes études préparatoires qu'il requiert. L'objet final en sera de se mettre bien en état de parler au peuple. Le peuple est un bon juge. Risible arrogance des gens de lettres de profession idées fausses et déplorables conventions qu'on leur doit.

L'auteur dramatique s'en gardera. Foi et zèle qui doivent l'animer.

VIII. Obstacle aux innovations : l'autorité des devanciers illustres. Comment Mercier en use envers ceux-ci. Attaques véhémentes contre Racine et Boileau. Antipathie de nature et nécessité de situation. La passion d'affranchir l'art doit faire passer à Mercier bien des excès de langage. La théorie du réformateur mise à l'épreuve dans ses propres drames douloureuse déception.

:

I

Elles sont bien loin de nous et d'un accès plus que difficile, les radieuses perspectives de l'An 2440. Les atteindrat-on jamais? A Mercier lui-même, nous l'avons vu, parfois

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le cœur manque lorsqu'il envisage l'énormité de l'entreprise. Selon ses idées cependant, elle n'est pas impossible, elle n'est pas illusoire. Du moment que l'homme ne fait point le mal par fatalité de nature, du moment que la so · ciété ne porte point en soi, et du fait de son principe, un ferment de corruption, du moment enfin que l'une et l'autre ne sont malheureux et coupables que par ignorance, méprise et mégarde, cn peut et on doit les redresser, les éclairer, les corriger. C'est une question de temps et d'effort et c'est, on nous l'a dit assez, la tâche dévolue aux gens de lettres. Mais comment s'y prendront-ils? Sans doute, c'est beaucoup d'écrire. Pourtant l'action de la parole écrite est limitée et lente. Tout le monde ne lit pas; tant de gens ne savent pas lire! Et puis la raison, même attentive, ne donne qu'un assentiment stérile. Le livre fermé, l'impression s'affaiblit, l'esprit se détourne. D'ailleurs, quand il s'agit de notre vertu et de notre bonheur, est-ce assez de parler à la raison, est-ce le lieu de procéder par démonstration? Non, il faut investir l'homme par toutes ses avenues, il faut ébranler son imagination et surtout remuer son cœur. Là seulement la semence lèvera.

Or, il est un endroit, par excellence, où l'on agit sur le cœur et l'imagination, non pas d'un seul homme, mais de toute une foule, où cette foule, plus qu'ailleurs, se rend docile à la voix qui l'endoctrine et qui la prend par son plaisir même, où ce plaisir enfin, quand on le fait naître à propos, est déjà un commencement de vertu, puisqu'il tire sa source de la sensibilité qui, selon les idées morales de Mercier, est aussi la source de la vertu. Cet endroit, c'est le théâtre. On a le devoir de le faire servir au salut de l'humanité. «< La vérité n'est vérité que quand elle devient pontneuf; il faut la mettre en couplets de chanson pour qu'elle fructifie universellement; il faut qu'elle descende de nos livres pour être habillée en opéra-comique ou en vaudeville'. » Voilà pourquoi Mercier, fidèle à la mission qu'il s'est tracée, fera des pièces. Mais le théâtre, jusqu'à présent, n'a pas été institué ni aménagé pour cet usage évangélique. On y venait en quête de sensations plaisantes ou émouvantes, et non pas d'édification. C'est à en procurer

1. An 2440, III, 216.

de telles que s'employait essentiellement tout le répertoire comique ou tragique. Si, d'ailleurs, dans les fictions repré-, sentées, la morale ne laissait pas de tenir une assez bonne place et de se communiquer assez clairement aux spectateurs, l'emploi néanmoins en demeurait trop discret, trop effacé. Presque toujours on lui rendait hommage, mais elle ne discourait point en personne, et il s'y agitait une foule d'intérêts qui ne la regardaient pas. Bref, le théâtre, depuis sa création, apparaît à Mercier comme un parloir public où l'on débite devant des oisifs un verbiage frivole. Il en réclame l'expropriation au nom de la philosophie qui veut y installer « l'école des vertus et des devoirs du citoyen »1.

De là toute une poétique nouvelle, où il faut soigneusement distinguer deux parties, une destructive et une constructive, celle-là inspirée et commandée par celle-ci. Heureusement servi nous l'avons remarqué déjà par sa clairvoyance de critique, il rencontre juste quand il dénonce les artifices, les conventions, les servitudes qui paralysaient notre ancien théâtre. Mais ce n'est pas une querelle d'esthétique qu'il lui cherche. Tel que nous le connaissons, on présume assez que ce serait son moindre souci. Il entend faire place nette sur la scène pour y installer la philosophie. Et la preuve, c'est que, bon ou mauvais, il n'épargnera rien du passé genres et règles, unités et traditions, pourpre tragique et oripeaux comiques, alexandrins et quolibets, héros et valets, aventures fabuleuses et tours de gibecière, tout l'attirail des ressorts imaginés pour faire rire ou frémir, sont, indistinctement et au même titre, déclarés par lui hors d'usage désormais, oiseux, parasites, étrangers à la destination véritable du théâtre, à sa fonction d'enseignement, et, comme tels, condamnés, retranchés, abolis sans merci. Or, il advient bien que l'art dramatique, tout le premier, trouvera son compte à ce bouleversement. Une fois débarrassé d'un héritage encombrant et onéreux, il aura les coudées plus franches et les allures plus libres, il renouvellera son costume et son mobilier, il changera son train, variera ses observations, se prêtera à des mœurs plus diverses et contractera de plus vastes curiosités. En

1. An 2440, 1, 283.

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