Page images
PDF
EPUB

gler après coup les mouvements du cœur sur les préceptes de la raison, et qu'il faille attendre les événements pour savoir quelle impression l'on doit recevoir des situations qui les amènent? Le mal qu'on reproche au théâtre n'est pas précisément d'inspirer des passions criminelles, mais de disposer l'ame à des sentiments trop tendres, qu'on satisfait ensuite aux dépens de la vertu. Les douces émotions qu'on y ressent n'ont pas par elles-mêmes un objet déterminé, mais elles en font naître le besoin; elles ne donnent pas précisément de l'amour, mais elles préparent à en sentir; elles ne choisissent pas la personne qu'on doit aimer, mais elles nous forcent à faire ce choix. Ainsi elles ne sont innocentes ou criminelles que par l'usage que nous en faisons selon notre caractère, et ce caractère est indépendant de l'exemple. Quand il serait vrai qu'on ne peint au théâtre que des passions légitimes, s'ensuit-il de là que les impressions en sont plus faibles, que les effets en sont moins dangereux? Comme si les vives images d'une tendresse innocente étaient moins douces, moins séduisantes, moins capables d'échauffer un cœur sensible, que celles d'un amour criminel à qui l'horreur du vice sert au moins de contre-poison! Mais si l'idée de l'innocence embellit quelques instants le sentiment qu'elle accompagne, bientôt les circonstances s'effacént de la mémoire, tandis que l'impression d'une passion si douce reste gravée au fond du cœur. Quand le patricien Manilius fut chassé du sénat de Rome pour avoir donné un baiser à sa femme en

présence de sa fille *; à ne considérer cette action qu'en elle-même, qu'avait-elle de répréhensible? rien sans doute; elle annonçait même un sentiment louable. Mais les chastes feux de la mère en pouvaient inspirer d'impurs à la fille. C'était donc d'une action fort honnête faire un exemple de corruption. Voilà l'effet des amours permis du théâtre.

On prétend nous guérir de l'amour par la peinture de ses faiblesses. Je ne sais là-dessus comment les auteurs s'y prennent; mais je vois que les spectateurs sont toujours du parti de l'amant faible, et que souvent ils sont fâchés qu'il ne le soit pas davantage. Je demande si c'est un grand moyen d'éviter de lui ressembler?

Rappelez-vous, monsieur, une pièce à laquelle je crois me souvenir d'avoir assisté avec vous, il y a quelques années, et qui nous fit un plaisir auquel nous nous attendions peu, soit qu'en effet l'auteur y eût mis plus de beautés théâtrales que nous n'avions pensé, soit que l'actrice prêtât son charme ordinaire au rôle qu'elle faisait valoir. Je veux parler de la Bérénice de Racine. Dans quelle disposition d'esprit le spectateur voit-il commencer cette pièce? Dans un sentiment de mépris pour la faiblesse d'un empereur et d'un Romain, qui balance, comme le dernier des hommes, entre sa maîtresse et son devoir; qui, flottant incessamment dans une déshonorante incertitude,,avilit par des plaintes efféminées ce caractère presque divin que

[ocr errors][merged small]

lui donne l'histoire; qui fait chercher dans un vil soupirant de ruelle le bienfaiteur du monde et les délices du genre humain. Qu'en pense le même spectateur après la représentation? I finit par plaindre cet homme sensible qu'il méprisait, par s'intéresser à cette même passion dont il lui faisait un crime, par murmurer en secret du sacrifice qu'il est forcé d'en faire aux lois de la patrie. Voilà ce que chacun de nous éprouvait à la représentation. Le rôle de Titus, très-bien rendu, eût fait de l'effet s'il eût été plus digne de lui; mais tous sentirent que l'intérêt principal était pour Bérénice, et que c'était le sort de son amour qui déterminait l'espèce de la catastrophe. Non que ses plaintes continuelles donnassent une grande émotion durant le cours de la pièce : mais au cinquième acte, où, cessant de se plaindre, l'air morne, l'œil sec et la voix éteinte, elle faisait parler une douleur froide approchante du désespoir, l'art de l'actrice ajoutait au pathétique du rôle, et les spectateurs, vivement touchés, commençaient à pleurer quand Bérénice ne pleurait plus. Que signifiait cela, sinon qu'on tremblait qu'elle ne fût renvoyée; qu'on sentait d'avance la douleur dont son cœur serait pénétré; et que chacun aurait voulu que Titus se laissât vaincre, même au risque de l'en moins estimer? Ne voilà-t-il pas une tragédie qui a bien rempli son objet, et qui a bien appris aux spectateurs à surmonter les faiblesses de l'amour?

L'événement dément ces vœux secrets; mais qu'importe? le dénouement n'efface point l'effet de

la pièce. La reine part sans le congé du parterre : l'empereur la renvoie invitus invitam *, on peut ajouter invito spectatore. Titus a beau rester Romain, il est seul de son parti; tous les spectateurs ont épousé Bérénice.

Quand même on pourrait me disputer cet effet; quand même on soutiendrait que l'exemple de force et de vertu qu'on voit dans Titus vainqueur de lui-même, fonde l'intérêt de la pièce, et fait qu'en plaignant Bérénice on est bien aise de la plaindre; on ne ferait que rentrer en cela dans mes principes, parce que, comme je l'ai déjà dit, les sacrifices faits au devoir et à la vertu ont toujours un charme secret, même pour les cœurs corrompus : et la preuve que ce sentiment n'est point l'ouvrage de la pièce, c'est qu'ils l'ont avant qu'elle commence. Mais cela n'empêche pas que certaines passions satisfaites ne leur semblent préférables à la vertu même, et que, s'ils sont contents de voir Titus vertueux et magnanime, ils ne le fussent encore plus de le voir heureux et faible, ou du moins qu'ils ne consentissent volontiers à l'être à sa place. Pour rendre cette vérité sensible, imaginons un dénouement tout contraire à celui de l'auteur. Qu'après avoir mieux consulté son cœur, Titus, ne voulant ni enfreindre les lois de Rome, ni vendre le bonheur à l'ambition, vienne, avec des maximes opposées, abdiquer l'empire aux pieds de Bérénice; que, pénétrée d'un si grand sacrifice, elle sente que son devoir serait de re

SUETON., in Tito, cap. 7.

fuser la main de son amant, et que pourtant elle l'accepte; que tous deux, enivrés des charmes de l'amour, de la paix, de l'innocence, et renonçant aux vaines grandeurs, prennent, avec cette douce joie qu'inspirent les vrais mouvements de la nature, le parti d'aller vivre heureux et ignorés dans un coin de la terre; qu'une scène si touchante soit animée des sentiments tendres et pathétiques que fournit la matière, et que Racine eût si bien fait valoir; que Titus, en quittant les Romains, leur adresse un discours tel que la circonstance et le sujet le comportent : n'est-il pas clair, par exemple, qu'à moins qu'un auteur ne soit de la dernière maladresse, un tel discours doit faire fondre en larmes toute l'assemblée? La pièce finissant ainsi, sera, si l'on veut, moins bonne, moins instructive, moins conforme à l'histoire ; mais en fera-t-elle moins de plaisir? et les spectateurs en sortiront-ils moins satisfaits? Les quatre premiers actes subsisteraient à peu près tels qu'ils sont; et cependant on en tirerait une leçon directement contraire. Tant il est vrai que les tableaux de l'amour font toujours plus d'impression que les maximes de la sagesse, et que l'effet d'une tragédie est tout-à-fait indépendant de celui du dé

nouement ".

Veut-on savoir s'il est sûr qu'en montrant les suites funestes des passions immodérées la tragédie

a Il l y a dans le septième tome de Paméla un examen très-judicieux de l'Andromaque de Racine, par lequel on voit que cette pièce ne va pas mieux à son but prétendu que toutes les autres.

« PreviousContinue »