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tique et froid, parce que l'étourderie du valet n'est pas un vice. Le misanthrope et l'homme emporté sont deux caractères très-différents : c'était là l'occasion de les distinguer. Molière ne l'ignorait pas. Mais il fallait faire rire le parterre.

Au risque de faire rire aussi le lecteur à mes dépens, j'ose accuser cet auteur d'avoir manqué de très-grandes convenances, une très-grande vérité, et peut-être de nouvelles beautés de situation; c'était de faire un tel changement à son plan que Philinte entrât comme acteur nécessaire dans le noeud de sa pièce, en sorte qu'on pût mettre les actions de Philinte et d'Alceste dans une apparente opposition avec leurs principes, et dans une conformité parfaite avec leurs caractères. Je veux dire qu'il fallait que le misanthrope fût toujours furieux contre les vices publics, et toujours tranquille sur les méchancetés personnelles dont il était la victime. Au contraire, le philosophe Philinte devait voir tous les désordres de la société avec un flegme stoïque, et se mettre én fureur au moindre mal qui s'adressait directement à lui. En effet, j'observe que ces gens si paisibles sur les injustices publiques sont toujours ceux qui font le plus de bruit au moindre tort qu'on leur fait, et qu'ils ne gardent leur philosophie qu'aussi, long-temps qu'ils n'en ont pas besoin pour eux-mêmes. Ils ressemblent à cet Irlandais qui ne voulait pas sortir de son lit, quoique le feu fût à la maison, La maison brûle; lui criait-ou. Que m'importe? répondait-il, je n'en suis que le

locataire. A la fin le feu pénétra jusqu'à lui. Aussitôt il s'élance, il court, il crie, il s'agite; il commence à comprendre qu'il faut quelquefois prendre intérêt à la maison qu'on habite, quoiqu'elle ne nous appartienne pas.

Il me semble qu'en traitant les caractères en question sur cette idée, chacun des deux eût été plus vrai, plus théâtral, et que celui d'Alceste eût fait incomparablement plus d'effet : mais le parterre alors n'aurait pu rire qu'aux dépens de l'homme du monde; et l'intention de l'auteur était qu'on rît aux dépeņs du misanthrope".

Dans la même vue, il lui fait tenir quelquefois des propos d'humeur d'un goût tout contraire à celui qu'il lui donne. Telle est cette pointe de la scène du sonnet,

La peste de ta chute, empoisonneur au diable!
En eusses-tu fait une à te casser le néz!

pointe d'autant plus déplacée dans la bouche du

"Je ne doute point que, sur l'idée que je viens de proposer, un homme de génie ne pût faire un nouveau Misanthrope, non moins vrai, non moins naturel que l'Athénien, égal en mérite à celui de Molière, et sans comparaison plus instructif. Je ne vois qu'un inconvénient à cette nouvelle pièce, c'est qu'il serait impossible qu'elle réussît: car, quoi qu'on dise, en choses qui déshonorent, nul ne rit de bon cœur à ses dépens. Nous voilà rentrés dans mes principes*.

* C'est précisément cette idée de Rousseau sur un nouveau misanthrope à mettre en scène qu'a voulu réaliser Fabre d'Églantine, dans la pièce intitulée Philinte, ou la Suite du Misanthrope. Il y a suivi de point en point toutes ses indications, et l'on peut dire que les scènes les plus remarquables de cette comédie appartiennent à notre auteur. D'ailleurs l'assertion de Rousseau sur l'impossibilité de réussir dans la pièce dont il avait ainsi tracé le plan, a été tout-à-fait démentie par l'événement; car le Philinte de Fabre, malgré ses nombreux défauts, a eu un très - grand succès, et est resté au théâtre. (Note de M. Petitain.)

misanthrope, qu'il vient d'en critiquer de plus supportables dans le sonnet d'Oronte; et il est bien étrange que celui qui la fait propose un instant après la chanson du roi Henri pour un modèle de goût. Il ne sert de rien de dire que ce mot échappe dans un moment de dépit; car le dépit ne dicte rien moins que des pointes; et Alceste, qui passe sa vie à gronder, doit avoir pris, même en grondant, un ton conforme à son tour d'esprit :

Morbleu ! vil complaisant! vous louez des sottises!

C'est ainsi que doit parler le misanthrope en colère. Jamais une pointe n'ira bien après cela. Mais il fallait faire rire le parterre; et voilà comment on avilit la vertu.

Une chose assez remarquable, dans cette comédie, est que les charges étrangères que l'auteur a données au rôle du misanthrope l'ont forcé d'adoucir ce qui était essentiel au caractère. Ainsi, tandis que dans toutes ses autres pièces les caractères sont chargés pour faire plus d'effet, dans celle-ci seule les traits sont émoussés pour la rendre plus théâtrale. La même scène dont je viens de parler m'en fournit la preuve. On y voit Alceste tergiverser et user de détours pour dire son avis à Oronte. Ce n'est point là le misanthrope : c'est un honnête homme du monde qui se fait peine de tromper celui qui le consulte. La force du caractère voulait qu'il lui dit brusquement, Votre sonnet ne vaut rien, jetez-le au feu mais cela aurait

ôté le comique qui naît de l'embarras du misanthrope et de ses je ne dis pas cela répétés, qui pourtant ne sont au fond que des mensonges. Si Philinte, à son exemple, lui eût dit en cet endroit, Et que dis-tu donc, traître? qu'avait-il à répliquer? En vérité, ce n'est pas la peine de rester misanthrope pour ne l'être qu'à demi; car, si l'on se permet le premier ménagement et la première altération de la vérité, où sera la raison suffisante pour s'arrêter jusqu'à ce qu'on devienne aussi faux qu'un homme de cour?

L'ami d'Alceste doit le connaître. Comment oset-il lui proposer de visiter des juges, c'est-à-dire, en termes honnêtes, de chercher à les corrompre? comment peut-il supposer qu'un homme capable de renoncer même aux bienséances par amour pour la vertu, soit capable de manquer à ses devoirs par intérêt? Solliciter un juge! Il ne faut pas être misanthrope, il suffit d'être honnête homme pour n'en rien faire. Car enfin, quelque tour qu'on donne à la chose, ou celui qui sollicite un juge l'exhorte à remplir son devoir, et alors il lui fait une insulte, ou il lui propose une acception de personnes, et alors il le veut séduire, puisque toute acception de personnes est un crime dans un juge, qui doit connaître l'affaire et non les parties, et ne voir que l'ordre et la loi. Or je dis qu'engager, un juge à faire une mauvaise action, c'est la faire soi-même ; et qu'il vaut mieux perdre une cause juste que de faire une mauvaise action. Cela est clair, net; il n'y a rien à répondre. La

morale du monde a d'autres maximes, je ne l'ignore pas. Il me suffit de montrer que dans tout ce qui rendait le misanthrope si ridicule, il ne faisait que le devoir d'un homme de bien; et que son caractère était mal rempli d'avance, si son ami supposait qu'il pût y manquer.

Si quelquefois l'habile auteur laisse agir ce caractère dans toute sa force, c'est seulement quand cette force rend la scène plus théâtrale, et produit un comique de contraste ou de situation plus sensible. Telle est, par exemple, l'humeur taciturre et silencieuse d'Aleeste, et ensuite la censure intrépide et vivement apostrophée de la conversation chez la coquette :

Allons, ferme, poussez, mes bons amis de cour.

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Ici l'auteur a marqué fortement la distinction du médisant et du misanthrope. Celui-ci, dans son fiel acre et mordant, abhorre la calomnie et déteste la satire. Ce sont les vices publics, ce sont les méchants en général qu'il attaque. La basse et secrète médisance est indigne de lui, il la méprise et la hait dans les autres; et quand il dit du mal de quelqu'un, il commence par le lui dire en face. Aussi, durant toute la pièce, ne fait-il nulle part plus d'effet que dans cette scène, parce qu'il est là ce qu'il doit être, et que s'il fait rire le parterre, les honnêtes gens ne rougissent pas d'avoir ri.

Mais, en général, on ne peut nier que, si le misanthrope était plus misanthrope, il ne fût beaucoup moins plaisant, parce que sa franchise

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