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mière fois, n'y va pas déjà convaincu de ce qu'on y prouve, et déjà prévenu pour ceux qu'on y fait aimer? Mais ce n'est pas de cela qu'il est question, c'est d'agir conséquemment à ses principes et d'imiter les gens qu'on estime. Le cœur de l'homme est toujours droit sur tout ce qui ne se rapporte pas personnellement à lui. Dans les querelles dont nous sommes purement spectateurs, nous prenons à l'instant le parti de la justice, et il n'y a point d'acte de méchanceté qui ne nous donne une vive indignation, tant que nous n'en tirons aucun profit: mais quand notre intérêt s'y mêle, bientôt nos sentiments se corrompent; et c'est alors seulement que nous préférons le mal qui nous est utile, au bien que nous fait aimer la nature. N'estce pas un effet nécessaire de la constitution des choses, que le méchant tire un double avantage de son injustice et de la probité d'autrui? Quel traité plus avantageux pourrait-il faire, que d'obliger le monde entier d'être juste, excepté lui seul, en sorte que chacun lui rendît fidèlement ce qui lui est dû, et qu'il ne rendît ce qu'il doit à personne? Il aime la vertu, sans doute; mais il l'aime dans les autres, parce qu'il espère en profiter; il n'en veut point pour lui, parce qu'elle lui serait coûteuse. Que va-t-il donc voir au spectacle? Précisément ce qu'il voudrait trouver partout; des leçons de vertu pour le public, dont il s'excepte, et des gens immolant tout à leur devoir, tandis qu'on n'exige rien de lui.

J'entends dire que la tragédie mène à la pitié

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par la terreur, soit. Mais quelle est cette pitié? Une émotion passagère et vaine, qui ne dure pas plus que l'illusion qui l'a produite; un reste de sentiment naturel étouffé bientôt par les passions, une pitié stérile, qui se repaît de quelques larmes, et n'a jamais produit le moindre acte d'humanité. Ainsi pleurait le sanguinaire Sylla au récit des maux qu'il n'avait pas faits lui-même ainsi se cachait le tyran de Phère au spectacle, de peur qu'on ne le vit gémir avec Andromaque et Priam*, tandis qu'il écoutait sans émotion les cris de tant d'infortunés qu'on égorgeait tous les jours par ses ordres. Tacite rapporte ** que Valérius -Asiaticus, accusé calomnieusement par l'ordre de Messaline qui voulait le faire périr, se défendit par-devant l'empereur d'une manière qui toucha extrêmement ce prince et arracha des larmes à Messaline ellemême. Elle entra dans une chambre voisine pour se remettre, après avoir, tout en pleurant, averti Vitellius à l'oreille de ne pas laisser échapper l'accusé. Je ne vois pas au spectacle une de ces pleureuses de loges si fières de leurs larmes, que je ne songe à celles de Messaline pour ce pauvre Valérius -Asiaticus.

Si, selon la remarque de Diogène-Laërce, le cœur s'attendrit plus volontiers à des maux feints qu'à des maux véritables; si les imitations du théâtre nous arrachent quelquefois plus de pleurs

PLUTARQUE, de la Fortune d' Alexandre, 11, (§ 2. Voyez le même trait dans Montaigne, liv. 11, chap. 27.

** Annal. XI, 2.

que ne ferait la présence même des objets imités, c'est moins, comme le pense l'abbé Du Bos, parce que les émotions sont plus faibles et ne vont pas jusqu'à la douleur", que parce qu'elles sont pures et sans mélange d'inquiétude pour nous-mêmes. En donnant des pleurs à ces fictions, nous avons satisfait à tous les droits de l'humanité, sans avoir plus rien à mettre du nôtre; au lieu que les infortunés en personne exigeraient de nous des soins, des soulagements, des consolations, des travaux, qui pourraient nous associer à leurs peines, qui coûteraient du moins à notre indolence, et dont nous sommes bien aises d'être exemptés. On dirait que notre cœur se resserre, de peur de s'attendrir à nos dépens.

Au fond, quand un homme est allé admirer de belles actions dans des fables et pleurer des malheurs imaginaires, qu'a-t-on encore à exiger de lui? N'estil pas content de lui-même? Ne s'applaudit-il pas de sa belle ame? ne s'est-il pas acquitté de tout ce qu'il doit à la vertu par l'hommage qu'il vient de lui rendre? Que voudrait-on qu'il fit de plus? Qu'il la pratiquât lui-même? il n'a point de rôle à jouer : il n'est pas comédien.

Plus j'y réfléchis, et plus je trouve que tout ce

" Il dit que le poète ne nous afflige qu'autant que nous le voulons; qu'il ne nous fait aimer ses héros qu'autant qu'il nous plaît. Cela est contre toute expérience, Plusieurs s'abstiennent d'aller à la tragédie, parce qu'ils en sont émus au point d'en être incommodés; d'autres, honteux de pleurer au spectacle, y pleurent pourtant malgré eux; et ces effets ne sont pas assez rares pour n'être qu'une exception à la maxime de cet auteur.

qu'on met en représentation au théâtre, on ne l'approche pas de nous, on l'en éloigne. Quand je vois le Comte d'Essex, le règne d'Élisabeth se recule, à mes yeux, de dix siècles; et si l'on jouait un événement arrivé hier dans Paris, on me le ferait supposer du temps de Molière. Le théâtre a. ses règles, ses maximes, sa morale à part, ainsi que son langage et ses vêtements. On se dit bien que rien de tout cela ne nous convient, et l'on se croirait aussi ridicule d'adopter les vertus de ses héros, que de parler en vers et d'endosser un habit à la romaine. Voilà donc à peu près à quoi servent tous ces grands sentiments et toutes ces brillantes maximes qu'on vante avec tant d'emphase; à les reléguer à jamais sur la scène, et à nous montrer la vertu comme un jeu de théâtre, bon pour amuser le public, mais qu'il y aurait de la folie à vouloir transporter sérieusement dans la société. Ainsi la plus avantageuse impression des meilleures tragédies est de réduire à quelques affections passagères, stériles, et sans effet, tous les devoirs de l'homme; à nous faire applaudir de notre courage en louant celui des autres, de notre humanité en plaignant les maux que nous aurions pu guérir, de notre charité en disant au pauvre, Dieu vous assiste!

On peut, il est vrai, donner un appareil plus simple à la scène, et rapprocher dans la comédie le ton du théâtre de celui du monde : mais de cette manière on ne corrige pas les mœurs, on les peint; et un laid visage ne paraît point laid à

R. II.

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celui qui le porte. Que si l'on veut les corriger par leur charge, on quitte la vraisemblance et la nature, et le tableau ne fait plus d'effet. La charge ne rend pas les objets haïssables, elle ne les rend que ridicules; et de la résulte un très-grand inconvénient, c'est qu'à force de craindre les ridicules, les vices n'effraient plus, et qu'on ne saurait guérir les premiers sans fomenter les autres. Pourquoi, direz-vous, supposer cette opposition nécessaire? Pourquoi, monsieur? Parce que les bons ne tournent point les méchants en dérision, mais les écrasent de leur mépris, et que rien n'est moins plaisant et risible que l'indignation de la vertu. Le ridicule, au contraire, est l'arme. favorite du vice. C'est par elle qu'attaquant dans le fond des cœurs le respect qu'on doit à la vertu, il éteint enfin l'amour qu'on lui porte. ".

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Ainsi tout nous force d'abandonner cette vaine idée de perfection qu'on nous veut donner de la forme des spectacles, dirigés vers l'utilité publique. C'est une erreur, disait le grave Muralt, d'espérer qu'on y montre fidèlement les véritables rapports des choses: car, en général, le poète ne peut, qu'altérer ces rapports pour les accommoder au goût du peuple. Dans le comique, il les diminue et les met au-dessous de l'homme; dans le tragique, il les étend pour les rendre héroïques, et les met au-dessus de l'humanité. Ainsi jamais ils ne sont à sa mesure, et toujours nous voyons au théâtre d'autres êtres que nos semblables. J'ajouterai que cette différence est si vraie et si re

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