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turelles, et de donner une nouvelle énergie à toutes les passions. En ce sens il semblerait que, cet effet se bornant à charger et non changer les mœurs établies, la comédie seraft bonne aux bons et mauvaise aux méchants. Encore, dans le premier cas, resterait-il toujours à savoir si les passions trop irritées ne dégénèrent point en vices. Je sais que la poétique du théâtre prétend faire tout le contraire, et purger les passions en les excitant: mais j'ai peine à bien concevoir cette règle. Serait-ce que, pour devenir tempérant et sage, il faut commencer par être furieux et fou?

<< Eh! non, ce n'est pas cela, disent les partisans « du théâtre. La tragédie prétend bien que toutes << les passions dont elle fait des tableaux nous émeu<< vent, mais elle ne veut pas toujours que notre << affection soit la même que celle du personnage «< tourmenté par une passion. Le plus souvent, au <«< contraire, son but est d'exciter en nous des sen« timents opposés à ceux qu'elle prête à ses per« sonnages. » Ils disent encore que, si les auteurs abusent du pouvoir d'émouvoir les cœurs pour mal placer l'intérêt, cette faute doit être attribuée à l'ignorance et à la dépravation des artistes, et non point à l'art. Ils disent enfin que la peinture fidèle des passions et des peines qui les accompagnent suffit seule pour nous les faire éviter avec tout le soin dont nous sommes capables.

Il ne faut, pour sentir la mauvaise foi de toutes ces réponses, que consulter l'état de son cœur à la fin d'une tragédie. L'émotion, le trouble et l'at

tendrissement, qu'on sent en soi-même, et qui se prolongent après la pièce, annoncent-ils une disposition bien prochaine à surmonter et régler nos passions? Les impressions vives et touchantes dont nous prenons l'habitude, et qui reviennent si souvent, sont-elles bien propres à modérer nos sentiments au besoin? Pourquoi l'image des peines qui naissent des passions effacerait-elle celle des transports de plaisir et de joie qu'on en voit aussi naître, et que les auteurs ont soin d'embellir encore pour rendre leurs pièces plus agréables? Ne sait-on pas que toutes les passions sont sœurs, qu'une seule suffit pour en exciter mille, et que les combattre l'une par l'autre n'est qu'un moyen de rendre le cœur plus sensible à toutes? Le seul instrument qui serve à les purger est la raison; et j'ai déjà dit que la raison n'avait nul effet au théâtre. Nous ne partageons pas les affections de tous les personnages, il est vrai; car, il est vrai; car, leurs intérêts étant opposés, il faut bien que l'auteur nous en fasse préférer quelqu'un, autrement nous n'en prendrions point du tout : mais, loin de choisir pour cela les passions qu'il veut nous faire aimer, il est forcé de choisir celles que nous aimons. Ce que j'ai dit du genre des spectacles doit s'entendre encore de l'intérêt qu'on y fait régner. A Londres, un drame intéresse en faisant haïr les Français; à Tunis, la belle passion serait la piraterie; à Messine, une vengeance bien savoureuse; à Goa, l'honneur de brûler des Juifs. Qu'un auteur" choque ces maximes,

"Qu'on mette, pour voir, sur la scène française un homme droit

il pourra faire une fort belle pièce où l'on n'ira point: et c'est alors qu'il faudra taxer cet auteur d'ignorance, pour avoir manqué à la première loi de son art, à celle qui sert de base à toutes les autres, qui est de réussir. Ainsi le théâtre purge les passions qu'on n'a pas, et fomente celles qu'on a. Ne voilàt-il pas un remède bien administré ?

Il y a donc un concours de causes générales et particulières qui doivent empêcher qu'on ne puisse donner aux spectacles la perfection dont on les croit susceptibles, et qu'ils ne produisent les effets avantageux qu'on semble en attendre. Quand on supposerait même cette perfection aussi grande qu'elle peut être, et le peuple aussi bien disposé qu'on voudra; encore ces effets se réduiraient-ils à rien, faute de moyens pour les rendre sensibles. Je ne sache que trois sortes d'instruments à l'aide desquels on puisse agir sur les mœurs d'un peuple; savoir, la force des lois, l'empire de l'opinion, et l'attrait du plaisir. Or les lois n'ont nul accès au théâtre, dont la moindre contrainte ferait " une

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et vertueux, mais simple et grossier, sans amour, sans galanterie, et qui ne fasse point de belles phrases; qu'on y mette un sage sans préjugés, qui, ayant reçu un affront d'un spadassin, refuse de s'aller faire égorger par l'offenseur; et qu'on épuise tout l'art du théâtre pour rendre ces personnages intéressants comme le Cid au peuple français : j'aurai tort si l'on réussit.

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'Les lois peuvent déterminer les sujets, la forme des pièces, la manière de les jouer; mais elles ne sauraient forcer le public à s'y plaire. L'empereur Néron, chantant au théâtre, faisait égorger ceux qui s'endormaient; encore ne pouvait-il tenir tout le monde éveillé : et peu s'en fallut que le plaisir d'un court sommeil ne coûtât la vie à Vespasien *. Nobles acteurs de l'Opéra de Paris, ah! si vous eus

*SUETON., in Vespas., cap. 4. -- TACIT., Ann. XVI, 5.

peine et non pas un amusement. L'opinion n'en dépend point, puisqu'au lieu de faire la loi au public, le théâtre la reçoit de lui; et, quant au plaisir qu'on y peut prendre, tout son effet est de nous y ramener plus souvent.

Examinons s'il en peut avoir d'autres. Le théâtre, me dit-on, dirigé comme il peut et doit l'être, rend la vertu aimable et le vice odieux. Quoi donc ! avant qu'il y eût des comédies n'aimait-on point les gens de bien? ne haïssait-on point les méchants? et ces sentiments sont-ils plus faibles dans les lieux dépourvus de spectacles? Le théâtre rend la vertu aimable.... Il opère un grand prodige de faire ce que la nature et la raison font avant lui? Les méchants sont haïs sur la scène.... Sont-ils aimés dans la société, quand on les y connaît pour tels? Estil bien sûr que cette haine soit plutôt l'ouvrage de l'auteur que des forfaits qu'il leur fait commettre? Est-il bien sûr que le simple récit de ces forfaits nous en donnerait moins d'horreur que toutes les couleurs dont il nous les peint? Si tout son art consiste à nous montrer des malfaiteurs pour nous les rendre odieux, je ne vois point ce que cet art a de si admirable, et l'on ne prend là-dessus que trop d'autres leçons sans celle-là. Oserai-je ajouter un soupçon qui me vient? Je doute que tout homme à qui l'on exposera d'avance les crimes de Phèdre ou de Médée ne les déteste plus encore au commencement qu'à la fin de la pièce : et si ce doute

siez joui de la puissance impériale, je ne gémirais pas maintenant d'avoir trop vécu!

est fondé, que du théâtre?

faut-il penser de cet effet si vanté

Je voudrais bien qu'on me montrât clairement et sans verbiage par quels moyens il pourrait produire en nous des sentiments que nous n'aurions pas, et nous faire juger des êtres moraux autrement que nous n'en jugeons en nous-mêmes. Que toutes ces vaines prétentions approfondies sont puériles et dépourvues de sens! Ah! si la beauté de la vertu était l'ouvrage de l'art, il y a long-temps qu'il l'aurait défigurée. Quant à moi, dût-on me traiter de méchant encore pour oser soutenir que l'homme est né bon, je le pense et crois l'avoir prouvé la source de l'intérêt qui nous attache à ce qui est honnête, et nous inspire de l'aversion pour le mal, est en nous et non dans les pièces. Il n'y a point d'art pour produire cet intérêt, mais seulement pour s'en prévaloir. L'amour du beau" est un sentiment aussi naturel au cœur humain que l'amour de soi-même; il n'y naît point d'un arrangement de scènes; l'auteur ne l'y porte pas, il l'y trouve; et de ce pur sentiment qu'il flatte naissent les douces larmes qu'il fait couler.

Imaginez la comédie aussi parfaite qu'il vous plaira; où est celui qui, s'y rendant pour la pre

"C'est du beau moral qu'il est ici question. Quoi qu'en disent les philosophes, cet amour est inné dans l'homme, et sert de principe à la conscience. Je puis citer en exemple de cela la petite pièce de Nanine, qui a fait murmurer l'assemblée, et ne s'est soutenue que par la grande réputation de l'auteur; et cela parce que l'honneur, la vertu, les purs sentiments de la nature, y sont préférés à l'impertinent préjugé des conditions.

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