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jamais la Grèce, excepté Sparte, ne fut citée en exemple de bonnes mœurs; et Sparte, qui ne souffrait point de théâtre *, n'avait garde d'honorer ceux qui s'y montrent. Revenons aux Romains, qui, loin de suivre à cet égard l'exemple des Grécs, en donnèrent un tout contraire. Quand leurs lois déclaraient les comédiens infames, était-ce dans le dessein d'en déshonorer la profession? Quelle eût été l'utilité d'une disposition si cruelle? Elles ne la déshonoraient point, elles rendaient seulement authentique le déshonneur qui en est inséparable; car jamais les bonnes lois ne changent la nature des choses, elles ne font que la suivre; et celles-là seules sont observées. Il ne s'agit donc pas de crier d'abord contre les préjugés, mais de savoir premièrement si ce ne sont que des préjugés; si la profession de comédien n'est point en effet déshonorante en elle-même; car si, par malheur, elle l'est, nous aurons beau statuer qu'elle ne l'est pas, au lieu de la réhabiliter, nous ne fe*rons que nous avilir nous-mêmes.

Qu'est-ce que le talent du comédien ? L'art de se contrefaire, de revêtir un autre caractère que le sien, de paraître différent de ce qu'on est, de se passionner de sang froid, de dire autre chose que ce qu'on pense, aussi naturellement que si l'on le pensait réellement, et d'oublier enfin sa propre place à force de prendre celle d'autrui. Qu'est-ce

* Rousseau a reconnu lui-même la fausseté de cette assertion. Voyez dans la Correspondance så lettre à M. Le Roy, du 4 novembre 1758,

que la profession du comédien? Un métier par lequel il se donne en représentation pour de l'argent, se soumet à l'ignominie et aux affronts qu'on achète le droit de lui faire, et met publiquement sa personne en vente. J'adjure tout homme sincère de dire s'il ne sent pas au fond de son ame qu'il y a dans ce trafic de soi-même quelque chose de servile et de bas. Vous autres philosophes, qui vous prétendez si fort au-dessus des préjugés, ne mourriez-vous pas tous de honte, si, lâchement travestis en rois, il vous fallait aller faire aux yeux du public un rôle différent du vôtre, et exposer vos majestés aux huées de la populace? Quel est donc, au fond, l'esprit que le comédien reçoit de son état? un mélange de bassesse, de fausseté, de ridicule orgueil, et d'indigne avilissement, qui le rend propre à toutes sortes de personnages, hors le plus noble de tous, celui d'homme, qu'il abandonne.

Je sais que le jeu du comédien n'est pas celui d'un fourbe qui veut en imposer, qu'il ne prétend pas qu'on le prenne en effet pour la personne qu'il représente, ni qu'on le croie affecté des passions qu'il imite, et qu'en donnant cette imitation pour ce qu'elle est, il la rend tout-à-fait innocente. Aussi ne l'accusé-je pas d'être précisément un trompeur, mais de cultiver, pour tout métier, le talent de tromper les hommes, et de s'exercer à des babitudes qui, ne pouvant être innocentes qu'au théâtre, ne servent partout ailleurs qu'à mal faire. Ces hommes si bien parés, si bien exercés au ton de la ga

lanterie et aux accents de la passion, n'abuserontils jamais de cet art pour séduire de jeunes personnes? Ces valets filous, si subtils de la langue et de la main sur la scène, dans les besoins d'un métier plus dispendieux que lucratif n'auront-ils jamais de distractions utiles? Ne prendront-ils jamais la bourse d'un fils 'prodigue, ou d'un père avare pour celle de Léandre ou d'Argan "? Partout la tentation de malfaire augmente avec la facilité; et il faut que les comédiens soient plus vertueux que les autres hommes, s'ils ne sont pas plus corrompus. ·

L'orateur, le prédicateur, pourra-t-on me dire encore, paient de leur personne ainsi que le comédien. La différence est très-grande. Quand l'orateur se montre, c'est pour parler, et non pour se donner en spectacle: il ne représente que lui-même, il ne fait que son propre rôle, ne parle qu'en son propre nom, ne dit ou ne doit dire que ce qu'il pense: l'homme et le personnage étant le même être, il est à sa place; il est dans le cas de tout autre citoyen qui remplit les fonctions de son état. Mais un comédien sur la scène, étalant d'autres sentiments que les siens, ne disant que ce qu'on lui fait dire, représentant souvent un être chimérique, s'anéantit, pour ainsi dire, s'annule avec

"On a relevé ceci comme outré et comme ridicule. On a eu raison. Il n'y a point de vice dont les comédiens soient moins accusés que de la friponnerie; leur métier, qui les occupe beaucoup, et leur donne même des sentiments d'honneur à certains égard, les éloigne d'une telle bassesse. Je laisse ce passage, parce que je me suis fait une loi de ne rien ôter; mais je le désavoue hautement comme une très-grande injustice.

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son héros; et, dans cet oubli de l'homme, s'il en reste quelque chose, c'est pour être le jouet des spectateurs. Que dirai-je de ceux qui semblent avoir peur de valoir trop par eux-mêmes, et se dégradent jusqu'à représenter des personnages auxquels ils seraient bien fâchés de ressembler? C'est un grand mal sans doute de voir tant de scélérats dans le monde faire des rôles d'honnêtes gens; mais y a-t-il rien de plus odieux, de plus choquant, de plus lâche, qu'un honnête homme à la comédie faisant le rôle d'un scélérat, et déployant tout son talent pour faire valoir de criminelles maximes, dont lui-même est pénétré d'horreur?

Si l'on ne voit en tout ceci qu'une profession peu honnête, on doit voir encore une source de mauvaises mœurs dans le désordre des actrices, qui force et entraîne celui des acteurs. Mais pourquoi ce désordre est-il inévitable? Ah! pourquoi? Dans tout autre temps on n'aurait pas besoin de le demander; mais, dans ce siècle où règnent si fièrement les préjugés et l'erreur sous le nom de philosophie, les hommes, abrutis par leur vain savoir, ont fermé leur esprit à la voix de la raison, et leur coeur à celle de la nature.

Dans tout état, dans tout pays, dans toute condition, les deux sexes ont entre eux une liaison si forte et si naturelle, que les mœurs de l'un décident toujours de celles de l'autre. Non que ces mœurs soient toujours les mêmes, mais elles ont toujours le même degré de bonté, modifié dans chaque sexe par les penchants qui lui sont propres.

R. II.

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Les Anglaises sont douces et timides; les Anglais sont durs et féroces. D'où vient cette apparente opposition? De ce que le caractère de chaque sexe est ainsi renforcé, et que c'est aussi le caractère national de porter tout à l'extrême. A cela près, tout est semblable. Les deux sexes aiment à vivre à part; tous deux font cas des plaisirs de la table; tous deux se rassemblent pour boire après le repas, les hommes du vin, les femmes du thé; tous deux se livrent au jeu sans fureur, et s'en font un métier plutôt qu'une passion; tous deux ont un grand respect pour les choses honnêtes; tous deux aiment la patrie et les lois; tous deux honorent la foi conjugale, et, s'ils la violent, ils ne se font point un honneur de la violer; la paix domestique plaît à tous deux tous deux sont silencieux et taciturnes; tous deux difficiles à émouvoir; tous deux emportés dans leurs passions; pour tous deux l'amour est terrible et tragique, il décide du sort de leurs jours; il ne s'agit pas de moins, dit Muralt, que d'y laisser la raison ou la vie; enfin tous deux se plaisent à la campagne, et les dames anglaises errent aussi volontiers dans leurs parcs solitaires, qu'elles vont se montrer à Vauxhall. De ce goût commun pour la solitude naît aussi celui des lectures contemplatives et des romans dont l'Angleterre est inondée". Ainsi tous deux, plus recueillis avec eux-mêmes, se livrent moins à des imitations

a Ils y sont, comme les hommes, sublimes ou détestables. On n'a jamais fait encore, en quelque langue que ce soit, de roman égal à Clarisse, ni même approchant.

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