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voudrais en vain dissimuler; le public ne la sentirait que trop malgré moi. Si, dans les essais sortis de ma plume, ce papier est encore au-dessous des autres, c'est moins la faute des circonstances que la mienne; c'est que je suis au-dessous de moi-même. Les maux du corps épuisent l'ame : à force de souffrir elle perd son ressort. Un instant de fermentation passagère produisit en moi quelque lueur de talent: il s'est montré tard, il s'est éteint de bonne heure. En reprenant mon état naturel, je suis rentré dans le néant. Je n'eus qu'un moment; il est passé; j'ai la honte de me survivre. Lecteur, si vous recevez ce dernier ouvrage avec indulgence, vous accueillerez mon ombre; car, pour moi, je ne suis plus.

A Montmorency, le 20 mars 1758.

J. J. ROUSSEAU,

CITOYEN DE GENÈVE,

A M. D'ALEMBERT.

J'ai lu, monsieur, avec plaisir votre article GENEVE, dans le septième volume de l'Encyclopédie. En le relisant avec plus de plaisir encore, il m'a fourni quelques réflexions que j'ai cru pouvoir offrir, sous vos auspices, au public et à mes concitoyens. Il y a beaucoup à louer dans cet article; mais si les éloges dont vous honorez ma patrie m'ôtent le droit de vous en rendre, ma sincérité parlera pour moi n'être pas de votre avis sur quelques points, c'est assez m'expliquer sur les

autres.

:

Je commencerai par celui que j'ai le plus de répugnance à traiter et dont l'examen me convient le moins, mais sur lequel, par la raison que je viens de dire, le silence ne m'est pas permis : c'est le jugement que vous portez de la doctrine de nos ministres en matière de foi. Vous avez fait de ce corps respectable un éloge très beau, très vrai, très-propre à eux seuls dans tous les clergés du monde, et qu'augmente encore la considération qu'ils vous ont témoignée, en montrant qu'ils aiment la philosophie, et ne craignent pas l'œil du philosophe. Mais, monsieur, quand on veut

honorer les gens, il faut que ce soit à leur manière, et non pas à la nôtre, de peur qu'ils ne s'offensent avec raison des louanges nuisibles, qui, pour être données à bonne intention, n'en blessent pas moins l'état, l'intérêt, les opinions, ou les préjugés de ceux qui en sont l'objet. Ignorez-vous que tout nom de secte est toujours odieux, et que de pareilles imputations, rarement sans conséquence pour des laïques, ne le sont jamais pour des théologiens?

Vous me direz qu'il est question de faits et non de louanges, et que le philosophe a plus d'égard à la vérité qu'aux hommes; mais cette prétendue vérité n'est pas si claire ni si indifférente que vous soyez en droit de l'avancer sans de bonnes autorités, et je ne vois pas où l'on en peut prendre pour prouver que les sentiments qu'un corps professe et sur lesquels il se conduit ne sont pas les siens. Vous me direz encore que vous n'attribuez point à tout le corps ecclésiastique les sentiments dont vous parlez; mais vous les attribuez à plusieurs; et plusieurs, dans un petit nombre, font toujours une si grande partie, que le tout doit s'en ressentir.

Plusieurs pasteurs de Genève n'ont, selon vous, qu'un socinianisme parfait. Voilà ce que vous déclarez hautement à la face de l'Europe. J'ose vous demander comment vous l'avez appris : ce ne peut être que par vos propres conjectures, ou par le témoignage d'autrui, ou sur l'aveu des pasteurs en question.

Or, dans les matières de pur dogme, et qui ne tiennent point à la morale, comment peut-on juger de la foi d'autrui par conjecture? comment peut-on même en juger sur la déclaration d'un tiers, contre celle de la personne intéressée? Qui sait mieux que moi ce que je crois ou ne crois pas ? et à qui doit-on s'en rapporter là-dessus plutôt qu'à moi-même ? Qu'après avoir tiré des discours ou des écrits d'un honnête homme des conséquences sophistiques et désavouées, un prêtre acharné poursuive l'auteur sur ces conséquences, le prêtre fait son métier, et n'étonne personne; mais devons-nous honorer les gens de bien comme un fourbe les persécute? et le philosophe imiterat-il des raisonnements captieux dont il fut si souvent la victime?

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Il resterait donc à penser, sur ceux de nos pasteurs que vous prétendez être sociniens parfaits et rejeter les peines éternelles, qu'ils vous ont confié là-dessus leurs sentiments particuliers. Mais, si c'était en effet leur sentiment et qu'ils vous l'eussent confié, sans doute ils vous l'auraient dit en secret, dans l'honnête et libre épanchement d'un commerce philosophique; ils l'auraient dit au philosophe et non pas à l'auteur. Ils n'en ont donc rien fait, et ma preuve est sans réplique; c'est que vous l'avez publié.

.Je ne prétends point pour cela juger ni blâmer la doctrine que vous leur imputez; je dis seulement qu'on n'a nul droit de la leur imputer, à moins qu'ils ne la reconnaissent; et j'ajoute qu'elle

ne ressemble en rien à celle dont ils nous instruisent. Je ne sais ce que c'est que le socinianisme, ainsi je n'en puis parler ni en bien ni en mal (et même, sur quelques notions confuses de cette secte et de son fondateur, je me sens plus d'éloignement que de goût pour elle): mais, en général, je suis l'ami de toute religion paisible, où l'on sert l'Être éternel selon la raison qu'il nous a donnée *. Quand un homme ne peut croire ce qu'il trouve absurde, ce n'est pas sa faute, c'est celle de sa raison et comment concevrai-je que Dieu le

* 'La partie de cette phrase qui est imprimée ici entre deux parenthèses, est remarquable sous plus d'un rapport. D'abord on la trouve dans l'édition originale (Amsterdam, 1758), non comme faisant partie du texte même, mais à la fin de l'ouvrage et en forme d'addition envoyée par l'auteur à son libraire, lorsque l'impression était déjà commencée. En second lieu, quoique cette addition, insérée depuis dans le texte, se retrouve dans toutes les éditions postérieures, elle n'est point dans celle de Genève faite en 1782, après la mort de Rousseau, mais sur les matériaux qu'il avait réunis et fournis lui-même.

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Il résulte clairement de ces deux faits, 1o que ce qu'il dit ici de son éloignement pour le socinianisme fut une idée conçue après coup et comme effet en lui d'une réflexion tardive, si même en cette occasion il n'a pas sacrifié quelque chose à la convenance en énonçant une disposition que réellement il n'avait point; 2° qu'il s'est dans tous les cas rétracté à cet égard, et n'a pas voulu, dans l'édition générale dont il avait préparé les matériaux, laisser subsister un passage contraire à ses véritables sentiments. Car sans doute on ne peut supposer que les éditeurs de Genève aient fait cette suppression de leur chef. Cette rétractation de notre auteur est d'autant plus réelle et indubitable, que dans une des lettres les plus remarquables de sa Correspondance (à M.*** 15 janvier 1769), il a trèsclairement énoncé son opinion sur celui qu'il appelle le mis par lui en parallèle avec le sage grec; or cette opinion est celle du socinien le plus décidé. (Note de M. Petitain.)

a

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sage

hébreu,

Je crois voir un principe qui, bien démontré comme il pourrait l'être, arracherait à l'instant les armes des mains à l'intolérant et au superstitieux, et calmerait cette fureur de faire des prosélytes

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