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deurs presque impénétrables, abstrusa latibula, comme dit l'hagiographe, dans lesquelles les solitaires évangéliques portaient seuls les pas.

Des ruines qui ont été découvertes dans les forêts du Haut-Rhin, dans celles de Grand (Vosges), de Damville (Meurthe), et qui remontent à l'époque romaine, indiquent l'envahissement par la végétation forestière de ces lieux jadis habités et cultivés. Des ruines, également romaines, ont été découvertes à la Petite-Houssaye, dans la forêt de Brotonne, en Normandie1; dans la forêt de Beaumont le Roger (Eure). Le plateau de Leinenberg, près Abreschwiller, en Lorraine, qui est aujourd'hui tout boisé, était jadis cultivé".

Mais ces causes étaient peu importantes, comparées à celles qui résultaient de la législation. Les droits de forêt et de garenne étaient plus efficaces pour propager les arbres que ne l'eussent été des plantations opérées sur une grande échelle. Ils constituaient une des prérogatives essentielles des seigneurs justiciers*; et telle était la liaison qui s'était établie entre les idées de seigneur et de propriétaire de forêt, qu'on en vint à exiger en quelque sorte cette dernière qualité de celui qui était

1 Annales forestières, t. III, p. 197, 546.

* Badebled, Dictionnaire topographique, statistique et historique du département de l'Eure, p. 37 (Évreux, 1840).

3 H. Lepage, le Département de la Meurthe, t. II, p. 43.

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Championnière, de la Propriété des caux courantes, p. 568

revêtu de la première, et que dans plusieurs contrées, notamment dans l'Anjou, ce fut une règle que le justicier de certaine classe devait avoir forêt, comme si, dit M. Championnière', la marque essentielle de la justice devait être l'effet le plus terrible de la conquête et de la désolation. Les droits de forêt et de garenne furent de véritables banalités établies par l'autorité du bannum2, et l'histoire de la législation féodale montre, à mesure que l'on pénètre davantage dans son étude, de plus nombreux développements. Ces savantes et judicieuses. recherches du jurisconsulte que nous venons de citer ont jeté de vives lumières sur l'influence prodigieuse que ces droits et le dernier en particulier exercèrent sur l'extension des forêts. Nous empruntons ici ses paroles :

« Ce que le roi des Francs faisait dans ses immenses domaines, ses comtes et ses fidèles durent le faire dans les terres confiées à leur administration ou tombées dans leur part de conquête. L'établissement des forêts se retrouve en effet jusque dans les simples seigneuries, mais sur une échelle nécessairement plus petite, et elles recevaient le nom de garenne. »

Le mot de garenna ou warenna, dérivé du germain waren, défense, avait la même signification

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Championnière, de la Propriété des eaux courantes, p. 338.
Ibid., p. 567.

que le mot forestella, diminutif de foresta, et par conséquent la même valeur originaire que ce dernier. On lit dans une charte de 1209 : « Fores<«<tella illa quæ garenna vocatur, priori de Pargis « extra partem meam et successorum meorum << comitum campaniæ, libera remanebit. >>

<<< Les garennes étant nécessairement moins étendues ne permettaient pas le même genre de chasse que les forêts. Celles-ci étaient peuplées dè bêtes féroces ou de grande espèce, telles que les ours, les buffles, les cerfs, qui ne pouvaient vivre que dans les bois; les autres recevaient des animaux plus petits, tels que lièvres, lapins, perdrix, faisans. Une charte d'Édouard III statue sur la question de savoir si les chevreuils sont bêtes de forêt ou de garenne, et, de l'avis de ses seigneurs hauts justiciers, le roi décide que le chevreuil est un animal de garenne et non de forêt « Videtur << tamen justitiariis et consilio dom. regis, quod <<< caprioli sunt bestiæ de varenna et non de fo

<<< resta1. >>

« L'établissement des premières garennes ne fut que la continuation des ravages de la conquête, mais plus odieuse peut-être que les incendies et les meurtres de l'envahissement; le soldat qui dévaste les récoltes et fait périr les habitants du pays où il pénètre les armes à la main trouve une

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1 Championnière, o. c., p. 64. Ducange, vo Warenna.

excuse dans la nécessité de la guerre et les dangers que lui-même a courus; mais lorsque les peuples vaincus ont déposé la résistance et que des traités ont permis aux vainqueurs de jouir des fruits de leur conquête, l'abus de la force, au préjudice des populations qui ne se défendent plus, est un fait tyrannique dont le temps et la possession ne sauraient légitimer les consé

quences. >>

Que les premiers établissements de garennes, de forêts et de toute espèce de banalités aient été le résultat de la violence, c'est ce qu'il est bien inutile de chercher à démontrer. Le droit n'engendra pas la désolation dont les histoires nous ont tracé l'image; les monuments judiciaires du vin siècle nous représentent encore la force et la violence comme la cause la plus ordinaire des garennes contre lesquelles les vassaux réclamaient devant les tribunaux du roi. Nous voyons, par le procès élevé entre un certain Jean de Moly et ses hôtes', que cet homme de guerre, après avoir établi par les abus de sa position, per potentiam suam, une garenne sur les vignes, les blés et les jardins de ses hôtes, hospites suos, et obtenu d'eux une somme considérable sous la promesse d'y renoncer, la rétablit par violence, pér vim suam iterum levavit, malgré la foi du serment, hoc ipsis juravit. Dans le plus grand nom

1 Olim, ed; Beugnot, t. I, 83, n° 16; Enquetes, 1259.

bre des procès, les mêmes causes sont attribuées à l'établissement de la

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garenne contestée1.

Il est dit dans un cartulaire de l'abbaye de SaintSerge qu'Adam, fils de Thibaud, avait une terre nommée Ralée (Raleium) près de Brael (juxta Braellum), terre dont il avait hérité de ses ancêtres. Elle était environnée par des forêts appartenant à Widon, seigneur de Laval, et à André, seigneur de Vitré. Or, un jour, un des forestiers de ces seigneurs, nommé Hervé, leur ayant fait observer l'avantage qu'ils auraient à agrandir leurs forêts, en envahissant le domaine du sieur Adam, Widon et André s'en emparèrent sans forme de procès. En vain le possesseur ainsi dépossédé protesta-t-il contre la violence qui lui était faite ; ses récriminations et ses plaintes furent inutiles; comme les seigneurs de Laval et Vitré étaient gens puissants, il dut se résoudre à se voir frustrer de son bien. Toutefois il ne cessa pas de réclamer durant plusieurs années. Étant devenu vieux, ce malheureux tenta une nouvelle démarche; entouré de tous les siens, il alla supplier une dernière fois André de Vitré. Celui-ci ne consentit enfin à lui rendre son domaine, converti en forêt, que sur la promesse d'en faire don à l'abbaye de Saint-Serge,

1 Championnière, o. c., p. 73. Cet auteur cite plusieurs autres espèces curieuses.

2 Voy. les Preuves de l'Histoire de Bretagne, de D. Lobineau, t. II, an. 1073, col. 258.

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