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Tout porte à croire que nous sommes à la veille d'une révolution semblable en poésie. Jusqu'au jour du succès, nous autres défenseurs du genre romantique, nous serons accablés d'injures. Enfin, ce grand jour arrivera, la jeunesse française se réveillera; elle sera étonnée, cette noble jeunesse, d'avoir applaudi si longtemps, et avec tant de sérieux, à de si grandes niaiseries.

Les deux articles suivants, écrits en quelques heures et avec plus de zèle que de talent, ainsi que l'on ne s'en apercevra que trop, ont été insérés dans les numéros 9 et 12 du Paris Monthly Review.

Éloigné, par état, de toute prétention littéraire, l'auteur a dit sans art et sans éloquence ce qui lui semble la vérité.

Occupé toute sa vie d'autres travaux, et sans titres d'aucune espèce pour parler de littérature, si malgré lui ses idées se revêtent quelquefois d'apparences tranchantes, c'est que, par respect pour le public, il a voulu les énoncer clairement et en peu de mots.

Si, ne consultant qu'une juste défiance de ses forces, l'auteur eût entouré ses observations de l'appareil inattaquable de ces formes dubitatives et élégantes, qui conviennent si bien à tout homme qui a le malheur de ne pas admirer tout ce qu'admirent les gens en possession de l'opinion publique, sans doute alors les intérêts de sa modestie eussent été parfaitement à couvert; mais il eût

parlé bien plus longtemps, et, par le temps qui court, il

faut se presser, surtout lorsqu'il s'agit de bagatelles littéraires.

PREMIÈRE PARTIE

CHAPITRE PREMIER.

POUR FAIRE DES TRAGÉDIES QUI PUISSENT INTÉRESSER LE PUBLIC EN 1823, FAUT-IL SUIVRE LES ERREMENTS DE RACINE OU CEUX DE SHAKSPEARE?

Cette question semble usée en France, et cependant l'on n'y a jamais entendu jamais entendu que les arguments d'un seul parti; les journaux les plus divisés par leurs opinions politiques, la Quotidienne, comme le Constitutionnel, ne se montrent d'accord que pour une seule chose, pour proclamer le théâtre français, non-seulement le premier théâtre du monde, mais encore le seul raisonnable. Si le pauvre romanticisme avait une réclamation à faire entendre, tous les journaux de toutes les couleurs lui seraient également fermés.

Mais cette apparente défaveur ne nous effraye nullement, parce que c'est une affaire de parti. Nous y répondons par un seul fait :

Quel est l'ouvrage littéraire qui a le plus réussi en France depuis dix ans?

Les romans de Walter Scott.

Qu'est-ce que les romans de Walter Scott?

De la tragédie romantique, entremêlée de longues descriptions.

On nous objectera le succès des Vêpres siciliennes, du Paria, des Machabées, de Régulus.

Ces pièces font beaucoup de plaisir; mais elles ne font pas un plaisir dramatique. Le public, qui ne jouit pas d'ailleurs d'une extrême liberté, aime à entendre réciter des sentiments généreux exprimés en beaux vers.

Mais c'est là un plaisir épique, et non pas dramatique. Il n'y a jamais ce degré d'illusion nécessaire à une émotion profonde. C'est par cette raison ignorée de lui-même, car à vingt ans, quoi qu'on en dise, l'on veut jouir, et non pas raisonner, et l'on fait bien; c'est par cette raison secrète que le jeune public du second théâtre français se montre si facile sur la fable des pièces qu'il applaudit avec le plus de transports. Quoi de plus ridicule que la fable du Paria, par exemple? Cela ne résiste pas au moindre examen. Tout le monde a fait cette critique, et cette critique n'a pas pris. Pourquoi? c'est que le public ne veut que de beaux vers. Le public va chercher au Théâtre-Français actuel une suite d'odes bien pompeuses, et d'ailleurs exprimant avec force des sentiments généreux. Il suffit qu'elles soient amenées par quelques vers de liaison. C'est comme dans les ballets de la rue Lepelletier; l'action doit être faite uniquement pour amener de

beaux pas, et pour motiver, tant bien que mal, des danses agréables.

Je m'adresse sans crainte à cette jeunesse égarée qui a cru faire du patriotisme et de l'honneur national en sifflant Shakspeare, parce qu'il fut Anglais. Comme je suis rempli d'estime pour les jeunes gens laborieux, l'espoir de la France, je leur parlerai le langage sévère de la vérité.

Toute la dispute entre Racine et Shakspeare se réduit à savoir si, en observant les deux unités de lieu et de temps, on peut faire des pièces qui intéressent vivement des spectateurs du dix-neuvième siècle, des pièces qui les fassent pleurer et frémir, ou, en d'autres termes, qui leur donnent des plaisirs dramatiques, au lieu des plaisirs épiques qui nous font courir à la cinquantième représentation du Paria ou de Régulus.

Je dis que l'observation des deux unités de lieu et de temps est une habitude française, habitude profondément enracinée, habitude dont nous nous déferons difficilement, parce que Paris est le salon de l'Europe et lui donne le ton; mais je dis que ces unités ne sont nullement nécessaires à produire l'émotion profonde et le véritable effet dramatique.

(Pourquoi exigez-vous, dirai-je aux partisans du classicisme, que l'action représentée dans une tragédie ne dure pas plus de vingt-quatre ou de trente-six heures, et que le lieu de la scène ne change pas, ou que du moins, comme le dit Voltaire, les changements de lieu ne s'étendent qu'aux divers appartements d'un palais?

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