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LA SERBIE

AU DIX-NEUVIÈME SIÈCLE

III.

LA FUITE DE KARA-GEORGE ET L'AVÉNEMENT DE MILOSCH OBRENOVITCH.

Le 28 mai 1812 est une date funeste dans les annales de la Serbie; c'est ce jour-là que fut signé entre la Russie et la Porte ottomane un traité qui rendait au sultan les provinces danubiennes. La Moldavie et la Valachie, excepté un territoire peu important limité par le Pruth, passaient du protectorat de Saint-Pétersbourg sous la domination de Constantinople; les Serbes, encouragés depuis six ans dans leur lutte héroïque, étaient abandonnés aux Turcs. Nous avons indiqué déjà (1) ces résultats généraux du traité de Bucharest, nous avons fait pressentir que la principauté de Serbie, après tant d'énergiques efforts, allait être étouffée, obscurément étouffée, sans même obtenir de l'Occident un regard d'attention, un signe de sympathie, au milieu des collisions immenses qui bouleversaient l'Europe. Il faut considérer ces choses de plus près, car elles peuvent seules nous expliquer des catastrophes qui ont frappé le monde de surprise. Nous touchons à une heure décisive dans l'histoire que nous avons entrepris de raconter. Pendant cinq ou six années, de 1812 à 1817, de tragiques figures vont occuper la scène; on dirait un drame à la Shakspeare. Amis d'abord, séparés ensuite par des nécessités violentes, Kara-George et Milosch nous

(1) Voyez la Revue du 1er décembre 1868.

apparaissent ici comme en champ clos. Voici les deux libérateurs du peuple serbe, deux pâtres, deux héros, tous deux sortis des montagnes de la Schoumadia, tous deux fondateurs de dynasties nationales; or, telle est l'horrible complication des événemens, que l'un des deux pourra être accusé d'avoir tué l'autre afin de sauver son pays. Eh bien! ces complications meurtrières dont le contre-coup à cinquante ans de distance ensanglantait, il y a six mois, le parc de Topchidéré, tout cela remonte à la crise amenée par le traité de Bucharest.

Pour peu qu'on ait le cœur français et qu'on partage les sympathies de notre siècle à l'égard des races opprimées, on éprouve un singulier embarras en racontant les guerres qui ont préparé l'indépendance nationale de la Serbie. Chaque fois que Napoléon est vainqueur des Russes, chaque fois qu'il les menace, après Austerlitz, après léna et Friedland, la Turquie devient plus menaçante aussi à l'égard des Serbes. Vainqueur à léna, maître de la Prusse, tout prêt à marcher contre la Russie, Napoléon écrivait à Sélim III de son camp de Posen le 1er décembre 1806: « La Prusse, qui s'était liguée avec la Russie, a disparu; j'ai détruit ses armées, et je suis maître de ses places fortes. Mes armées sont sur la Vistule, et Varsovie est en mon pouvoir. La Pologne prussienne et russe se lève pour reconquérir son indépendance, c'est le moment de reconquérir la tienne... N'accorde pas aux Serviens les concessions qu'ils te demandent les armes à la main. Fais marcher tes troupes sur Choczim; tu n'as plus rien à craindre de la Russie. » Ces paroles qui résument si vivement la situation : « tu n'as rien à craindre de la Russie, n'accorde rien aux Serbes, » la Turquie les a entendues plus d'une fois depuis 1806; chaque victoire nouvelle de la France fournissait aux Turcs l'occasion de reprendre la lutte contre les bandes de Kara-George. En 1812, cette même situation produit des résultats tout nouveaux; la politique de Napoléon, qui jusque-là ne nuisait qu'aux malheureux Serbes, va nuire et aux Serbes et à Napoléon lui-même. La France, au commencement de 1812, avec ses préparatifs gigantesques, est si menaçante pour la Russie, que la Russie s'empresse de faire la paix avec les Turcs et de leur abandonner ses conquêtes. Voilà donc la Turquie plus libre que jamais de rassembler ses forces pour écraser les raïas insurgés; nous disions bien que chaque déploiement de la puissance française est fatal à ce petit peuple serbe, dont la cause est si belle et le courage si digne d'intérêt. Seulement ce ne sera pas Napoléon qui profitera cette fois du répit que le tsar est forcé d'accorder au sultan; le sultan n'est plus l'allié de Napoléon, il assistera en simple spectateur à la lutte qui va bouleverser l'Europe.

Au milieu de ces complications si contraires à nos idées présentes, on se prend à regretter que Napoléon n'ait pas conçu le dessein d'enlever à la Russie le protectorat des chrétiens opprimés d'Orient. Ce n'était pas faute de connaître la situation des choses; il avait bien deviné le péril devenu aujourd'hui si manifeste, il pressentait bien quel parti les Russes pourraient tirer de ces revendications d'indépendance faites par des peuples de même race ou de même religion. N'est-ce pas lui qui, le 26 mars 1811, faisait écrire par M. de Champagny, ministre des relations extérieures, à M. le comte Otto, notre ambassadeur à Vienne : « Une souveraineté établie en Servie exalterait les prétentions et les espérances de 20 millions de Grecs, depuis l'Albanie jusqu'à Constantinople, qui à cause de leur religion ne peuvent se rallier qu'à la Russie; l'empire turc serait blessé au cœur? » Le meilleur moyen d'empêcher ces 20 millions d'hommes de se rallier à la Russie, c'était de leur donner satisfaction; un Sélim, un Mahmoud, sous l'inspiration de la pensée française, étaient dignes de comprendre cette politique. En obligeant la Turquie, au nom de son intérêt même, à se montrer juste pour les chrétiens, en donnant à tous les opprimés de l'Europe orientale cette protection puissante et désintéressée que Kara-George avait sollicitée pour les Serbes, Napoléon eût porté aux Russes des coups plus terribles que ceux dont il les menaçait en 1812. Prenons garde cependant; il y aurait de l'injustice à estimer les choses d'autrefois d'après nos idées d'aujourd'hui. Tous les gouvernemens qui se sont succédé depuis l'empire, bien que recueillant les inspirations meilleures de l'esprit public, ont porté néanmoins dans ces périlleux problèmes une certaine hésitation, ou, si on l'aime mieux, une prudence très circonspecte, puisque c'est de nos jours seulement que les vrais principes ont été consacrés dans le traité de Paris. « Jusqu'en 1856, disait récemment M. Saint-Marc Girardin, l'Europe, dans tous les traités qu'elle faisait avec la Turquie, ne songeait guère aux chrétiens d'Orient. La Russie seule y avait pensé pour s'assurer un droit d'intervention en Orient. La France, sous la restauration et sous la monarchie de 1830, prit dans l'opinion publique des inspirations plus avisées et plus généreuses. Elle comprit qu'il y avait en Orient deux forces et deux causes: la force turque sur son déclin, la force chrétienne en train de renaître, et surtout elle comprit qu'il fallait au besoin soutenir ces deux forces l'une contre l'autre, afin d'empêcher que la Russie ne les détruisît l'une par l'autre... La guerre de Crimée et le traité de Paris de 1856 ont été le triomphe hardi et éclatant de cette politique qui était chère à l'opinion publique sous la restauration et sous la monarchie de 1830. » Ces idées, préparées

par l'opinion libérale et justifiées par un demi-siècle d'expérience, ces idées, qui étaient mûres en 1856, auraient paru bien chimériques cinquante ans plus tôt à l'adversaire des idéologues. Ce puissant et positif esprit avait beau s'élever à des prévisions de l'avenir qui tenaient du prodige, ce n'étaient pas des résultats à longue échéance qui pouvaient le préoccuper beaucoup dans les luttes terribles où se décidait le sort de la France. Pour lui comme pour ses ennemis ou ses alliés, l'intérêt immédiat était la règle souveraine. C'est pour détacher immédiatement la Russie de toute communauté d'action avec l'Angleterre que Napoléon en 1808 lui sacrifiait la Turquie; c'est pour détacher immédiatement la Turquie de son antique alliance avec nous que le tsar en 1812 abandonnait au sultan ces provinces danubiennes auxquelles il tenait tant, la Valachie tout entière, la Moldavie jusqu'au Pruth, et cessait de protéger la Serbie de Kara-George; c'est pour reprendre immédiatement ses frontières que Mahmoud aidait le tsar, son ennemi, à se soustraire aux coups de Napoléon, l'allié et l'ami de Sélim. A quelque point de vue qu'on se place, on ne peut s'étonner que de 1806 à 1812 la France n'ait pas suivi la politique plus haute dont elle a pris l'initiative en 1856.

La seule chose dont il y ait lieu d'être surpris, et cette fois la surprise est profonde, c'est que Napoléon, en préparant la guerre de Russie, ait pu se faire illusion au point de compter sur la fidélité de l'empire ottoman. Il se fiait, nous le savons, à ce prodigieux déploiement de forces qui étonnait le monde, à cette revue européenne, comme on l'a nommée, qu'il allait passer à Dresde avant de franchir le Niémen, et quand il entraînait bon gré mal gré la plus grande partie de l'Allemagne dans cette expédition aventureuse, il lui semblait impossible que la Turquie songeât à se détacher de son alliance. N'était-ce pas lui cependant qui par la convention d'Erfurth avait dépouillé la Turquie de ses provinces danubiennes pour en faire don à la Russie? N'était-ce pas lui qui, à la chute de Sélim, avait tout à coup changé de dispositions à l'égard des sultans et enivré l'esprit d'Alexandre par la perspective d'un partage de l'empire turc? Ayant fourni de telles armes à la défiance du divan de Constantinople, il devait au moins réparer sa faute, rassurer les esprits, raffermir l'alliance ébranlée. Non; soit confiance absolue dans l'hostilité irréconciliable des sultans et des tsars, soit secret dédain pour cette Turquie dont il connaissait la faiblesse, ce génie, qui d'ordinaire pensait à tout, oublia de disputer l'alliance turque aux intrigues européennes. Il paraît bien que la diplomatie française resta presque inactive en Orient pendant les premiers mois de l'année 1812. On sait quel fut alors le rôle de Bernadotte; M. Thiers

l'a indiqué avec la précision supérieure de son esprit, et plus récemment des documens suédois ont mis en pleine lumière les perfides combinaisons de l'ancien soldat de la France devenu prince royal de Suède (1). Le roi de Prusse, indigné de ces manœuvres, avait averti la France de veiller sur Bernadotte, avertissement inutile, tant Napoléon se croyait assuré de la Turquie. La diplomatie russe au contraire déployait une activité impatiente. Des négociations préparées par les agens de Bernadotte entre la Russie et la Turquie avaient commencé à Bucharest; la Porte, on le pense bien, mettait à profit les embarras du tsar, et voulait lui faire payer cher ce traité de paix si ardemment désiré. De là bien des discussions entre les deux négociateurs, le général Kutusof pour le tsar, Démétrius Morusi pour le sultan. Au mois d'avril 1812, Alexandre, pressé d'en finir, résolut de brusquer les choses. Il chargea un envoyé spécial, un homme de l'esprit le plus brillant et le plus énergique, l'amiral Tchitchakof, de séduire la Turquie par des concessions ou de la dominer par la force. L'amiral était autorisé à reconnaître le Pruth comme frontière des deux empires, c'est-à-dire à se contenter de la Bessarabie, à livrer la plus grande partie de la Moldavie avec la Valachie tout entière. Si la Turquie résistait encore, il devait « fondre sur elle, s'emparer peut-être de Constantinople, et revenir ensuite avec ou sans les Turcs se jeter ou sur l'empire français par Laybach ou sur l'armée française par Lemberg et Varsovie (2). » Quelques semaines

(1) Voyez dans la Revue du 1er novembre 1855 les curieux renseignemens empruntés par M. Geffroy aux Souvenirs de l'histoire contemporaine de la Suède, de M. Bergman. L'étude de M. Geffroy, complétée par les documens des archives du ministère des affaires étrangères à Paris, est intitulée Bernadotte et la politique suédoise en 1812. C'est au point de vue des affaires de Suède une histoire de ce traité de Bucharest, que nous interrogeons à notre tour au point de vue des affaires d'Orient.

(2) M. Thiers, Histoire du Consulat et de l'Empire, t. XIII, p. 494. Au moment où Alexandre donnait ces instructions à l'amiral Tchitchakof, Napoléon, plein de confiance, écrivait au prince de Neufchâtel : « Mon cousin, faites connaitre au prince d'Eckmühl que je suppose que les Russes se garderont bien de faire aucun mouvement, qu'ils ne peuvent pas ignorer que la Prusse, l'Autriche et probablement la Suède sout avec moi, que les hostilités recommençant en Turquie, les Turcs feront de nouveaux efforts, que le sultan lui-même va se rendre à l'armée, et que tout cela paraît de nature à ne pas les engager à me braver facilement... » Correspondance de Napoléon Ier, t. XXIII, p. 349. Et quatre mois plus tard, le 22 juillet 1812, quand le traité de paix entre les Russes et les Turcs était ratifié déjà par le tsar, Napoléon n'écrivait-il pas encore de Gloubokoié à M. Maret, duc de Bassano, ministre des relations extérieures, à Vilna: «Faites envoyer par la confédération de Varsovie une ambassade de trois membres en Turquie, qu'elle parte sans délai pour faire part de la confédération et demander la garantie de la Turquie. Vous sentez combien cette démarche est importante; je l'ai toujours eue dans ma tête, et je ne sais comment j'ai oublié jusqu'à présent de vous donner des ordres. Faites en sorte que cette députation, avec une lettre de la confédération pour le grand-scigneur, parte avant huit jours et arrive à tire-d'aile à

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