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toi qui as souffert et qui es mort pour nous, accorde-nous la grâce de pouvoir souffrir aussi et de sacrifier notre vie pour toi. Ceux qui persévéreront jusqu'à la fin seront sauvés. » Amen! répondit l'assemblée entière; puis, à l'imitation des premiers chrétiens réunis dans une agape fraternelle avant de descendre dans l'arène, l'lsraël des Alpes célébra sa dernière pâque, le pain fut distribué, et la coupe circula selon le rituel de la nouvelle alliance, chacun mangeant et buvant tour à tour en commémoration du grand sacrifice. « Sublime et douloureuse communion! » s'écrie un historien vaudois.

Ce fut le dernier repas, la cène des mourans pour un grand nombre, car les dragons de Louis XIV approchaient par le haut des vallées. Sur la plaine, à Bibiana, étaient campés les régimens de Nice et de Montferrat, à la Torre ceux de Savoie et de la CroixBlanche, la gendarmerie à Garciliana, les gardes du corps et la cavalerie à Bricherazio. Les troupes françaises tenaient le nord des vallées depuis Fenestrelles jusqu'à Pignerol, et n'avaient que la rivière de Chisone à traverser pour entrer sur la terre vaudoise. Plus promptes que celles de Savoie, elles la franchirent à la lumière des torches dans la nuit du dimanche de Pâques au lundi, et l'avantgarde, commandée par le colonel de Villevieille, occupa sans résistance le premier village vaudois de Saint-Germain. La population avait fui sur les hauteurs voisines, où l'ennemi voulut la poursuivre. Le combat s'engagea sur des pentes couvertes de broussailles : pendant dix heures, les vaudois tinrent tête à l'avant-garde, soutenue par de la cavalerie, et sur le soir les montagnards firent un effort suprême et chassèrent l'ennemi du territoire de Saint-Germain en lui faisant subir une perte de 500 hommes. La guerre des Cévennes n'avait pas encore commencé. C'était donc pour la première fois que les soldats français rencontraient devant eux des huguenots qui avaient l'audace de se défendre. L'échec de Saint-Germain exaspéra ces missionnaires d'un nouveau genre, et le lendemain, étant revenus en force dans la vallée de Saint-Martin, ils y commirent des excès épouvantables. Les vaudois qui ne périssent point par l'épée et les balles dans le combat sont pendus aux arbres, précipités du haut des rochers, écartelés par les chevaux ou brûlés avec les débris de leurs maisons. Il faut sans doute faire la part de l'exagération sectaire dans les récits du temps. Les uns portent évidemment la marque d'une passion qui ne laisse guère voir les choses comme elles sont; mais d'autres sont écrits froidement, naïvement, par des témoins éplorés. Telle est par exemple la narration d'un capitaine vaudois échappé à ce massacre. Il erra longtemps par les montagnes, où il fut enfin rencontré par un catho

lique qui le cacha dans sa maison, courut à la recherche de sa femme et de sa fille, égarées aussi dans les montagnes, et parvint à les lui ramener; saisi ensuite, jeté dans les prisons du Piémont, il raconta ses malheurs et ceux de son peuple sans passion, presque sans réflexion. Son écrit, encore inédit, intitulé: Memorie di me Bartholomeo Salvajot, jette une vive lumière sur la captivité et la dispersion du peuple vaudois. « Les Français, dit-il, tuaient dans la vallée de Saint-Martin tous ceux qu'ils rencontraient; gli amazzavano, gli impiccavano agli alteri, e da tutte le parti non si sentiva altro che grida, che faceva orrore. »

Four qu'une armée française soit descendue à de pareils excès, il a fallu qu'elle fût profondément démoralisée par la mission misérable que le despote magnifique de la France lui faisait accomplir depuis une dizaine d'années. L'honneur militaire lui-même s'y pervertit, et les généraux les plus purs s'y souillèrent d'actions qui soulèveraient aujourd'hui la réprobation du monde civilisé. Catinat, le commandant de cette odieuse expédition, fit dire aux vaudois réunis au nombre de 1,500 sur une montagne que leurs frères des autres vallées avaient fait leur soumission au duc de Savoie, ce qui n'était pas vrai au moment où il faisait porter ce message par un parlementaire. Cette nouvelle abattit les courages les plus fermes, et ils envoyèrent au général un parlementaire pour traiter de la capitulation. Catinat promit qu'il ne serait porté atteinte ni à leur vie ni à leurs biens, et comme le vaudois exprimait encore quelque doute, le général répondit vivement que « toute son armée traverserait les villages sans y toucher une poule. » Malgré cette promesse, les vaudois descendus de la montagne furent entourés par les soldats, les hommes en état de porter les armes furent séparés de leurs femmes et de leurs enfans et envoyés prisonniers au duc de Savoie. Un écrit publié à Rotterdam en 1689 (1) raconte ce qui advint des femmes et des filles dès qu'elles furent séparées de leurs défenseurs naturels. Une soldatesque effrénée se jeta sur elles dans le village de Poemian. Plusieurs de ces filles de la réformation, préférant la mort à la honte, luttèrent des mains et des ongles. L'une d'elles ne fut violée qu'après avoir été clouée au sol par une épée qui lui traversa la poitrine, d'autres tombèrent sous les balles du ravisseur en fuyant dans les bois. Celles qui survécurent à cette scène de sauvages furent rassemblées avec les enfans et les vieillards, et allèrent rejoindre leurs maris et leurs frères dans les prisons. Salvajot, notre chroniqueur, déjà prisonnier au couvent des

(1) Histoire de la persécution des vallées de Piémont, contenant ce qui s'est passé dans la dissipation des églises et des habitans en l'an 1686.

capucins de la petite ville piémontaise de Luzerne, vit arriver cette troupe désolée. « Dans les premiers jours de ma captivité, dit-il, je vis arriver 400 personnes, tant femmes qu'enfans et vieillards, et tous dans un état si déplorable, si malheureux, que les prisonniers eux-mêmes en étaient affligés. Ces pauvres gens avaient conduit avec eux quelques ânes et quelques mulets; mais les soldats s'emparèrent de ces montures, et en jetaient bas ces pauvres enfans et ces pauvres femmes si brutalement que c'était une véritable compassion. Deux d'entre elles, qui étaient enceintes, accouchèrent sur le coup, et on les mena dans un autre cachot... Tous les jours, on amenait de nouvelles bandes de prisonniers. Il y avait quelquefois des familles entières; mais les soldats arrachaient les petits des bras de leurs mères avec tant de violence que plusieurs de ces faibles créatures furent étranglées et restèrent mortes entre leurs mains. Il n'y avait point d'humanité dans ces gens-là, » ajoute-t-il avec une éloquente simplicité.

L'œuvre commencée par les Français dans la vallée de SaintMartin fut poursuivie dans les deux autres vallées par les Piémontais, avec moins de barbarie toutefois, la lutte n'ayant pas été à beaucoup près aussi vive; la patrie vaudoise fut vidée de son peuple, qui alla s'entasser dans les prisons et dans les fossés de treize forteresses du Piémont. Il ne resta dans les montagnes que quelques bandes qui échappèrent jusqu'à l'automne aux poursuites de l'armée piémontaise. Rapides dans l'attaque, insaisissables dans la fuite, elles tombaient à l'improviste sur un poste militaire, sur une bourgade, mettaient tout à feu et à sang, et regagnaient précipitamment leurs retraites inaccessibles. C'était le dernier effort du peuple sacrifié. Le commandant piémontais, le marquis de Parella, parvint à s'en rendre maître, soit par la force, soit en facilitant leur émigration par des saufs-conduits accordés à tous ceux qui les demandaient. Maintenant d'autres scènes vont passer sous nos yeux. Après la captivité suit la dispersion, et nous allons assister à l'exode de l'Israël des Alpes et à sa rentrée glorieuse dans l'héritage des ancêtres.

III.

Les historiens vaudois sont remplis du récit des souffrances du peuple captif. Salvajot nous montre de plus près ce spectacle de désolation. Partout il voit ses frères entassés dans des cachots infects, ou jetés dans les fossés des citadelles, sans abri, sans paille pour se coucher, sans eau et quelquefois sans nourriture. Un jour, on le fit entrer dans le cachot des ministres. En bon vaudois qu'il

est, il salue en entrant ses conducteurs spirituels. « Je saluai, dit-il, et, voyant leur misérable état, je leur demandai s'ils n'avaient rien pour dormir. Ils me répondirent non. Alors le major, entré avec moi, me dit en ricanant: Eh bien! monsieur le capitaine Salvajot, comment trouvez-vous cela? Nous ne sommes pas au bout, et vous verrez comment nous vous traiterons. Sur mon refus d'abjurer, il parla de me faire pendre. » Le 16 mai 1686, on fit partir pour la citadelle de Turin un convoi de prisonniers où se trouvait l'auteur des Memorie di me. Par une faveur particulière, il avait avec lui sa femme et sa fille, amenées par ce brave catholique que nous connaissons déjà. « Nous étions environ 160 personnes. Les hommes étaient attachés deux à deux, et chaque 27 couples étaient encore reliés par une longue corde. Quand nous sortîmes de Luzerne, il y avait beaucoup de peuple assemblé qui nous disait de mauvaises paroles. Damnés d'hérétiques, criait-il, on va voir votre fin. Regardez encore une fois vos montagnes, car vous ne les reverrez plus! Il y en avait beaucoup parmi nous qui pleuraient. » Cette corde qui les reliait entre eux était leur tourment. Si l'un voulait boire, il fallait que toute la bande se jetât par terre. Les convertisseurs de la propagande suivaient le triste convoi pour voler les enfans sous les yeux des pères enchaînés et impuissans; mais les mères, restées libres, les défendaient avec la fureur du désespoir. « A peine entrés à Turin, dit Salvajot, il nous fallut une grande surveillance pour qu'on ne nous enlevât pas nos enfans. On s'était déjà saisi de ma petite fille, et on l'emportait à la hâte lorsque la femme de Barthélemy Ruet courut après les ravisseurs et me la ramena. » A peine arrivée à la citadelle, sa femme accoucha d'une fille au milieu des autres prisonniers. Il faut entendre le pauvre père, heureux à la fois et affligé, raconter dans son langage sans art les circonstances du baptême forcé de l'enfant. « Le comte Santus vint me dire: Il faut la faire baptiser. Je fus fort étonné de cela, parce que je pensais qu'il ignorait sa naissance. L'enfant, lui dis-je, se porte bien, et on pourra le baptiser plus tard. — Non, il faut que cela se fasse tout de suite. Voilà M. de Roccanova et Mme la baronne Pallavicino qui lui serviront de parrain et de marraine et qui feront votre fortune. Alors je n'osais plus rien dire, et on apporta l'enfant dans la chapelle de la forteresse, où je suivis le cortége avec Mlle Jahier. » C'était une fille du héros vaudois qui avec Janavel avait sauvé sa patrie en 1655. Énergiquement attachée à la foi pour laquelle avait combattu son père, elle éprouva une telle douleur en voyant la cérémonie catholique qu'elle tomba évanouie dans la chapelle. « On donna à mon enfant, reprend Salvajot, les noms de Louise-Caroline, qui étaient ceux du parrain et de la

marraine. Le lendemain, on apporta à l'accouchée une chemise et des draps envoyés par le padre Valfrè. »

Il faut savoir ce qu'était cet inconnu dont le nom arrive ici sous la plume du prisonnier. C'était un moine de la noble famille des Valfrè, un de ces hommes qui semblent nés pour aimer et faire le bien, un saint Vincent de Paul piémontais, mais d'un esprit plus large et plus tolérant que celui de France. Il s'était attaché à cette grande misère vaudoise pour la soulager, suivant les captifs de citadelle en citadelle, leur faisant distribuer du linge, des bouillons, et leur donnant même quelque peu d'argent. Il était accompagné d'un moine savoyard, le père Morand, animé du même esprit et de la même charité, « et ce qu'il y avait de remarquable, ajoute Salvajot en parlant de ces deux bienfaiteurs, c'est qu'ils ne faisaient aucune différence entre ceux qui s'étaient faits catholiques et ceux qui étaient restés fidèles à leur religion. Ils semblaient même avoir pour ces derniers plus d'égards et de respect. » Pendant que ces deux amis de l'humanité étaient à l'œuvre, prodiguant leurs secours indistinctement, des moines d'une autre trempe entraient dans les prisons à tout moment pour tourmenter les captifs par d'interminables controverses théologiques. Ils y mettaient un acharnement étrange. Un pasteur nommé Leydet, ayant été pris les armes à la main, fut condamné à mort. Les moines le poursuivirent de controverses jusque sur l'échafaud, et pendant qu'il s'écriait en face du supplice: «0 mon Dieu, je remets mon âme entre tes mains, » ces furieux l'obsédaient encore d'argumens sur les caractères de la véritable église. Les prisonniers avaient d'autres plaies qui s'attachaient à eux, des maladies, des privations de toute sorte, la faim, les mauvais traitemens, des gardiens impitoyables qui les faisaient rentrer vivement dans leurs cachots lorsque le duc de Savoie venait inspecter les travaux de fortifications. Cette dernière circonstance, notée par Salvajot, prouve que le duc était tenu systématiquement dans l'ignorance de ce qui se passait. Le pauvre père raconte que sa femme mourut quelques jours après sa délivrance, et fut ensevelie dans le drap donné par le bon Valfrè; un mois après mourut aussi l'enfant baptisée de force, et Salvajot resta seul avec une petite fille alors âgée de cinq ans et demi. « Enfin, dit-il, on commença de parler de notre prochaine sortie du pays. Déjà on laissait quelquesunes de nos femmes passer les portes de la citadelle et aller en ville pour faire leurs provisions; puis on permit aussi à quelques hommes de sortir, pourvu qu'ils fussent accompagnés de deux sergens, et ainsi s'acheminaient les choses vers notre liberté. >>

Les envoyés du protestantisme restés à Turin pendant que se jouait le drame sanglant que nous avons décrit, reprirent les né

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