Page images
PDF
EPUB

Non content de supprimer le protestantisme en France, il voulut imposer sa politique aux souverains étrangers. La pression diplomatique exercée sur le duc de Savoie par Louis XIV est demeurée très obscure jusqu'à ces derniers temps, et les écrivains contemporains, ne la connaissant pas, ont fait peser sur Victor-Amédée II des responsabilités qui ne lui reviennent pas entièrement. La correspondance de Louis XIV avec son ambassadeur à Turin, M. le marquis d'Arcy, extraite par M. Guizot des archives diplomatiques, va éclairer d'un jour nouveau la catastrophe vaudoise. Il écrit le 12 octobre 1685, six jours avant la révocation de l'édit de Nantes, qu'il a donné ordre au gouverneur de Pignero! « d'essayer de convertir les vallées qui sont de son gouvernement par le logement des troupes.» Pignerol et les vallées qui y conduisent, Pragela, Pérouse, Bardonnèche, Oulx et Fenestrelles, appartenaient alors à la France. « Comme ces vallées, dit-il, sont limitrophes de celles du Piémont qui sont sujettes du duc de Savoie, et dans lesquelles ses prédécesseurs ont toujours montré souffrir avec peine l'exercice de la religion prétendue réformée, je désire que vous donniez part à ce prince de ce que je vous écris, et que vous l'exhortiez de ma part à se servir des mêmes mesures dans ses états, ne doutant pas qu'elles n'aient le même succès. » Le 27, l'ambassadeur répond qu'il a vu le duc, afin de l'engager « à profiter de la conjoncture que lui offre le voisinage des troupes de votre majesté pour obliger les gens de la religion prétendue réformée à se convertir, et pour ramener de la sorte ses peuples à une même croyance. » Le duc savait ce qu'il en avait coûté à ses ancêtres pour avoir tenté de réduire les vaudois à l'unité religieuse, et il ne cacha pas à l'ambassadeur français les difficultés de l'entreprise. « Il m'a témoigné, ajoute l'ambassadeur, qu'il recevait avec tous les sentimens possibles de respect et de reconnaissance les conseils de votre majesté, mais qu'il devait examiner mûrement les choses, car plusieurs de ses prédécesseurs avaient tenté inutilement de le faire, et avaient même porté de grands désordres dans ce pays-ci par de telles entreprises. » A une nouvelle insistance du roi et de son ambassadeur, le duc répondit assez vivement qu'il ne lui appartenait pas de tenter dans ses états ce que sa majesté très chrétienne n'avait pu mener à bonne fin dans les siens. « Il paraît, écrit encore Louis XIV le 10 novembre, il paraît que le duc de Savoie n'a pas encore pris la ferme résolution de travailler efficacement à cette grande affaire... Il faut lui faire entendre que sa gloire est intéressée à ce qu'il ramène ses sujets, à quelque prix que ce soit, aux genoux de l'église. S'il n'a pas assez de troupes de ce côté-là, ajoute-t-il dans sa dépêche du 16, vous pouvez l'assurer qu'il sera assisté des miennes,

avec l'espoir secret qu'il ne serait pas obligé de déployer la force armée; mais Louis veillait à ce que tout s'accomplît à la lettre, et le corps d'armée du Dauphiné se tenait prêt à tout événement.

"

Jamais la situation du peuple martyr n'avait été aussi critique. Dans les guerres antérieures, les hautes retraites des montagnes avaient été son refuge, et le salut était venu par les cols supérieurs; mais cette fois ils vont être occupés par l'ennemi, et quel ennemi! Catinat, le général habile, l'émule de Lesdiguières dans les guerres de montagnes, le héros de vingt batailles. Pris par le haut des vallées et par le bas, comment échapper à la ruine? Aussitôt que l'édit fut connu, les chefs militaires du peuple et ses conducteurs spirituels se réunirent à Angrogna pour délibérer et prier. On lut dans l'assemblée une lettre de Janavel contenant ses instructions sur la conduite à tenir dans cette crise suprême. On sait que le héros des deux guerres des bandits avait été excepté des patentes de grâces de 1664. Il vivait depuis lors à Genève, proscrit, mais regardant toujours du côté de ses chères vallées et préoccupé des dangers qui menaçaient ses frères. Dans cette lettre, qui fut saisie par l'ennemi, et qui est aujourd'hui dans les archives de Turin, il donne à ses compatriotes les conseils que lui dicte son expérience. Il veut d'abord qu'on adresse au souverain des requêtes bien humbles pour le prier de ne pas loger de troupes dans les vallées. « Les syndics des communes, dit-il, devront représenter à son altesse royale que le peuple en prendrait ombrage; ils devront offrir de payer le logement en argent. Au nom de Dieu, n'acceptez aucun logement sous quelque prétexte que ce soit, autrement c'est votre perte assurée. » Il rappelle que les Pâques piémontaises ont commencé par un logement militaire. « Souvenez-vous, s'écrie-t-il, des massacres de 1655... » La discipline, la formation des compagnies, l'ordre de combat, les positions qu'il faut fortifier, il a sur toutes ces questions des vues arrêtées qu'il communique. « Vos compagnies ne doivent être que de 18 à 20 hommes. Vous aurez un conseil secret composé de 1 homme de chaque vallée, ainsi que de 1 ou de 2 pasteurs qui aient du cœur, et vous aurez 1 commandant-général par-dessus tous les peuples des vallées. Toutes ces nominations se feront à voix du peuple et avec bon ordre. Si Dieu vous donne du temps, vous aurez soin d'acheter du blé et de le retirer par les montagnes, afin qu'il serve à secourir les plus misérables et entretenir les compagnies. » Ce qu'il faut surtout, c'est l'union entre toutes les vallées, et, pour arriver à cette union si nécessaire, il invite les pasteurs à réunir tout le peuple, grands et petits, et, « après les avoir exhortés selon la parole de Dieu, ils les feront jurer, la main levée vers le ciel, fidélité à l'église et à la

patrie, quand même il s'agirait de la mort. En faisant ainsi, ajoutet-il, vous verrez que l'épée de l'Éternel sera à votre côté. » Enfin il insiste sur la nécessité d'avertir les puissances réformées du danger qui menace l'Israël des Alpes, et d'envoyer une adresse au prince légitime pour lui rappeler ses édits de tolérance et ceux de ses ancêtres.

Pour se conformer à ce dernier avis, l'assemblée vota une humble adresse à Victor-Amédée; mais elle resta sans réponse. Trois fois elle est renouvelée, trois fois elle se perd dans un silence de mort. On écrit aux puissances amies, et le cri de détresse parti des Alpes émeut vivement la diète des six cantons protestans de la Suisse. La diète, réunie extraordinairement à Baden, délègue deux patriciens de Berne, Gaspard et Bernard de Muralt, qui arrivent à Turin au mois de mars. Frédéric-Guillaume, le vieil ami des vaudois, vivait encore. Il écrit à la date du 19 janvier 1686 une lettre pressante qui reste également sans réponse jusqu'au mois de mai suivant. Les nobles paroles et les nobles pensées qu'elle renferme méritaient pourtant toute l'attention de Victor-Amédée II., « Quoique les haines qu'engendre la diversité de religion soient profondément enracinées au cœur de l'homme, dit-il en un latin solennel, il est une loi de la nature antérieure et supérieure, une loi sainte qui l'oblige à tolérer son semblable et même à le secourir dans l'affliction sans égards à ses mérites, imo et adflictum absque merito suo juvare tenetur. » Au nom de cette loi naturelle, au nom de l'humanité, de la clémence et de la miséricorde, qui sont, dit-il, « les attributs des princes,» il conjure le duc d'accorder la paix, la liberté à ses sujets et aux malheureux proscrits français qui sont venus chercher un refuge sur la terre vaudoise. Pour ceux-ci surtout, le cœur du << grand-électeur » s'émeut de compassion, et il a des paroles qu'il fait bon entendre après avoir écouté les éclats de la haine dévote du «< grand-roi. » « Certainement, dit-il, si ces malheureux étaient le moins du monde coupables, nous n'intercéderions pas pour eux, et nous serions le premier, malgré notre foi commune, à demander qu'ils fussent justement punis; mais ils ne sont coupables d'aucun crime au contraire, c'est pour rester fidèles à leur conscience, qu'aucune force humaine ne peut contraindre et dont l'empire appartient à Dieu seul, qu'ils ont brisé les liens les plus chers de la société et de la famille, qu'ils sont misérables, sans fortune, sans patrie, proscrits, affamés, destitués de tous les biens auxquels on attache du prix. Ah! qui ne les jugerait dignes de pitié? qui ne voudrait leur accorder secours et protection? Quis non misericordia, ope et auxilio dignos judicaret? » Et ce que le brave électeur disait dans cette magnifique dépêche, il le faisait à l'égard de

:

[ocr errors]

20,000 proscrits français qui arrivaient alors dans ses états. A toutes ces victimes de la persécution, il ouvrait les bras; il étendait sur eux sa protection, décrétait des sommes considérables et des concessions de terrain pour les établir. Les bienfaits ne sont jamais perdus. La Prusse a récolté largement ce qu'avaient semé ses anciens électeurs, et dans l'édifice grandiose élevé par les Brandebourg on peut voir encore les pierres apportées par des mains françaises, par ces malheureux dont l'électeur parle si éloquemment. Cette protection accordée à des hérétiques aurait pu ne pas faire impression sur l'esprit du duc de Savoie, et l'électeur revient à l'argument déjà employé vingt ans auparavant auprès de Charles-Emmanuel II, il parle encore de la protection qu'il accorde aux catholiques. « Nous en avons un grand nombre en Westphalie, dit-il, et nous les pro-tégeons, nous les favorisons, nous les aimons et les élevons aux honneurs et aux dignités au même titre que ceux qui partagent notre foi. » Quand le duc de Savoie répondit à cette dépêche, il était trop tard, l'édit de janvier avait paru, et il ne restait aux vaudois que l'alternative du combat ou de l'abjuration : ils résolurent de combattre.

A la nouvelle de cette résolution désespérée, les ambassadeurs, déjà arrivés à Turin, accourent aux vallées et convoquent une nouvelle assemblée qui se réunit le 22 mars au Chiabas, sur la colline d'Angrogna, non loin du lieu où se tint deux siècles auparavant celle qui vota la réunion du valdisme au calvinisme. Elle s'ouvrit par la prière d'un réfugié français, du fameux Henri Arnaud, qui va être bientôt le Moïse de l'Israël des Alpes. Il était pour la résistance à tout prix, et il fit monter vers le ciel une prière dans ce sens, un cri d'opprimé résolu à combattre jusqu'à la mort; mais les ambassadeurs déclarèrent la résistance impossible devant les troupes de Louis XIV et de Victor-Amédée II. « Vos vallées, dit Gaspard de Muralt, sont enclavées dans les états de vos ennemis; tous les passages sont gardés; aucune nation n'est en mesure de faire la guerre à la France dans votre intérêt; nulle armée ne pourrait même pénétrer jusqu'ici, et vous enfin vous avez à peine trois mille combattans; les troupes réglées n'attendent que le signal du massacre : comment pourrez-vous résister? » De la part des ambassadeurs, tous fervens protestans, il ne pouvait être question d'abjuration. C'était donc l'émigration en masse, l'émigration sans espoir de retour, l'abandon définitif de la patrie bien-aimée qu'avaient à proposer les diplomates étrangers. « Consentiriez-vous, reprit l'un d'eux, à quitter votre patrie, si nous obtenions de Victor-Amédée qu'il vous laissât disposer de vos biens et sortir de ses états avec vos familles?» A cette proposition, des cris, des gémissemens, des san

glots et des protestations s'élèvent de l'assemblée. Les plus affligés, ne pouvant invoquer aucun secours naturel, espèrent en un miracle, et attendent la délivrance du Dieu qui a gardé l'Israël des Alpes pendant tant de siècles. « Ne comptez pas sur des événemens miraculeux, répond Gaspard de Muralt. Il vous est impossible de lutter contre vos ennemis. Réfléchissez à votre position. Une issue vous reste pour en sortir: ne vaut-il pas mieux transporter ailleurs le flambeau de l'Évangile dont vous êtes dépositaires que de le laisser ici s'éteindre dans le sang? » L'assemblée déclara qu'elle ne pouvait prendre un parti définitif sans avoir consulté le peuple de toutes les vallées, et pendant que cette enquête se fait les ambassadeurs retournent à Turin pour agir sur l'esprit de la cour; mais la propagande faisait bonne garde on ne les laisse pas arriver jusqu'au duc, on leur refuse même les saufs-conduits qu'ils demandaient pour les députés vaudois chargés d'apporter à Turin la décision de l'assemblée du Chiabas. Celle-ci s'était déclarée en permanence, et le secrétaire de la légation suisse revint avec le dernier mot des ambassadeurs. « Il n'y a plus rien à espérer, la cour n'est plus libre, l'envoyé de Louis XIV assiége le duc et le presse d'agir sans retard. Hâtez-vous de quitter ce pays pendant que vous le pouvez encore! >>

On vit alors la division s'introduire parmi ce peuple jusque-là si uni. Personne n'eut l'idée d'abandonner la foi des pères; il n'y eut pas la même unanimité au sujet de l'abandon de la patrie. Une partie des pasteurs se prononça pour l'émigration; mais les délégués laïques des communes, réunis à Roccapiatta le 14 avril, jurèrent, la main levée vers le ciel, selon la formule donnée par Janavel, de combattre jusqu'à la mort, à l'exemple de leurs pères. Cette décision causa un étonnement douloureux aux ambassadeurs, qui écrivirent de Turin une lettre émue. « Sans doute, disaient-ils, la patrie a de grands charmes; mais les biens du ciel sont préférables à ceux de la terre. Vous pouvez encore sortir de ce pays qui vous est à la fois si cher et si funeste, vous pouvez emmener vos familles, conserver votre religion, éviter de répandre le sang. Au nom du ciel! ne vous obstinez pas dans une résistance inutile, ne fermez pas la dernière issue qui vous reste pour éviter une totale destruction! » Qu'on juge de l'effet de cette lettre, dit un écrivain vaudois. Tous les temples retentissent de sanglots qui sont bientôt dominés par les graves accens de la prière. Le 19 avril, une nouvelle assemblée confirma le serment du 14. C'était le vendredi de la semaine sainte, le jour mémorable où les prêtres de l'ancienne loi ont tué le juste. Henri Arnaud, l'un des pasteurs qui avaient prêté le serment, se leva au milieu de l'assemblée, et dit en priant: « Seigneur Jésus!

« PreviousContinue »