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l'abbé de Voisenon, saura que Mme du Châtelet, étant cette nuit à son secrétaire, selon sa louable coutume, a dit : Mais je sens quelque chose! Ce quelque chose était une petite fille, qui est venue au monde sur-le-champ. On l'a mise sur un gros livre de géométrie qui se trouvait là tout ouvert, et la mère est allée se coucher... Pour moi, qui ai accouché d'une tragédie de Catilina, je suis cent fois plus fatigué qu'elle. » Quelques jours à peine écoulés, l'abbé recevait une lettre de douleur et de lamentation. « Mon cher abbé, mon cher ami, que vous avais-je écrit! Quelle joie malheureuse, quelle suite funeste! Quelle complication de malheurs qui rendraient encore mon état plus affreux, s'il pouvait l'être ! Je viendrai bientôt verser dans votre sein des larmes qui ne tariront jamais. » L'événement que Voltaire avait d'abord pris si gaîment avait eu soudain une issue funeste. Une imprudence de l'accouchée, une boisson glacée prise dans l'ardeur de la fièvre, détermina une crise mortelle, et six jours après sa délivrance Mine du Châtelet expirait subitement au milieu de ses amis consternés. La douleur de Voltaire fut vive et emportée; il versa des larmes amères sur cette amie de quinze ans pour qui, malgré son infidélité dernière, il avait conservé un profond attachement; le commerce d'amitié qui avait survécu à cette épreuve critique tenait une telle part dans son existence qu'il semblait que tout lui manquât. Il s'enfuit de Lunéville, et, ne faisant que traverser Cirey, il vint se réfugier à Paris.

Ainsi finit par un brusque dénoûment cette période de la vie de Voltaire qui nous a plus particulièrement occupé aujourd'hui et à laquelle se rattachent ses travaux sur la physique proprement dite. De nouveaux objets vont s'emparer de son esprit. Il ne retournera plus à Cirey; son laboratoire, ses instrumens, seront abandonnés. Nous ne retrouverons plus dans sa vie une phase où la science joue un rôle si soutenu. Toutefois, dans sa longue existence, il aura mainte occasion de manifester sa pensée sur les querelles des savans de son siècle; il dira son mot sur la géologie, sur l'histoire du globe, sur la genèse des êtres, sur toutes les questions qui constituent, dans notre langage contemporain, le domaine des sciences naturelles. Il nous reste à le suivre sur ce terrain, et c'est ce que nous ferons dans une prochaine étude.

EDGAR SAVEney.

L'ISRAEL DES ALPES

OU

LES VAUDOIS DU PIEMONT

IV.

CAPTIVITÉ ET DÉLIVRANCE.

Le moment approche où le peuple élu va être arraché à sa terre promise (1). Tant qu'il a touché de la plante du pied le sol natal, il a été invincible dans sa protestation, il a résisté aux moyens pacifiques et aux moyens violens de la propagande romaine; mais, attaqué par le haut et le bas des Alpes, en butte aux efforts combinés de la France et du Piémont, il sera bientôt jeté hors des états de la maison de Savoie. La catastrophe vaudoise de 1686 parut aux contemporains le coup de grâce de la secte antique. Le peuple entier fut dispersé parmi les nations protestantes, ou massacré, ou réduit à fléchir le genou devant les dieux étrangers. Le sanctuaire vaudois est démoli, et de la cité sainte des Alpes il ne reste pas pierre sur pierre. Des colons venus de la Savoie et du Piémont occupent maintenant la terre du valdisme, et des mains catholiques recueillent le fruit de l'activité et du travail de vingt générations hérétiques. La foi elle-même, ce précieux héritage auquel la patrie a été sacrifiée, la foi s'éteint chez plusieurs au milieu des tortures de la captivité, et l'émigration n'emporte que ceux que la violence

(1) Voyez la Revue du 15 novembre 1867, des 1er avril et 1er août 1868.

n'a pu réduire à l'unité romaine. C'en est donc fait du valdisme. La réformation désespère de le rétablir dans ses vallées natales, et les souverains de l'Allemagne, émus d'un si grand désastre, recueillent les expulsés errans et leur fournissent des terres vacantes à cultiver. A Rome au contraire, on est dans la joie, on fête la dispersion. par des Te Deum retentissans, comme on avait fêté auparavant les Pâques piémontaises et la Saint-Barthélemy française, et le pape expédie au duc de Savoie Victor-Amédée II un bref solennel pour le féliciter d'avoir enfin dissipé le point noir de l'hérésie au bord de l'horizon immaculé de la terre italienne; mais cette joie est de courte durée : trois ans après la catastrophe, les proscrits reparaissent en armes sur la crête des Alpes. Ils n'ont pu vivre sur la terre étrangère malgré l'empressement affectueux des peuples et des souverains protestans qui les ont accueillis, l'amour invincible du montagnard pour le lieu de sa naissance les a ressaisis et les ramène aux Alpes. La « glorieuse rentrée, » comme les écrivains vaudois nomment ce retour, est l'événement le plus extraordinaire que nous ayons à décrire; mais, avant d'arriver à la grande crise de 1686, il faut connaître la période traversée depuis la paix de Pignerol de 1655, par laquelle se termine notre dernière étude.

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Cette paix, obtenue par la médiation française, avait mis fin à la première guerre des banditti, ainsi nommée parce qu'elle fut soutenue par les vaudois échappés au massacre des Pâques piémontaises et bannis par les édits de la cour de Turin. Elle fut suivie d'une série de persécutions de détail et de crimes commis par les soldats de la forteresse de la Torre, qui finirent par pousser à bout la patience des vaudois et par faire éclater une seconde guerre. La forteresse de la Torre a dominé pendant deux siècles la patrie vaudoise. Bâtie au XVIe siècle par Charles-Emmanuel fer, au confluent des vallées du Pellice et de l'Angrogna, elle était d'abord destinée à défendre contre la France les pentes du versant italien. Les successeurs de Charles-Emmanuel fer la laissèrent tomber en ruine : la France semblait avoir abandonné tout projet sur l'Italie depuis l'échange du marquisat de Saluces contre la Bresse en 1601; mais, sous le règne de Louis XIII, Richelieu ayant de nouveau franchi les monts et occupé Pignerol et Casale, la forteresse fut relevée et agrandie; elle devait servir à la fois à surveiller les vallées vaudoises et à tenir en échec les forces françaises établies dans la citadelle de Pignerol. Louis XIV, déjà sous l'influence fatale qui devait le conduire à la révocation de l'édit de Nantes, semble avoir vu sans dé

faveur l'érection de cette bastille formidable dirigée contre l'hérésie des Alpes. En vain le maréchal de Créqui, gouverneur du Dauphiné, et le commandant de Pignerol lui firent-ils observer ce que ces fortifications présentaient de menaçant pour la France, il les laissa terminer sans réclamation. La Torre se remplit bientôt d'une garnison nombreuse. En 1662, la fameuse association turinaise de la propagande désigna au choix du souverain pour gouverneur du fort un aventurier sans scrupules, le comte de Bagnolo. Quoique la paix de Pignerol eût mis à néant le passé, Bagnolo somma les hommes marquans de la dernière guerre, l'historien Léger, Josué Janavel et vingt autres vaudois, d'avoir à se présenter à Turin par-devant le sénat du Piémont. Aller à Turin en ce temps-là, c'était pour un vaudois aller à la mort ou tout au moins à la prison perpétuelle. Ils refusèrent, s'enfuirent aux montagnes, et y vécurent de la vie errante du banni, du banditto. Leurs biens furent confisqués, leurs maisons démolies, et sur l'emplacement de celle de l'historien Léger une pyramide fut élevée avec cette inscription: Alla memoria infame di Legero, reo di lesa-maestà. La même peine atteignait tous ceux qui donnaient un asile ou des vivres aux fugitifs : les soldats de Bagnolo arrivaient, démolissaient ou incendiaient la maison hospitalière. Le premier noyau des proscrits s'accrut des victimes de ces violences, et bientôt l'élite de la population se trouva sur les hauteurs et armée. On y pouvait vivre en été sous la muanda ou chalet vaudois, le banditto était assuré de trouver toujours nourriture et sympathie; mais, l'hiver venu, il fallut descendre et combattre pour ne pas mourir de faim. Des bandes de partisans organisées par Janavel pendant l'hiver de 1662 à 1663 s'élancent sur la zone catholique de la plaine, et les soldats du comte fuient devant ces montagnards affamés. Les villages, les bourgs, même les petites villes fortifiées, sont emportés d'assaut et mis à contribution. Ainsi commença la seconde guerre des bandits.

L'attitude du souverain devant cette nouvelle levée de boucliers montre qu'il en ignorait absolument la cause. Par son édit du 25 juin 1663, il ordonna au peuple vaudois de faire lui-même la guerre aux bannis. Se figure-t-on un peuple si odieusement traité se levant contre ses chefs aimés, ses coreligionnaires, contre ceux qui l'ont déjà une fois sauvé de l'extermination? L'édit fixait le nombre de volontaires que chaque communauté devait fournir; personne ne répondit à l'appel. L'abstention résignée des vaudois étonna le duc et l'irrita. L'ignorance dans laquelle l'avaient maintenu ses ministres, presque tous membres de l'odieuse association de la propagande, allait enfin aboutir au résultat espéré; la guerre fut résolue. Le duc trompé n'avait plus devant lui des religionnaires incorrigi

bles à qui il aurait volontiers permis d'adorer Dieu à leur manière, s'il avait été abandonné à ses propres inspirations; on lui montrait des sujets révoltés, des sujets d'autant plus dangereux que, placés à l'extrême frontière de ses états, ils pouvaient servir de point d'appui aux entreprises de l'étranger; il fallait les soumettre à tout prix. L'édit du 25 juin avait accordé quinze jours pour livrer les bannis. Avant l'expiration de ce délai, le 29 juin, 6 régimens, commandés par le marquis de Fleury, pénètrent dans les vallées et tentent de s'emparer de la montagne de la Vachère en combinant l'attaque avec la garnison de la forteresse, qui monte vers le même point par le Roccamanéot. Les guerres antérieures avaient révélé l'importance stratégique de la Vachère. C'est là que s'étaient reformés et organisés les échappés des Pâques piémon– taises. Pour y arriver, il fallait franchir les Thermopyles vaudoises, le fameux défilé des portes d'Angrogna. Janavel le fit couper par des retranchemens en terre, et y posta 60 hommes destinés à mourir pour retarder la marche de l'ennemi. « Là, dit-il en les quittant, vous arrêteriez une armée, et vous couvrirez à la fois la Vachère et le Roccamanéot. Allez, priez et tenez ferme. » Ils tinrent ferme en effet, et toute une journée ils arrêtèrent les régimens du marquis pendant que le héros vaudois, fuyant devant le comte de Bagnolo, l'attirait sur les pentes du Roccamanéot jusqu'à un lieu élevé et hérissé de rochers et de buissons où il avait caché une partie de sa troupe. Les Piémontais viennent donner dans cette embuscade; une fusillade meurtrière les arrête tout à coup au moment où ils se croyaient sûrs du triomphe, et met le désordre dans leurs rangs. Janavel crie alors en faisant allusion aux batailles bibliques de Barac et de Débora : « C'est ici notre Thabor, ô Dieu, couvrenous de ta puissante main! » et, s'élançant le sabre au poing, il rejette sur le flanc de la montagne l'ennemi débandé. Au lieu de le poursuivre, il remonte en toute hâte vers le défilé que gardent ses 60 braves. Leur situation était des plus critiques. L'ennemi, ne pouvant les déloger par une attaque de front, s'était d'abord couvert d'un retranchement semblable au leur, ce qui lui avait pris beaucoup de temps, puis, se hissant sur un côté du défilé, il allait tourner la position. Déjà les vaudois, dont le nombre est fort réduit, reçoivent d'en haut les feux plongeans, ils vont périr jusqu'au dernier. C'est alors que Janavel apparaît avec sa bande victorieuse sur les hauteurs escaladées par l'ennemi. Il prend en écharpe les 6 régimens, et les force d'abandonner la position en laissant sur le champ de bataille 600 hommes tués ou blessés.

Après cet échec, la propagande suggéra au duc de Savoie un nouvel édit par lequel les vaudois étaient déclarés rebelles, coupa

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