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CARACTÈRES

ET

PORTRAITS DU TEMPS

ROSSINI.

Occuper son époque est déjà un très grand point, même quand les moyens que l'on emploie pour y parvenir ne sont pas exempts d'un certain charlatanisme; mais régner sur son temps par la seule force du talent et du génie, partir de rien pour arriver à tout, verser dans le trésor commun du siècle une immense somme d'idées qu'il tourne et retourne, agite, caresse, remue, dépense avec passion, voilà le vrai jeu, le vrai art, et celui qui aura vécu pour cette tâche n'aura point inutilement vécu. Ce fut le sort de Rossini. M. Richard Wagner, dans une lettre toute récente publiée par la Gazette d'Augsbourg, l'accuse d'avoir été l'homme de son temps. Il le fut en effet, et peut-être beaucoup trop; mais enfin à cette époque de « pure décadence » où Rossini vint au monde, et « dans cet état de choses dont il subit l'influence fatale et qui devait nuire d'une si terrible façon au développement de ses facultés, » on n'avait pas encore inventé cette merveilleuse idée de composer de la musique destinée à n'être comprise que des générations futures. On était d'abord l'homme de son temps, quitte à devenir plus tard, quand on pouvait, l'homme de l'avenir; attendu qu'il serait assez difficile de citer un homme ayant bien travaillé pour son temps qui

TOME LXXIX.

1869.

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n'ait du même coup travaillé plus ou moins pour l'avenir, et si, comme semble dire M. Wagner, ce pauvre diable de Rossini, « qui pourtant avait de la facilité, » dut « s'ingénier à droite et à gauche pour trouver de quoi vivre matériellement, » c'est un peu la faute de la destinée, qui négligea de mettre sur sa route cette fameuse source des faveurs princières où tant d'honnêtes pèlerins de la démocratie se sont désaltérés à coupe pleine. Qui pourrrait dire que ce déshérité, mort hier, ne léguant au monde que son Guillaume Tell et une quarantaine de misérables partitions où figurent le Barbier, Semiramide et le troisième acte d'Otello, n'eût point fait quelque chose, lui aussi, quelque chose comme Tristan und Iseult par exemple et les Maitres chanteurs de Nuremberg, si, au lieu d'être cet aimable et doux compagnon vivant de son travail et ne demandant rien à personne, il eût su, dans sa jeunesse, emboucher assez haut le trombone de la république universelle pour s'attirer l'enthousiasme maladif et les folles munificences de ces monarques mis hors d'affaire par la politique d'un Bismarck et le sentiment de leur propre défaillance?

Tout cela au fond est dérisoire, et l'outrecuidance perce trop. Nous n'avons nulle envie de contester le talent de M. Richard Wagner c'est avec Verdi le seul maître de nos jours attristés; mais que veut-il en tout ceci? Quel besoin le pousse à écrire ? Rossini meurt, vient-il à ce propos émettre des idées, une vue d'ensemble sur l'art, comme il en a le droit? Agir ainsi serait trop simple, et quand les Rossini quittent ce monde, c'est probablement à cette unique fin d'offrir aux Richard Wagner une occasion de se mettre en scène. Une plaisanterie attribuée à l'auteur de Guillaume Tell au sujet de l'auteur de Tanhäuser (1) va servir de prétexte à M. Wagner pour parler de ce pauvre homme d'un air de sublime commisération. « Je lui annonçai ma visite! » On croirait ouïr le langage d'un souverain. Weber n'avait-il pas eu dans son temps maille à partir avec Rossini? Dès lors quoi de plus naturel que de chercher à son tour et après coup au grand Italien sa querelle d'Allemand? Pas n'est besoin d'être un Valois pour bien s'entendre à jouer en ce monde son petit rôlet. « Qu'est-ce que Novalis? nous disait un jour Lamartine, on prétend qu'il m'imite! » Et notez qu'en ce moment le poète de Henri d'Ofterdingen était mort depuis plus de trente ans. Qu'est-ce que ce Rossini que M. Richard Wagner ne connaît que

(1) « Un prétendu bon mot de Rossini fit le tour des journaux. Son ami Mercadante avait, dit-on, pris parti pour ma musique, ce dont Rossini avait voulu le punir, un jour qu'il donnait à diner, en ne lui servant d'un plat de poisson que la sauce, attendu que la sauce sans le poisson devait suffire à un homme qui se contentait de musique sans mélodie. » (Gazette d'Augsbourg du 17 décembre 1868.)

par les boutades qu'on en raconte et qu'il a du reste généreusement oubliées? Weber, offenseur, venait humblement chercher son pardon; M. Wagner, plus magnanime, vient offrir le sien quand on l'attaque. Impossible d'allier tant de fanfaronnade à tant de naïveté! Dans toute cette conversation où l'auteur de Tanhäuser le prend de si haut avec l'auteur de Guillaume Tell, l'auteur de Tanhäuser n'évente pas un seul instant la fine et spirituelle mystification dont il ne cesse d'être l'objet, et quand le benoît ermite de Passy lui dit en baissant les yeux avec onction et componction : « J'avais de la facilité et peut-être aurais-je pu arriver à quelque chose! » il tient la confession pour sérieuse, et ne se doute pas de l'immense ironie que contient ce Pater, peccavi! Une partie plus sérieuse de la lettre de M. Richard Wagner est celle où il parle des appréciations historiques et définitives dont le moment lui semble venu; étudier Rossini, le juger « à sa valeur véritable et originelle, » mesurer, fixer le personnage, serait en effet une tâche attrayante et qui peut avoir son opportunité. Essayons-la.

I.

On reproche à Rossini ses formules invariablement les mêmes, ses incorrections, ses redites, sa virtuosité de jeunesse; mais songet-on aux orchestres, aux troupes, pour lesquels il écrivait? se représente-t-on bien surtout les conditions d'existence de ce musicien de fortune travaillant au jour le jour, usant sa voix à chanter dans les églises, accompagnant dans les théâtres le récitatif au piano à raison de six paoli par soirée, forcé de se surmener pour ne pas mourir de faim, et tant bien que mal faire vivre son père et sa mère?

Mon père était oiseau, ma mère était oiselle!

Son père, trompette de la commune à Pesaro, jouait aussi du cor au théâtre, sa mère chantait. Jusqu'à l'arrivée des Français, l'humble ménage subsista; mais à dater de ce moment commença la vie errante, une vie de bohêmes et de campemens à la manière des artistes de Callot, in Callot's manier, comme dirait Hoffmann, dont il faudrait ici l'humoristique sentimentalité pour peindre tant de tribulations drolatiques à la fois et navrantes, et toujours courageusement supportées. «Ma pauvre mère, elle avait une belle voix dont elle se servait pour nous aider à nous tirer d'affaire, et, quoiqu'elle ne sût pas une note de musique, elle n'était pas sans talent!» Lorsque vers ses dernières années Rossini parlait de cette période d'enfance sur laquelle il aimait à revenir dans ses causeries

d'intimité, l'émotion le gagnait, lui qui riait de tout, il devenait grave, et cette mémoire du cœur fut un des côtés les plus honorables de sa nature. L'esthétique est à coup sûr une fort magnifique invention, j'estime cependant que ses lois ne sauraient être partout également appliquées; volontiers je l'appellerais une dixième muse, pourvu qu'on m'accordât qu'il est bien des artistes au berceau desquels elle ne fut pas convoquée, et que son absence n'a pas empêchés de grandir.

Rossini figure au premier rang de ces artistes, moins rares, en Italie surtout, qu'on ne croit, et toute pruderie, quand il s'agit de pareils hommes doit être mise de côté. C'est au plein courant de leur période qu'il faut les prendre, dans ce milieu même dont leurs ouvrages portent les imperfections, comme ils en reproduisent le mouvement et la vie. Par cette industrieuse activité des premiers jours, cette inconscience du génie sans cesse en veine de produire n'importe avec quels élémens et dans quelles circonstances, Rossini rappelle les grands Italiens du XVIe siècle; il chante à l'aventure, à tout venant, parce qu'il ne saurait faire autre chose, et comme fait Titien, qui peint les belles femmes parce qu'elles sont belles. Nous avons changé tout cela est-ce un bien, est-ce un mal? Nul ne le peut dire; toujours est-il que l'excès de culture remplace aujourd'hui le tempérament. Chez le Rossini des premières années, le tempérament prédomine. Ce bambin écrivant Tancredi et que Weber mitraille de ses invectives n'est qu'un musicien, vous le pileriez dans un mortier que ses os pulvérisés ne vous donneraient pas une parcelle d'esthétique; mais en revanche quel musicien ! quelle organisation et quel génie! Que d'autres prolongent la saison des études, fréquentent les conservatoires et les bibliothèques, il n'a pas le temps, lui, de s'attarder à ces préliminaires, il lui faut écrire selon l'inspiration du moment, écrire sans sujet, sans motif. « Mes libretti de cette époque, disait-il en plaisantant, ne le prouvent que trop! » Il compose ses introductions sans connaître le scenario du poème, saisit à la hâte les paroles qu'on lui donne, et tout d'un trait les met en musique. Demetrio e Polibio, qui figure au nombre de ses partitions et dont un quatuor et un duo ont surnagé, fut bâclé de la sorte et morceau par morceau pour la famille Mombelli, une de ces smalas concertantes qui voyageaient de ville en ville, portant dans leurs bagages toute une pacotille musicale et dramatique. Rossini avait alors treize ans, et littéralement ne savait pas ce qu'il faisait. Le père Mombelli lui donnait à composer tantôt une cavatine, tantôt un duo, un quatuor, pour chaque morceau payait deux piastres, et il se trouva qu'un matin cette besogne était devenue une partition. Rossini, à cette heure de sa vie, n'avait

encore mis le pied dans aucune école, et ne connaissait de son art que ce que lui avait enseigné un certain Prinetti de Novare, physionomie pittoresque qu'on dirait échappée des mémoires de Benvenuto, claveciniste de son état, et par occasion fabricant de liqueurs qu'il absorbait au lieu de les vendre, du reste n'ayant jamais su ce que c'était qu'un lit, dormant dans son manteau à la belle étoile et debout, appuyé contre une arcade.

Avant d'aborder le lycée de Bologne et le padre Mattei, duquel il reçut, après des études très sommaires, le brevet de maestro, combien d'étapes parcourues, dévorées : leçons de solfége, de basse chiffrée et leçons de chant! Un moment en effet, le fils du trompette de Pesaro, tenté par la superbe destinée des virtuoses, s'était demandé si, plutôt que de croquer misérablement des notes pour un peu de gloire, il ne vaudrait pas mieux s'enrichir tout de suite en exploitant sa belle voix. Rossini, on le sait, ne fut jamais indifférent à la question d'argent, et souvent ceux qui l'approchaient l'entendirent s'indigner à l'idée que l'œuvre entière de Beethoven n'eût pas rapporté à son auteur la moitié de ce que tel ténor ou tel baryton gagne dans son année. Étant donnée cette nature méridionale, moins spéculative au demeurant que spéculante, il fallut, nous pouvons le dire aujourd'hui, une bien grande force de vocation pour l'empêcher de dévier. Tancredi vaut à son auteur 500 francs, et lorsqu'à Venise il touche pour Semiramide une somme de 5,000 francs, le public se révolte et fait chorus avec les gens du théâtre pour crier au scandale. Il y a donc de ces lois d'organisme auxquelles on n'échappe pas. Ce génie qui, dès cette époque, gouvernait déjà l'adulte inconscient, et le forçait à se décider pour une carrière pleine de hasards, quand il en pouvait choisir une pleine de profits immédiats, cette puissance démoniaque se faisait jour par toutes les issues, et dans cette incessante fièvre de productivité le beau, le médiocre et le pire naissent à l'envi sous sa plume. Chose caractéristique que cette absence de discernement qui du reste se laisse voir chez lui jusqu'à la fin! Ses meilleures inspirations ne lui coûtent pas plus que les mauvaises; c'est un des traits particuliers de ce génie aussi abondant, aussi riche, que dépourvu de facultés esthétiques, de se donner sans réfléchir, sans compter. « Il en faut pour tous les goûts, » disait-il vers sa fin, quand on se permettait d'articuler une objection, car cet olympien imperturbable en ses théories, et qui si volontiers vous prêchait ex cathedra le mépris de ses propres richesses, avait à l'endroit de telle minime composition récente des susceptibilités de simple mortel. Nous n'en sommes encore qu'aux exigences de sa période de jeunesse. Quidquid tentabam scribere versus erat! Le don était en effet dans sa nature, mais

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