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lances très exactes, et fait puiser de la fonte en fusion dans un fourneau; on porte cent livres de ce feu liquide dans une marmite, trente-cinq livres dans une autre, vingt-cinq livres dans la troisième. Au bout de six heures, il constate qu'en se refroidissant la première marmite a acquis quatre livres, la seconde une livre environ, la troisième une livre une once et demie. Il fait ainsi avec de la fonte blanche une série d'épreuves qui lui donnent toujours le même résultat; puis il opère avec de la fonte grise, et celle-ci, soit froide, soit ardente, lui donne un même poids. Que conclure de ces expériences en apparence contradictoires (1)? Voltaire les discute avec soin et incline à donner au feu une certaine pesanteur; mais dans cette discussion il entrevoit, chemin faisant, une vérité de haute conséquence. Il s'aperçoit que les cas où l'augmentation de poids a été incontestable sont ceux où le métal a pu le mieux attirer à lui une partie de la matière répandue dans l'atmosphère. Il insinue que la masse métallique a bien pu fixer quelquesuns des élémens contenus dans l'air. Notez que Voltaire, tout en considérant l'air proprement dit comme un élément, c'est-à-dire comme un corps indécomposable, considère l'atmosphère comme composée de substances diverses. « L'air de notre atmosphère, dit-il, est un assemblage de vapeurs de toute espèce qui lui laissent très peu de matière propre. » On voit qu'il fut bien près de comprendre le phénomène de l'oxydation, et cette sagacité paraîtra d'autant plus remarquable que la France ne connaissait pas même encore la doctrine de Stahl sur la combustion, qui devait précéder la découverte de l'oxygène.

En continuant à examiner les propriétés spéciales du feu, Voltaire arrive à émettre, sur la constitution moléculaire des corps, des vues qui offrent plus d'une analogie avec celles des physiciens de nos jours. Et d'abord ce que Voltaire, conformément au programme de l'Académie, désigne sous le nom de feu, c'est ce que

(1) Non content de ses propres expériences, Voltaire ouvrait par lettres une sorte d'enquête sur cette question. Il charge entre autres son agent, l'abbé Moussinot, de prendre des renseignemens auprès d'un savant modeste, Geoffroy, apothicaire et membre de l'Académie des Sciences. « Entrez, lui écrit-il, chez votre voisin, le sieur Geoffroy; liez conversation avec lui au moyen d'une demi-livre de quinquina que vous lui achèterez et que vous m'enverrez... Interrogez-le sur les expériences de Lémeri et de Homberg (relatives à la calcination) et sur les miennes. Vous êtes un négociateur très habile, vous saurez aisément ce que M. Geoffroy pense de tout cela, et vous m'en direz des nouvelles, le tout sans me commettre. » Quelques jours après, il écrit de nouveau à l'abbé : « Encore une petite visite, mon cher ami, au sieur Geoffroy. Remettez-le encore, moyennant quelques onces de quinquina, ou de séné, ou de manne, ou de tout ce qu'il vous plaira acheter pour votre santé ou pour la mienne, remettez-le, dis-je, sur le chapitre du plomb et du régule d'antimoine augmenté de poids après la calcination. >>

plus tard on a pris l'habitude d'appeler le calorique. Il en fait une substance répandue partout, logée dans l'intérieur des corps. Quel effet produit-elle sur les particules de ces corps? Elle les met dans un état incessant de mouveinent et de vibration. « Les parties élémentaires, étant nécessairement très solides et se repoussant avec force proportionnellement à leur choc, doivent faire des vibrations continuelles dans les corps. » Supprimez cet agent intérieur, ce calorique matériel, et vous avez à peu près la notion de nos physiciens modernes, pour qui la chaleur est le mouvement même des molécules. Il est même des cas où Voltaire comprend la chaleur exactement comme nous le faisons. « Les rayons du soleil ou le feu ordinaire ajoutent de la matière ignée au fer; mais l'attrition causée par un caillou n'y ajoute que du mouvement sans nouvelle matière. Ge mouvement seul fait un si grand effet par les vibrations qu'il excite dans ce fer qu'une partie en tombe incontinent brûlante, lumineuse et vitrifiée. » La conception de Voltaire devient surtout nette quand il l'applique aux corps gazeux, à l'air par exemple, parce que là en effet les phénomènes sont moins compliqués et plus faciles à saisir. Il se représente l'air comme un assemblage de petites balles élastiques qui rebondissent les unes contre les autres, et qui, ainsi écartées en tous sens, pressent également tout ce qu'elles rencontrent. N'est-ce point là précisément la façon dont nous concevons actuellement les fluides aériformes? « Si l'air était absolument privé de feu, dit-il, il serait sans mouvement et sans action. » Voilà ce que nous appelons le zéro absolu de température, dont la notion précise n'a été introduite dans la science que depuis vingt-cinq ans. On pourrait pousser encore ces rapprochemens, et il ne faudrait pas beaucoup d'artifice pour montrer dans le livre dont nous parlons des signes avant-coureurs de notre théorie moderne de la chaleur. Toutefois n'exagérons pas le mérite de l'Essai sur la nature du feu. Il faut se défier de cette facilité avec laquelle on trouve dans un écrit ancien des vérités qui n'ont été reconnues que plus tard; il y suffit souvent de quelques passages arbitrairement commentés, de quelques phrases dont parfois on force involontairement le sens. Ne prêtons rien à Voltaire; il est assez riche de son propre fonds. Il y a en tout cas une remarque dont on ne peut se défendre en lisant les notes que les éditeurs ont placées au bas des pages de l'Essai. Ces notes ont pour objet de signaler les principales erreurs qui tiennent à la physique et à la chimie du temps et d'indiquer comment les idées de l'auteur doivent être rectifiées en raison des progrès de la science. L'édition de Kehl porte ainsi des commentaires de Condorcet; ils sont exacts et judicieux pour la plupart; dans plusieurs cas cependant, les corrections faites

au nom de la science de 1780 paraissent inopportunes et surannées; le temps a donné raison au texte, c'est l'annotation qui est en retard et l'auteur qui est en avance.

Au reste Voltaire n'attache qu'une médiocre importance à cette métaphysique des molécules, et il poursuit son essai en exposant les lois de la propagation du feu. Ce sont des lois expérimentales auxquelles l'ont conduit ses recherches personnelles. Il en formule huit, et il en ajoute même par prudence, en véritable expérimentateur, une neuvième qui exprime que les autres ne doivent être considérées que comme approximatives. « On pourrait mettre pour neuvième loi qu'il doit y avoir des variations dans la plupart des lois précédentes. » C'est ainsi qu'il démontre l'égale propagation de la chaleur en tout sens. C'était encore là une question controversée. Le vulgaire, en voyant monter la flamme, déclarait que le feu se communique de bas en haut; les physiciens prétendaient au contraire que le feu tend toujours en bas, parce qu'un tison mis sur des matières sèches s'y enfonce en propageant la combustion. Voltaire fit rougir un fer qu'il plaça entre deux fers exactement semblables, et par des mesures précises il s'assura que ceux-ci étaient également échauffés; le feu se communique donc également en tout sens quand il ne trouve pas d'obstacle. Voltaire découvre aussi qu'une même quantité de chaleur produit, suivant les corps où elle est introduite, des effets thermométriques différens; en un mot, il entrevoit ce que l'on a appelé depuis la capacité calorifique des corps. Il mêle ensemble par portions égales de l'huile bouillante et de l'eau froide, de l'huile bouillante et du vinaigre, et il constate que la température du mélange n'est pas la température moyenne des élémens; il cherche même la loi de ce phénomène, il dresse des tables de valeurs. « J'ai préparé des expériences sur la quantité de chaleur que les liqueurs communiquent aux liqueurs, les solides aux solides, et j'en donnerai la table si messieurs de l'Académie jugent que cela puisse être de quelque utilité. » Voilà des expériences certaines, des faits nouveaux habilement découverts, des travaux marqués au bon coin, et dont la valeur ne peut être contestée.

V.

Nous venons de voir Voltaire étudiant la physique de Newton et faisant lui-même une théorie de la chaleur; nous allons le trouver maintenant aux prises avec une question de mécanique qui eut le privilége de passionner les savans du XVIIIe siècle : nous voulons parler de la mesure de la force. En 1741, il soumit à l'Académie

des Sciences un mémoire intitulé: Doutes sur la mesure des forces motrices et sur leur nature. Ce mémoire peut prendre rang après les Élémens et l'Essai sur le feu; c'est la troisième des œuvres sorties du laboratoire de Cirey, si on les classe d'après l'importance. Cette question de la mesure de la force était depuis longtemps à l'ordre du jour et partageait le monde savant. Les uns prétendaient qu'on doit estimer la force par la quantité de mouvement qui est dans les corps, et qui est le produit de la masse par la vitesse; les autres soutenaient qu'il faut la mesurer par la force vive, qui est le produit de la masse par le carré de la vitesse. Descartes s'était servi le premier de cette notion de la quantité de mouvement. « Je tiens, disait-il, qu'il y a une certaine quantité de mouvement dans toute matière créée qui n'augmente et ne diminue jamais, et ainsi, lorsqu'un corps en fait mouvoir un autre, il perd autant de mouvement qu'il en donne, comme lorsqu'une pierre tombe de haut contre la terre, si elle ne retourne pas et qu'elle s'arrête, je conçois que cela vient de ce qu'elle ébranle cette terre et ainsi lui transfère tout son mouvement. » Pour Descartes, la force se trouvait déterminée par la quantité de mouvement qu'elle communique à un corps. Newton s'en était tenu à cette manière de voir, et avec lui ses principaux disciples, Clarke par exemple; mais Leibniz vint présenter la question sous un nouvel aspect. Ayant introduit dans la science la notion de la force vive telle que nous la définissions tout à l'heure, il montra qu'elle donne la mesure de l'effet, du travail mécanique qu'un corps peut produire, et il déclara que c'était là, non ailleurs, qu'il fallait chercher la véritable estimation de la force. Une longue controverse s'engagea au sujet de la doctrine de Leibniz entre les savans de l'Europe entière. Cette question était une de celles qui étaient le plus souvent agitées dans le petit cénacle de Cirey. Mme du Châtelet avait été convertie aux idées de Leibniz par un mathématicien suisse nommé Konig; elle se prononçait pour la force vive; Clairaut et Maupertuis étaient dans le même camp. Voltaire tenait pour la quantité de mouvement; une fois par hasard il suivait l'étendard de Descartes. Il est vrai qu'en cette circonstance Descartes et Newton se trouvaient du même côté.

Il nous serait difficile d'entrer dans le détail des argumens qu'on présentait de part et d'autre; nous pouvons du moins indiquer d'une façon sommaire, par un exemple familier, comment la question se posait. On jette une balle en l'air en lui imprimant une certaine vitesse; la balle monte à dix pieds, parlons par pieds, puisque nous sommes en plein XVIIIe siècle. On jette de nouveau la balle en lui imprimant une vitesse double. A quelle hauteur montera-t-elle? Ira-t-elle au double, à vingt pieds? Non, elle montera

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quatre fois plus haut, elle atteindra quarante pieds. Les forceviviers, c'est Voltaire qui les appelle ainsi, - trouvaient là la confirmation de leur théorie. Pour une vitesse double, l'élévation de la balle, c'est-à-dire le travail produit par elle, est quadruple; il est comme le carré de la vitesse. Il semblait donc que la question fût tranchée; mais les adversaires de Leibniz ne restaient pas sans réponse. La balle, disaient-ils, met dans le premier cas un certain temps pour s'élever à dix pieds. Combien de temps met-elle dans le second cas pour s'élever à quarante? Elle met un temps double. Il y a donc deux temps pendant chacun desquels agit la vitesse double, et de lå vient l'effet quadruple; mais la vitesse n'agit que par sa première puissance et non par son carré. La controverse ne finissait pas là : il restait à voir ce qui se passe dans chacun des deux temps et si le raisonnement qui précède n'a pas quelque vice rédhibitoire; mais ce n'est point ici le lieu de pousser bien loin cet examen : il nous suffit d'avoir fait comprendre la nature du litige. D'ailleurs la discussion portait surtout sur des cas plus compliqués; on argumentait sur ce qui se passe dans le choc des corps soit mous, soit élastiques; comme on n'avait alors sur la théorie des chocs que des données fort incomplètes et même fort erronées, on raisonnait sur des faits ou faux ou incertains, et on n'échangeait en somme que de fort médiocres argumens.

Dans son Mémoire sur la mesure des forces motrices et sur leur nature, Voltaire examine le problème en algébriste expert. Nous avons dit déjà dans quel sens il se prononce sur la mesure de la force. Il le fait avec une certaine vivacité, car il avait pris cette question fort à cœur, et il n'épargnait pas d'ordinaire les quolibets aux «< forceviviers. » En ce qui concerne la nature même de la force, il a çà et là des aperçus très justes, et il semble près d'indiquer le nœud même de la difficulté en proposant de renoncer à la notion de force pour s'attacher uniquement aux phénomènes; puis bientôt, entraîné par les idées courantes, il en revient à vouloir saisir la force dans son principe interne, et il fait alors de la métaphysique aussi stérile que celle des leibniziens. Nous disons que Voltaire obéit à une heureuse inspiration quand il tend à rejeter l'idée même de force, et qu'il est fâcheux qu'il ne s'en tienne pas à ce bon mouvement. La notion de force est de celles en effet qui n'ont pas porté bonheur aux géomètres et qui ont beaucoup obscurci les origines de la mécanique; il y aurait tout profit à la supprimer. Nous voyons les phénomènes et nous pouvons les mesurer; quant aux causes de ces phénomènes, ce sont d'autres phénomènes. Qu'on donne à ces causes le nom de forces, il n'y a pas grand mal, si on le fait avec prudence et en sachant bien ce qu'on fait; mais il faut craindre une

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