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HISTOIRE

DES SCIENCES

II.

L'HISTOIRE NATURELLE DE VOLTAIRE (1).

I.

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Après la mort de Mme du Châtelet, Voltaire céda aux sollicitations du roi de Prusse, qui l'appelait auprès de lui. Il alla s'établir à Potsdam au mois de juin 1750. Depuis longtemps, Frédéric et l'auteur de la Henriade étaient en coquetterie réglée. En prose, en vers, sur tous les tons, ils échangeaient l'expression enthousiaste de leur admiration mutuelle. Tu es Platon, écrivait le monarque. - Tu es Marc-Aurèle, répondait le poète. Vous êtes la philosophie sur le trône, les délices du genre humain, disait Voltaire. Vous êtes le roi des intelligences, le flambeau de l'humanité, répondait Frédéric. Tout se passa d'une façon digne de cette ardeur réciproque pendant les premiers temps du séjour de Voltaire à Potsdam. Le roi lui avait donné la croix du Mérite, une charge de chambellan, une pension de 20,000 francs; il avait même offert une autre pension à la nièce de Voltaire, Me Denis, si elle voulait venir en Prusse tenir la maison de son oncle comme elle la tenait à Paris. Voltaire menait auprès de Frédéric une vie tranquille et con

(1) Voyez la Revue du 1er janvier 1869.

forme à ses goûts, dispensé de tout service et de toute étiquette, travaillant tout le jour, s'abstenant des diners de la cour pour économiser un temps précieux, ne paraissant qu'à ces petits soupers qui se faisaient dans la fameuse salle de la Confidence, et qui étaient comme les agapes de la philosophie. Jamais on n'avait vu un si tendre commerce entre un roi et un philosophe.

Pendant deux heures de la matinée, Voltaire restait auprès de Frédéric, dont il corrigeait les ouvrages, ne manquant point de louer vivement ce qu'il y rencontrait de bon, effaçant d'une main légère ce qui blessait la grammaire ou la rhétorique. Cette fonction de correcteur royal était, à vrai dire, l'attache officielle de Voltaire. En l'appelant auprès de lui, Frédéric avait sans doute eu pour premier mobile la gloire de fixer à sa cour un génie célèbre dans toute l'Europe; mais il n'avait pas été non plus insensible à l'idée de faire émonder sa prose et ses vers par le plus grand écrivain du siècle. Pour celui-ci, cet exercice pédagogique n'était pas une besogne de nature bien relevée. Il s'en dégoûta vite quand les premiers enchantemens du début furent d'ailleurs passés, et il mit une certaine négligence à revoir les écrits du roi. Passe encore à la rigueur pour la prose ou la poésie royale; mais les amis, les généraux de Frédéric, venaient aussi demander à l'auteur de la Henriade de corriger leurs mémoires. C'est à une prière de ce genre faite par le général Manstein que Voltaire répondit dans un moment de mauvaise humeur: « J'ai là le linge sale de votre roi à blanchir, il faut que le vôtre attende. »>

La science n'intervient point directement dans les rapports de Frédéric et de Voltaire, et, sans les incidens qui marquèrent leur séparation, nous aurions pu nous abstenir de parler du séjour à Potsdam. Le roi n'avait pas le goût des sciences, et ne s'en occupait pas par lui-même. Il avait pourtant parlé de physique autrefois, à l'époque où la physique faisait fureur à Cirey. C'était le temps où il n'était encore que prince-royal et où il témoignait pour les châtelains de Cirey une admiration sans bornes. Il ne put donc pas rester insensible à leurs travaux sur Newton; il lut les Elémens dans sa résidence de Rémusberg, il s'initia à l'attraction, et fit même à certains momens ses objections aux physiciens de Cirey. Un jour, par exemple, il demande des explications sur le vide qui, selon Newton, constitue les espaces célestes. Newton a dit que les rayons du soleil sont de la matière, et qu'il faut que l'espace soit vide pour que ces rayons nous parviennent dans un temps si court. Frédéric fait remarquer que, si les rayons sont matériels, ils doivent occuper tout l'espace. « Tout cet intervalle se trouve donc rempli de cette matière lumineuse, et la matière subtile de

Descartes, ou l'éther, comme il vous plaira de la nommer, est remplacée par votre lumière. Que devient donc le vide?... » Il se hâte d'ajouter modestement : « Ce trait sent bien le jeune homme qui, pour avoir pris une légère teinture de physique, se mêle de proposer des problèmes aux maîtres de l'art. » L'objection avait pourtant sa valeur, et le cénacle de Cirey n'était guère en mesure d'y répondre. Un autre jour, Frédéric rend compte à Voltaire et à Mine du Châtelet d'expériences qu'il vient de faire. Il a mis une montre ouverte dans la pompe d'une machine pneumatique pour voir si le mouvement s'accélère ou se retarde. Il étudie aussi la vertu productrice de l'air. Il a pris une portion de terre dans laquelle il a planté un pois; il a enfermé le tout dans le récipient de la machine, et il a pompé l'air. « Je suppose, dit-il, que le pois ne croîtra pas, parce que j'attribue à l'air cette vertu productrice et cette force qui développent les semences. » Dès qu'on reçoit l'avis de ces expériences à Cirey, on se hâte de les y répéter. « La montre est actuellement sous cloche, écrit Voltaire au prince-royal; je crois m'apercevoir que le balancier a pu aller peut-être un peu plus vite, étant plus libre dans le vide; cette accélération est très peu de chose et dépend probablement de la nature de la montre. » Mais ce ne furent de la part de Frédéric que des velléités tout à fait passagères, et il ne s'appliqua pas à l'étude des sciences. Ce fut lui pourtant qui développa l'Académie de Berlin, et qui y appela un certain nombre de savans étrangers, parmi lesquels on peut citer Maupertuis, l'ancien ami de Voltaire, le marquis d'Argens, un Gascon qui au milieu d'une vie assez aventureuse s'était acquis un certain renom d'ingénieur, Algarotti, l'auteur du Newtonianismo per le donne, Euler, l'illustre géomètre que la Russie n'avait pas su retenir.

Cette académie des sciences était, pendant le séjour de Voltaire en Prusse, le siége de beaucoup d'intrigues; comme il arrive d'ordinaire auprès des monarques absolus, la faveur du roi y était la principale affaire, et la science ne venait qu'en seconde ligne, de là mille petites querelles intestines que Frédéric, tout philosophe qu'il était, entretenait volontiers, parce qu'elles tournaient au profit de son autorité. C'est ainsi que commencèrent entre Maupertuis et Voltaire les célèbres démêlés à la suite desquels celui-ci quitta la cour de Prusse. Maupertuis était président de l'académie. Arrivé auprès de Frédéric avant Voltaire, il n'avait pas vu sans jalousie cet hôte illustre venir s'emparer de la familiarité du roi. Voltaire avait des faveurs qui étaient refusées à Maupertuis; il était comme l'ami de Frédéric, dont Maupertuis n'était que le serviteur; il régnait dans les petits soupers, où Maupertuis n'était pas même tou

jours admis. Le président de l'académie de Berlin entreprit de miner sourdement le crédit de son brillant rival. Il excita d'abord contre lui le jeune La Beaumelle, qui vers la fin de 1751 venait d'arriver de Copenhague à Berlin dans l'intention d'y chercher fortune. La Beaumelle commença dès lors contre Voltaire ces attaques incessantes, qui se continuèrent longtemps après, et qui ont fini par donner à son nom une certaine célébrité; mais la guerre éclata bientôt directement entre Voltaire et Maupertuis, et l'occasion de leur rupture fut une discussion d'ordre essentiellement scientifique. C'est un principe géométrique, le principe de la moindre action, qui mit le feu aux poudres.

Maupertuis avait formulé depuis quelques années un théorème auquel il attachait une importance extrême, et dont il voulait faire le fondement de la mécanique. Ce théorème est resté dans la science, mais sans conserver l'importance et la généralité qu'il lui attribuait. Si l'on considère un ensemble de points matériels soumis à des forces diverses, on peut se demander quelle est la somme du travail mécanique que les diverses parties du système accomplissent pendant que le système entier passe d'une position à une position voisine. Maupertuis, en se posant ce problème, trouvait que le travail mécanique ainsi développé est toujours dans la nature le plus petit qu'il puisse être. Il en concluait que la nature « va à l'épargne, » c'est-à-dire qu'elle emploie pour ses opérations un minimum d'action. Présenté sous cette forme générale, le théorème de Maupertuis était fait pour frapper les géomètres. Il semblait qu'on eût pris sur le vif le secret de la mécanique naturelle. Dans le temps où Maupertuis était le plus fier de sa découverte, il se trouva un adversaire qui vint la lui contester. C'était un disciple de Leibniz, le professeur Koenig, ancien hôte de Cirey, et le propre maître de Mine du Châtelet en philosophie leibnizienne. Koenig, alors retiré à La Haye, où il était bibliothécaire de la princesse d'Orange, publia dans le Journal de Leipzig, au mois de mars 1752, une dissertation où il réduisait à sa véritable valeur le principe de la moindre action. Il montrait qu'il n'y avait point là une loi générale, qu'il fallait, pour que le principe fût vrai, faire certaines hypothèses sur la nature des forces appliquées aux points matériels, et qu'on ne retrouvait en définitive dans les résultats que la conséquence évidente de ces hypothèses primitives. Leibniz, au dire de Koenig, avait connu ce principe de moindre action, mais il avait su le réduire aux cas spéciaux où il est applicable, et il avait pris soin de prémunir les géomètres contre l'entraînement de cette doctrine. Or c'était là une précaution caractéristique de la part du philosophe qui faisait profession de décla

TOME LXXIX. — 1869.

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rer que tout est pour le mieux dans le monde. Koenig, pour établir l'opinion de son maître, citait un fragment de lettre où celui-ci formulait le principe de la moindre action pour en contester la généralité. En voyant produire sous le nom de Leibniz ce qu'il regardait comme son œuvre propre, Maupertuis ne se sent point de colère; il accuse Koenig d'avoir forgé à plaisir la lettre de Leibniz, il le somme de produire la pièce originale. Koenig répond qu'il n'en a qu'une copie, que l'original est entre les mains d'un autre élève de Leibniz, le vieux Henzi, retiré en Suisse. On cherche ce savant, il était mort, et ses papiers étaient dispersés. Maupertuis triomphe alors; il assemble l'académie de Berlin, dont Konig était membre correspondant, et le fait rayer de la liste des académiciens après l'avoir fait déclarer « faussaire en philosophie. »

C'est ici que Voltaire intervient dans la querelle; ce n'est pas qu'il fût resté en fort bons termes avec Koenig, ni qu'il eût une opinion bien arrêtée sur la moindre action; mais il était irrité contre Maupertuis, et il saisit l'occasion de lui déclarer la guerre en prenant vivement la défense de Koenig. Son premier acte d'hostilité fut la fameuse Diatribe du docteur Akakia, où il tournait en ridicule les idées et les ouvrages de Maupertuis. Frédéric lui-même descendit alors dans la lice; il prit ouvertement parti pour le président de son académie; il rédigea d'abord des brochures pour le défendre, puis, recourant à des moyens plus despotiques, il fit brûler la Diatribe du docteur Akakia par la main du bourreau (24 décembre 1752). Voltaire put assister à cette exécution de la fenêtre d'une maison de Berlin, où il était venu s'établir pour fuir le séjour de Potsdam.

Gette diatribe, qui causa tant d'émoi à Berlin, et qui eut un si grand succès dans toute l'Europe (le premier jour où elle fut mise en vente à Paris, on en débita six mille exemplaires), nous paraît un pamphlet des plus médiocres, maintenant que nous la lisons en dehors des passions du moment. La forme en est froidement plaisante, et le fond ne rachète pas ce défaut. Le docteur fait une course vagabonde à travers les œuvres et les opinions scientifiques de Maupertuis sans montrer un jugement bien sûr; préoccupé de tourner tout en ridicule, il ne sait pas réserver son ironie pour ce qui la mérite réellement. Tant qu'il attaque directement le caractère de son ennemi, les traits portent juste et ferme. Il flétrit la conduite de Maupertuis dans l'affaire Koenig, dévoile les procédés d'intimidation dont il a usé pour arracher à l'académie de Berlin un jugement aussi injuste que bizarre, et dénonce les lettres qu'il écrivait à la princesse d'Orange pour obtenir qu'elle imposât silence à son bibliothécaire. Il signale l'humeur insociable de Maupertuis,

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