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libertés. En 1830, ce furent les gardes nationaux qui s'opposèrent par la force à l'exercice du droit de réunion et d'association, parce qu'il empêchait la reprise du commerce. La liberté religieuse ne fut jamais admise par les tribunaux malgré les textes de la loi. Les juges en avaient même si peu la notion qu'ils interdisaient le mariage à un prêtre, lequel pouvait se faire juif ou mahométan. Depuis l'empire, chaque attentat devenait la cause de rigueurs nouvelles, car on y reconnaissait l'esprit révolutionnaire qu'il fallait vaincre à tout prix. Un fanatique assassine le duc de Berri la réaction ne connaît plus de bornes. On tire sur Louis-Philippe : des lois plus rigoureuses enchaînent la presse. Des Italiens essaient de tuer Napoléon III pour un intérêt italien, et tous les Français sont livrés à la discrétion du pouvoir par une loi dite de sécurité générale, sans doute parce qu'elle l'enlève à tout le monde. En agissant ainsi, le législateur hâte la révolution qu'il veut empêcher. Punissant toute la nation pour le crime de quelques individus et les innocens pour les coupables, il communique aux bons citoyens l'esprit d'opposition et même d'insurrection, dont ils avaient horreur. Rien n'est plus inévitable. Si parce qu'un insensé a commis un méfait vous mettez à tout le monde des menottes, chacun, pour recouvrer sa liberté, n'aspirera qu'à vous renverser. Qu'on laisse au contraire pleine liberté à toutes les doctrines, même les plus menaçantes, et la bourgeoisie apprendra sans doute à lutter pour se défendre, et au lieu d'attaquer le gouvernement elle le soutiendra comme son nécessaire boulevard. Si avant 1848 le socialisme avait pu exercer le droit de réunion et d'association, exposer hautement ses idées, jamais la garde nationale n'aurait laissé tomber LouisPhilippe.

Étouffez les idées nouvelles, leurs représentans deviennent des martyrs, et tout homme généreux, fût-il même leur adversaire, se rangera de leur côté. La compression a ce tort irrémédiable qu'elle arme contre celui qui y a recours les plus nobles sentimens du cœur humain. En outre, en soustrayant le peuple qui a la faiblesse de l'invoquer à ces grands conflits de la pensée d'où naît la vigueur intellectuelle, elle lui communique un tempérament si impressionnable que la moindre agitation lui donne la fièvre. Avec la liberté illimitée, les idées de réforme sociale qui fermentaient dans le peuple à l'insu des classes supérieures se seraient produites au grand jour; ce qu'elles contenaient de juste aurait agi sur le sentiment public et sur la législation; ce qu'elles renfermaient de faux aurait servi à stimuler l'ardeur des défenseurs de la vérité : double avantage qui eût épargné à la France ces luttes sanglantes dans les ténèbres qui ont conduit où l'on sait. Comprimez, et inévitablement l'esprit de réforme dégénère en esprit de révolte, l'association au

grand jour en société secrète, et le défenseur du peuple en assassin des rois.

En Belgique, les hommes du congrès de 1830, moins hantés par les souvenirs de 93 et plus frappés des avantages du régime anglais et américain, ont eu le courage d'inscrire toutes les libertés dans le pacte fondamental, s'interdisant ainsi tout retour offensif contre elles. Les saint-simoniens étant venus ouvrir un club à Bruxelles en 1830, certains défenseurs de la famille, de la religion et de la propriété voulurent s'y opposer. Deux députés catholiques, M. Vilain XIIII et l'abbé Andries, proclamèrent, aux applaudissemens de l'assemblée, qu'il fallait que la liberté fût entière pour toutes les opinions, et le chef de la police promit de la faire respecter. En 1831, des excès eurent lieu dans différentes villes; quand il s'agit de faire adopter le traité des dix-huit articles, qui devait sauver la Belgique, une association puissante qui avait des ramifications dans tout le pays, une presse déchaînée, les républicains, les orangistes, exaspérés, prêchaient l'insurrection à l'intérieur, la guerre au dehors. Même en ce moment de péril suprême, nul ne réclama des lois répressives. Les gens sensés luttèrent partout avec l'énergie que donne le sentiment de la responsabilité. Au sein du congrès, quelques orateurs, M. Lebeau surtout, parvinrent à changer l'opinion par la puissance de leur parole animée du patriotisme le plus sensé et le plus pur. Le pays fut sauvé, et, en récompense de ces épreuves virilement traversées, il a conservé intact le trésor de ses droits.

Qu'on se le persuade bien, dans un pays longtemps asservi, la liberté ne peut prendre racine qu'après plusieurs années de troubles et de luttes. Ceux qui en ont été privés ne manquent pas d'en faire d'abord mauvais usage. Si la bourgeoisie ne peut supporter cette crise et demande au gouvernement de rétablir le calme pour rendre aux affaires l'activité habituelle, jamais un régime stable ne pourra s'établir. Bientôt la compression qu'elle a sollicitée la gênera ellemême, et le bras fort qu'elle a invoqué l'irritera. Ses alarmes oubliées, elle se remettra dans l'opposition, et finira par renverser le pouvoir né de ses terreurs; puis, l'œuvre de destruction accomplie et le spectre de 93 ou du socialisme se dressant sur les ruines, la panique reprendra, et ce sera à recommencer. Pour échapper à ce cercle vicieux, il faudrait se ceindre les reins et s'apprêter à tout supporter, sauf les attaques à main armée, dont on serait toujours sûr de venir à bout, car, lorsqu'on accorde liberté à tous, nul n'a plus ni droit ni prétexte à employer la violence.

Les clubs attaqueront la propriété, mais qu'a-t-elle à craindre dans un pays où les propriétaires sont en majorité? la religion, mais l'histoire montre qu'elle se fortifie et se purifie dans l'épreuve;

la famille, mais apparemment on ne défendra à personne de se marier, et quant aux adversaires du mariage, ils n'attendent pas la réforme, à en juger d'après le nombre croissant des enfans naturels. Contre les attaques de la parole et de la plume, la société doit se défendre elle-même, car le gouvernement ne peut le faire qu'en lui ôtant la liberté, et alors elle se retourne contre lui. L'ébranlement de 1848 ne s'est communiqué ni à l'Angleterre, ni à la Suisse, ni à la Belgique. Un député belge en a dit un jour la raison. « Pour faire le tour du monde, s'écria-t-il, la liberté n'a pas besoin de passer par chez nous. »

Un autre avantage du régime constitutionnel fondé en Belgique, c'est que Léopold a été élu par la nation, tandis que Louis-Philippe n'avait été investi de la couronne que par quelques parlementaires sans mandat à cet effet. Certes le duc d'Orléans avait le pays pour lui, et, s'il avait consulté les électeurs, il aurait eu la presque unanimité des voix, comme l'a affirmé Lafayette. Il est d'autant plus regrettable que le pouvoir ne lui ait pas été décerné par le suffrage populaire. C'eût été un malheur, dit M. Guizot, car, l'élection remplaçant la nécessité et le contrat, le principe républicain prenait, sous un nom royal, possession du pays. Mais de quel poids pèsent aujourd'hui ces subtiles distinctions au milieu de ce profond mouvement démocratique qui pénètre partout, et quelle force Louis-Philippe a-t-il puisée dans la semi-légitimité dont il pouvait se prévaloir? Il n'avait pas le droit de dire comme Léopold : « Nul pouvoir n'est plus légitime que le mien, car it a sa source dans la volonté nationale. » Le peuple français, ayant reconquis la disposition de luimême, pouvait croire qu'on avait à tort décidé de son sort sans le consulter. Le droit exerce encore un tel empire sur les hommes que son apparence même donne au parti qui l'invoque une force singulière. Si aux républicains on avait pu opposer la volonté du pays librement exprimée, ils auraient sans doute pu travailler à la changer; mais l'insurrection eût été sans excuse et sans issue. L'élec

tion est un titre ou en est au moins le semblant; la légitimité n'est qu'une superstition. C'est un mot dont les peuples ne comprennent plus le sens. Il peut encore tourner la tête et fausser les idées de ceux qui s'en prévalent. Il n'a plus la puissance ni de désarmer une opposition ni de conjurer un péril.

Voici une autre différence encore entre les deux établissemens constitutionnels de France et de Belgique. La révolution de juillet a été faite contre le clergé, et celui-ci lui a été hostile. La révolution de septembre a été faite en grande partie par le clergé et pour le clergé, de sorte qu'il lui a été favorable. C'est un point d'importance. Jusqu'à présent, le gouvernement parlementaire ne semble pas pouvoir s'établir d'une façon stable dans les pays catholiques.

La raison en est évidente, et le contraire aurait lieu d'étonner. Le chef infaillible de l'église ayant déclaré que les libertés modernes sont incompatibles avec les traditions et les dogmes du catholicisme, ces libertés ne peuvent s'établir que si l'influence du clergé diminue, et plus celui-ci sera puissant, plus elles seront menacées. On arrive ainsi à une situation sans issue, car si, pour faire triompher les institutions modernes, on attaque l'église, le sentiment religieux s'affaiblit, et sans lui, comme le dit Tocqueville, la liberté tourne en licence et marche à sa ruine (1). La Belgique a eu cette chance unique d'avoir, pour contribuer à sa fondation, des catholiques que les doctrines de Lamennais et de M. de Montalembert avaient transformés en amis sincères des institutions libres. C'est en vain que la papauté, par l'encyclique de 1832 et par le Syllabus, a condamné leurs généreuses doctrines, en leur montrant qu'elles sont en opposition formelle avec les décisions des conciles et la tradition constante de l'église; ces hommes de 1830 ne se sont pas révoltés comme Lamennais, mais ils sont restés fidèles aux erreurs de leur jeunesse. Les générations nouvelles, instruites avec plus de soin, se montreront probablement les organes plus conséquens des idées de Rome; mais l'inspiration première durera probablement encore assez longtemps pour qu'on puisse conjurer le péril. L'établissement de juillet n'a pas eu cette fortune. Du commencement à la fin, il a eu contre lui l'hostilité latente ou déclarée du clergé. Ç'a été certainement pour lui une grande cause de faiblesse.

Les propensions belliqueuses du peuple français ont été aussi une source de cruels embarras pour la monarchie de juillet. Les partisans du progrès poussaient sans cesse à la guerre, et ne pardonnaient pas au roi de ne pas se ruer sur l'Angleterre pour les différends les plus insignifians. Ils oubliaient que la paix seule, en répandant les lumières et le bien-être, hâte l'émancipation des classes inférieures et le triomphe de l'égalité. Louis-Philippe, en résistant à leurs objurgations, on l'avoue aujourd'hui, a bien mérité de la civilisation. Ceux qui ont le plus fait pour la démocratie, c'est le ministre de l'instruction publique qui a fait voter la loi de 1833, et celui qui s'efforce aujourd'hui de répandre davantage encore l'enseignement populaire. Il est regrettable pour un peuple et pour ses voisins que le héros chanté par ses poètes, immortalisé par ses artistes, presque divinisé par ses souvenirs, soit un guerrier, surtout quand le respect du droit et le sentiment moral lui faisaient défaut. Louis-Philippe, ce courageux champion de la paix, en favo

(1) Dans le livre intitulé New-America, et dont M. Montégut a fait un si piquant compte-rendu (voyez la Revue du 1er mai 1868), M. Dixon, que les principes dogmatiques n'obsèdent pas, répète la remarque de Tocqueville et donne à la grandeur des États-Unis deux sources: le sentiment religieux et l'amour de la liberté.

risant le culte de ce dieu de la guerre, a commis une grave inconséquence et accru les difficultés qui embarrassaient sa marche. Il est à peine nécessaire de dire que Léopold n'en a point rencontré de pareilles.

C'est sa méritoire répugnance pour la guerre qui a perdu LouisPhilippe, en l'attachant à la politique de résistance comme à son ancre de salut. Il y a persisté jusqu'au point de fausser les ressorts du gouvernement constitutionnel. Il repoussait toute réforme, non par intérêt personnel, mais parce que les réformes devaient amener au pouvoir une opposition imbue d'idées belliqueuses et révolutionnaires, dont le triomphe n'aurait pas tardé, croyait-il, à déchaîner les violences et les guerres d'un « 93 perfectionné. » Pour échapper à ces calamités, il lui fallait sa politique, son ministère, sa majorité. Léopold a eu la politique et les ministres que la nation voulait. Louis-Philippe parlait trop, agissait trop, et faisait croire son action plus personnelle, plus dominante qu'elle ne l'était réellement. Léopold au contraire n'épargnait rien pour n'avoir pas à agir, et, quand son intervention était nécessaire, pour la dissimuler. Il n'est pas bon qu'un ministre puisse être considéré comme l'unique dépositaire de la confiance et le représentant en titre des volontés du roi, car tout changement de majorité est un échec pour la couronne. Il faut qu'à chaque idée nouvelle qui acquiert de l'autorité dans le pays, des hommes nouveaux puissent entrer dans le parlement, afin de l'y exposer et d'y gagner des adhérens jusqu'à ce qu'ils arrivent au pouvoir pour la réaliser, — puis qu'ils fassent place à leur tour aux défenseurs d'une amélioration plus radicale, les ministères se remplaçant comme des vagues qui se succèdent dans la marée montante du progrès. On ne dira pas que le roi Léopold avait du génie; mais il possédait ce qui est plus utile à un souverain constitutionnel, cette rare justesse d'esprit qui lui dicta la ligne de conduite la meilleure pour faire réussir le régime qu'il s'était trouvé appelé à inaugurer. Lord John Russell proclamait un jour au parlement que nul règne n'a été plus glorieux et plus utile à l'Angleterre que celui de la reine Victoria, parce que c'est sous ses auspices que le gouvernement parlementaire a été pratiqué dans toute sa sincérité. C'est aussi le témoignage que le roi Léopold se rendait à lui-même. Si la monarchie de juillet a succombé en France, ce n'est point par les vices du régime parlementaire, c'est plutôt parce qu'il n'y a pas été appliqué dans le même esprit qu'en Belgique, ni fondé sur les mêmes libertés.

ÉMILE DE LAVELEYE.

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