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tion, comme une sorte d'anneau concentré à l'équateur. Le plan de cet anneau fait ainsi avec celui de l'écliptique un angle de 23 degrés environ. Or la partie de l'anneau qui est la plus proche du soleil en est plus attirée que la plus éloignée; le plan de l'anneau tend donc à se redresser pour se confondre avec l'écliptique et à redresser en conséquence l'axe des pôles. Il en résulterait, si la terre ne tournait pas sur elle-même, un mouvement oscillatoire de cet axe des pôles; il se déplacerait comme un pendule dont la course aurait 23 degrés de chaque côté de sa position moyenne. La rotation de la terre intervient pour transformer ce mouvement pendulaire en un mouvement conique; l'axe terrestre décrit en réalité un cône de 23 degrés d'ouverture, entraînant avec lui la ligne des équinoxes, c'est-à-dire la ligne suivant laquelle l'écliptique est coupée par l'équateur terrestre. Ce déplacement de l'axe polaire s'accomplit d'ailleurs avec une extrême lenteur, puisque la révolution n'en est complète qu'au bout de vingt-six mille ans. Newton étudia aussi quelques-unes des perturbations que les planètes exercent les unes sur les autres. Si l'on considère une seule planète gravitant vers le centre du soleil, elle doit obéir strictement aux lois de Kepler; mais il n'en est plus de même, si l'on considère l'attraction de plusieurs astres les uns vers les autres, si au lieu de deux corps on en prend trois; les conditions changent alors, et les mouvemens se compliquent jusqu'à devenir très difficilement abordables à l'analyse. Newton put cependant assigner la valeur numérique de quelques-unes des perturbations les plus simples; mais en considérant la complication de ces phénomènes, en voyant que d'une part les orbites sidérales ne restent pas toujours également inclinées sur un plan fixe, qu'elles coupent l'écliptique suivant des lignes qui se meuvent dans l'espace, et que d'autre part les ellipses planétaires se déforment à la longue, qu'elles s'approchent ou s'éloignent successivement de la forme circulaire, une pensée décourageante entra dans son esprit : il craignit pour l'ordre du monde qu'il venait de découvrir, il lui sembla que les faibles valeurs de toutes ces variations, en s'ajoutant à la suite des siècles, doivent bouleverser l'univers, et il déclara que le monde a besoin d'être remis en place à certains intervalles par une puissance supérieure (manum emendatricem desiderat). Aussi bien il fallut par la suite de longs et mémorables travaux pour que l'ordre constant du sys-tème solaire parût conciliable avec les perturbations planétaires; cela ne demanda pas moins que les efforts accumulés de Clairaut, d'Euler, de d'Alembert, de Lagrange, de Laplace, et encore ne peuton pas dire que tout soit fait à l'heure qu'il est.

Les Élémens de la philosophie de Newton furent imprimés en

1738, et il semble, d'après l'analyse que nous venons d'en faire, qu'un pareil livre dût voir le jour sans difficulté. C'était ainsi que l'entendait Voltaire; il écrivait à M. d'Argental: « C'est un ouvrage purement physique où le plus imbécile fanatique et l'hypocrite le plus envenimé ne sauraient rien entendre et rien trouver à redire.» Cependant le chancelier Daguesseau refusa l'autorisation d'imprimer le livre, et Voltaire dut aller en Hollande pour en publier une édition. Quel était le motif de la sévérité du chancelier? Était-il offusqué des doctrines de Locke sur la matière pensante? était-il scandalisé de quelques-uns de ces traits que Voltaire savait toujours, quelque sujet qu'il traitât, décocher par occasion contre le fanatisme et l'intolérance? C'étaient peut-être là des motifs secondaires; mais la principale raison pour laquelle le chancelier proscrivit les Élémens, c'est l'irrévérence avec laquelle y étaient traitées les doctrines cartésiennes. Il se faisait, la loi à la main, le champion de Descartes. Le cartésianisme, comme il a été dit tout à l'heure, était encore en pleine faveur à cette époque, et la physique même de Descartes n'avait été que faiblement ébranlée par les doctrines nouvelles. Toute la société polie était cartésienne; il était de bon ton de faire acte de foi aux trois élémens et aux tourbillons. Les grandes dames et les petites-maîtresses avaient sur leur toilette les Entretiens sur la pluralité des mondes de Fontenelle, où toutes les grâces du style étaient mises au service du système astronomique de Descartes. On défendait Descartes dans les cercles les plus élégans, on l'étudiait à la petite cour de Sceaux, chez la duchesse du Maine, comme en témoigne ce couplet du marquis de Saint-Aulaire, un des « bergers » de Sceaux, qui, lui du moins, met Descartes et Newton dans le même sac :

Bergère, détachons-nous

De Newton et de Descartes.
Ces deux espèces de fous
N'ont jamais vu le dessous

Des cartes, des cartes, des cartes.

Et ce n'étaient pas seulement les gens du monde, c'étaient les savans mêmes qui étaient cartésiens; à peine comptait-on à l'Académie des Sciences trois ou quatre jeunes géomètres, comme Clairaut et Maupertuis, qui fissent profession de connaître et de comprendre Newton.

Les bases mêmes de la théorie newtonienne, les faits élémentaires, les lois de Kepler, par exemple, n'étaient pas encore à l'abri de la discussion. Dans les premières années du XVIIIe siècle, le célèbre Dominique Cassini, le directeur de l'observatoire de Paris,

prétendait encore que l'ellipse de Kepler rend imparfaitement compte de la marche des planètes, et il essayait d'y substituer une courbe qui a pris le nom de cassinoide. Dans l'ellipse, la somme des rayons vecteurs menés d'un point aux deux foyers est constante; dans la cassinoïde, c'est le produit des deux rayons qui est constant. Faire cette substitution dans la théorie des orbites planétaires, c'était neutraliser la synthèse de Newton. Les fils de Cassini, héritiers des traditions paternelles, niaient les principales conséquences que Newton avait tirées de la gravité universelle, l'aplatissement des pôles par exemple. Non-seulement les Cassini contestaient cet aplatissement, mais ils prétendaient que la terre était un sphéroïde allongé dans le sens des pôles, et les faits semblaient leur donner raison. La géométrie montre que dans un sphéroïde aplati la longueur des degrés va en augmentant à mesure qu'on avance de l'équateur vers les pôles. On avait mesuré plusieurs arcs de méridien. dans les premières années du siècle, on avait fait notamment une mesure en France, entre les Pyrénées et Dunkerque, et l'on trouvait que les degrés étaient d'autant plus petits qu'on approchait plus du nord; on en concluait naturellement qu'on avait affaire à un sphéroïde allongé. C'était là une circonstance d'un grand poids et qui tenait à elle seule en échec les partisans de Newton. Cependant la mesure du méridien faite en France inspirait des doutes. En 1735, l'Académie des Sciences organisa une grande expédition pour étudier cette question tant controversée. Bouguer et La Condamine partirent pour le Pérou. Clairaut et Maupertuis allèrent en Laponie, accompagnés de Camus et de Lemonnier comme assistans. En mesurant un arc près de l'équateur, un autre près du pôle, et comparant les résultats ainsi obtenus aux mesures exécutées en France, on devait avoir tous les élémens nécessaires pour trancher le litige. Cette vérification solennelle donna raison à ceux qui tenaient pour l'aplatissement du sphéroïde terrestre. Les travaux des quatre associés ne purent être réunis et comparés que vers 1740, la mission du Pérou ayant été retardée par divers contre-temps; mais dès l'année 1736 Maupertuis revint, rapportant les mesures prises en Laponie, et dont la comparaison avec les mesures françaises suffisait à la rigueur pour décider la question. Les degrés voisins du pôle étaient décidément les plus longs. Maupertuis proclama ce résultat, en fit retentir tous les échos; dès l'année 1738, sans attendre le retour de Bouguer et de La Condamine, il publia un livre sur la Figure de la terre qui fut considéré comme décisif. II usurpa ainsi auprès du public la gloire de l'œuvre commune. Les gravures du temps le représentent, en costume de Lapon, écrasant de sa main le pôle du monde, et Voltaire, dont il était alors l'ami,

put le féliciter hautement d'avoir « aplati les pôles et les Cassini. » Ainsi tomba la principale défense que le cartésianisme opposait à la physique de Newton. Celle-ci dès lors ne cessa de gagner du terrain, et les Élémens de Voltaire, répandus en France malgré les prohibitions du chancelier Daguesseau, la portèrent dans tous les esprits.

IV.

Examinons maintenant la seconde des œuvres scientifiques que Voltaire produisit à Cirey, l'Essai sur la nature du feu. L'Académie des Sciences avait proposé pour sujet d'un prix à décerner en 1738 une étude sur la nature et la propagation du feu. Voltaire résolut de concourir, et rédigea une dissertation qu'on peut lire encore aujourd'hui avec intérêt. Mme du Châtelet, mise au fait du travail de son ami pendant qu'il le préparait, n'en approuva pas les conclusions, et fit de son côté, sans prévenir Voltaire, un mémoire qu'elle envoya au concours. On raconte que, pressée par le temps, elle l'écrivit en huit nuits, se plongeant les mains dans l'eau glacée pour combattre la fatigue qui l'accablait. Ni Voltaire ni Mme du Châtelet n'obtinrent le prix. Il fut partagé entre trois dissertations, dont l'une avait été envoyée de Saint-Pétersbourg par Euler, mathématicien déjà célèbre à cette époque; les deux autres lauréats étaient le père Lozerande de Fiesc, jésuite, et le comte de Créqui-Canaple. Les deux mémoires de Cirey eurent du moins l'honneur d'être imprimés par l'Académie à la suite des travaux couronnés. Le mémoire d'Euler ne contenait sur la nature du feu aucune vue neuve, ni aucune expérience remarquable. Il s'en tenait, suivant la méthode de l'ancienne physique, à de pures spéculations. Pour lui, la matière ignée est un fluide spécial emprisonné dans les molécules des corps comme le serait de l'air fortement comprimé dans de petites bulles de verre; les molécules éclatent à un moment donné, comme le feraient les bulles de verre, et se brisent les unes les autres : c'est là la combustion. Si le mouvement ne va pas jusqu'à rompre les enveloppes, le corps s'échauffe sans brûler. Le mémoire d'Euler contenait seulement un détail de haut intérêt; il apportait une formule pour déterminer la vitesse des ondes dans les milieux élastiques: c'était là une question que Newton avait étudiée en vain, et qu'il avait renoncé à résoudre. La solution d'Euler n'était qu'à demi exacte, et il fallut la corriger plus tard; c'en était assez cependant pour frapper les juges du concours, et cette circonstance explique la décision de l'Académie en ce qui concerne Euler. On comprend moins le succès des deux autres mémoires couronnés, ou plutôt on ne peut en

rendre compte que par cette considération qu'ils étaient écrits de façon à flatter l'esprit cartésien de l'Académie. Le père de Fiesc explique tout par les petits tourbillons et le comte de Créqui par deux courans contraires d'un fluide éthéré qui produisent également un tourbillonnement. Ces tourbillons entraînèrent les juges. Quant au mémoire de Voltaire, il était en avance sur la physique du temps, et on ne devait en apprécier la valeur que plus tard. Condorcet n'hésite point à affirmer qu'il méritait le prix.

La dissertation de Voltaire portait pour épigraphe ce distique :

Ignis ubique latet, naturam amplectitur omnem,

Cuncta parit, renovat, dividit, unit, alit.

D'Alembert lui demandait plus tard dans une de ses lettres quel était l'auteur de ces deux vers, et Voltaire répondait : « Mon cher philosophe, ces deux mauvais vers sont de moi. Je suis comme l'évêque de Noyon, qui disait dans ses sermons: Mes frères, je n'ai pris aucune des vérités que je viens de vous dire ni dans l'Écriture ni dans les pères; tout cela part de la tête de votre évêque. » Cette raillerie s'applique très exactement aux physiciens de l'époque, qui prenaient leur physique dans leur tête, au lieu de la prendre dans la nature; mais le mérite de Voltaire est précisément d'avoir donné dans ce travers beaucoup moins que les autres, et d'avoir nourri sa dissertation d'un certain nombre de faits bien observés. Ce n'est pas à dire qu'en réagissant contre la tendance générale il s'en soit tout à fait affranchi. Il fait aussi ses théories; il faut bien qu'il parle de la nature du feu, puisque le programme même le demande, et qu'il en parle sans la connaître, puisqu'on ne connaît guère la nature des choses. En fait d'hypothèse, il va du moins au plus simple, et il ne se met pas en frais d'imagination. Le feu pour lui est un élément, un des quatre élémens qu'admet la tradition, et nous avons déjà dit que Voltaire, contrairement à l'opinion de Newton, se prononçait contre la transmutabilité des élémens. Le feu «ne change donc aucune substance en la sienne propre, et n'est transformé en aucune des substances auxquelles il se mêle. » Tout de suite Voltaire se demande quelles sont les propriétés de cette substance inaltérable, et d'abord si elle est pesante. Ici il a recours à l'expérience, et il expérimente sur une grande échelle. Il va dans une forge, à Chaumont, il fait réformer les balances, remplacer les cordes par des chaînes, afin de ne pas être trompé par le desséchement du chanvre; il pèse ensuite depuis une livre jusqu'à deux mille livres de fer ardent et refroidi. Il trouve le même poids pour le métal chaud et pour le métal froid. Il recommence alors ses essais avec de la fonte; il fait suspendre trois marmites à trois ba

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