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lie pour son malheur a dévié de la politique qui a fait son indépendance; c'est en revenant à cette politique qu'elle reprendra sa marche assurée sans cesser d'être une alliée pour la France.

Et maintenant, si l'on jette les yeux au-delà de l'Atlantique, vers le Nouveau-Monde, là aussi il y a des peuples qui s'agitent, qui se querellent et se font une guerre sans fin, comme dans les contrées de la Plata, où cet étrange dictateur du Paraguay, Lopez, résiste toujours à la coalition des Brésiliens et des Argentins; il y a des problèmes comme celui de cette énergique société anglo-américaine qui se développe dans sa force et dans sa liberté, quelquefois au milieu de violences dont notre civilisation raffinée s'offusque légèrement. Pour le moment, les ÉtatsUnis sont entre un président qui vient et un président qui s'en va. Encore deux mois, et la transition sera accomplie. Le président qui vient, le général Grant, est toujours le taciturne; il ne parle pas plus après son élection qu'il ne parlait avant, et, s'il a fait un discours il y a peu de temps dans une réunion publique, c'est en trois mots, en homme qui a hâte de finir avant d'avoir commencé, et pour vanter la vertu du silence. Il paraît destiné à introduire le laconisme dans la langue officielle des États-Unis. Quant au président qui s'en va, c'est autre chose; celuilà forme un parfait contraste avec le général Grant. Rien ne peut le réduire au silence, pas même le sentiment de la complète inutilité de ses paroles. M. Johnson mourra comme il a vécu, en bataillant. Élevé au pouvoir par le lamentable hasard de l'assassinat de Lincoln, il aura eu certes la présidence la plus bruyante, et dans son dernier message, qui vient d'arriver en Europe, il s'abandonne librement à son humeur querelleuse. Ses mésaventures ne l'ont point ému, il parle toujours comme s'il était écouté, et avant de prendre sa retraite il recommence avec plus d'assurance que jamais ses éternelles polémiques contre le congrès à propos des lois de reconstruction, il censure amèrement tout ce qui a été fait pour l'organisation civile et militaire du sud. C'est le testament tapageur d'un président malencontreux près de quitter la Maison-Blanche.

CH. DE MAZADE.

REVUE DRAMATIQUE.

SERAPHINE, comédie en cinq actes, par M. Victorien Sardou.

Un ingénieux critique, parlant ici même de la comédie contemporaine, distribuait nos auteurs comiques en deux groupes distincts, les uns qui se rattachent à Balzac, les autres qui relèvent d'Alfred de Musset. Ceux-ci ont conservé le goût de l'art, le soin du style, le sentiment poétique; ceux-là, étrangers ou indifférens à la poésie, sont occupés surtout à peindre la réalité, à la peindre crûment et cavalièrement, soit qu'elle s'affiche, soit qu'elle se masque. Dans quel groupe notre collaborateur

a-t-il placé M. Victorien Sardou? Ce ne pouvait être évidemment parmi les esprits fidèles à la comédie littéraire; par sa verve turbulente, par le sans-façon de ses tableaux, par son désir de rendre au vif les choses d'hier ou d'aujourd'hui sans se soucier de faire œuvre qui dure, l'auteur de la Famille Benoiton appartient au groupe des écrivains qui, à la suite de Balzac, ont installé sur le théâtre la réalité de la vie courante, réalité tantôt énergique et savamment étudiée, tantôt superficielle et quelque peu triviale. Il y a naturellement des degrés dans chacun de ces groupes, et si notre confrère n'avait donné à M. Sardou un rang secondaire parmi les disciples de Balzac, la comédie qui vient d'être représentée au Gymnase dérangerait un peu ses classifications. A côté des réalistes hardis et des écrivains qui ne renoncent pas aux délicatesses de l'art, il faudrait signaler une troisième catégorie d'auteurs comiques, ceux qui, ne visant ni à l'audace de l'observation, ni à l'élégance de la forme, excellent à enlever les succès avec une dextérité sans scrupules. Séraphine est une femme ardente, passionnée, que le souvenir d'une faute a jetée dans une dévotion farouche. Pour expier un passé qui lui pèse, elle a fait vou de consacrer à Dieu l'enfant né de cet amour coupable. C'est une jeune fille nommée Yvonne, toute gracieuse, toute candide; elle vient de sortir du couvent comme pensionnaire, elle va y rentrer comme religieuse. Est-ce donc là sa vocation? Pas le moins du monde; mais la baronne sa mère l'a décidé ainsi, la baronne Séraphine de Rosange, qui fait marcher sa maison comme un colonel son régiment. Si le baron, un vieil officier à moustache blanche, est plus intimidé qu'un conscrit sous cette parole impérieuse, la douce ingénue pourra-t-elle résister? Le sacrifice va donc s'accomplir, à moins que l'imprévu ne s'en mêle. L'imprévu, c'est le drame auquel il faut toujours s'attendre dans les comédies de M. Sardou. Le père, le vrai père d'Yvonne, non pas celui quem nuptiæ demonstrant, mais l'ancien amant de Séraphine, aujourd'hui contre-amiral, arrive à point nommé pour disputer l'enfant au fanatisme de sa mère. Yvonne, sa fille en réalité, est sa filleule aux yeux du monde; armé de ce titre de parrain, il se croira autorisé à intervenir brusquement, impérieusement, dans ces affaires de famille, et sans plus de façon il enlèvera Yvonne. On devine les complications que va produire ce coup d'autorité, la lutte du père et de la mère, la lutte de l'amant exalté par le sentiment paternel et de la pécheresse exaltée par le remords; on devine aussi la surprise du mari au milieu de cet imbroglio, les soupçons qui l'assaillent, les fureurs qui l'agitent. Comment le dramaturge va-t-il se tirer de là? Je crois, en vérité, que le principal intérêt de l'ouvrage est dans cette question que chacun s'adresse. Vérité, ressemblance, étude de la nature humaine, tout cela est hors de cause; le vrai sujet, c'est M. Sardou lui-même, au milieu des tissus qu'il embrouille et qu'il démêle, faisant et défaisant les nœuds, tantôt dégageant le fil avec adresse, tantôt le cassant d'une main brusque.

Que représente la baronne Séraphine de Rosange? Est-ce la passion mondaine transformée, le sentiment de la faute devenu une sorte d'exaltation ténébreuse, la pécheresse troublée par le remords et perdant le sens des choses morales? Ce type est vrai. Il se rencontre chez les hommes comme chez les femmes. Combien de gens, après une jeunesse mauvaise, chargent l'innocent de payer leur dette et font pénitence sur le dos du prochain! Si c'est là ce que M. Sardou a voulu peindre, son pinceau a mal traduit sa pensée. Séraphine n'est pas seulement une fanatique, elle est aussi une dévote mondaine, avide de pouvoirs occultes, jalouse d'un salon rival à qui elle veut enlever la présidence de je ne sais quelle coterie; voilà un type tout différent et qui contredit le premier. Ame fanatique, conscience troublée, elle nous intéresserait comme tout être qui souffre et qui se débat dans sa souffrance; si vous en faites la présidente d'un cénacle, une maîtresse-femme très froide, très sèche, qui a sa diplomatie, ses agens, sa police, nous ne pouvons plus croire aux cris de sa douleur, aux emportemens de sa passion, quand éclate la lutte avec son ancien amant. Tous ces traits sont assez incohérens. On se dit par instans: Quelle furie! Une minute après : Quelle tartufe! Et à la scène suivante de ce cœur bourrelé de haine sortent on ne sait pourquoi des accens maternels. Tout le talent de l'actrice chargée de ce rôle est impuissant à coordonner de telles disparates; la surprise que le spectateur éprouve de scène en scène est absolument contraire à l'émotion. Le caractère du contre-amiral, M. de Montignac, l'ancien amant de Séraphine et le père d'Yvonne, est plus simple, plus naturel; aussi le croirait-on peu capable des extravagances que le drame lui attribue. Mettons à part la petite profession de foi où il se donne comme un vrai dévot par manière de contraste avec la dévotion enragée de la baronne. C'est là une concession gauche et inutile à des convenances qui ne paraissent pas avoir gêné l'auteur. Des chrétiennes comme la baronne de Rosange appartiennent de droit à la comédie satirique; en parlant de la piété vraie, même pour lui rendre hommage, le spirituel écrivain entr'ouvre sans aucun profit un domaine supérieur à son art. Laissons donc le dévot chez M. de Montignac, et voyons simplement l'homme du drame qui s'agite sous nos yeux. Il est franc, loyal, généreux, mais que d'invraisemblances dans sa conduite! Ce parrain qui veille sur sa filleule du fond du Sénégal ne l'a pas vue depuis six ans; il arrive à Paris le jour même où l'enfant va être mise au couvent malgré elle; il l'enlève, il la transporte dans sa maison d'Auteuil, dans cette maison même où vingt ans auparavant la baronne s'était livrée à lui, maison mystérieuse, et néanmoins ouverte à tout venant, car une heure après tous les personnages de la pièce y sont rassemblés, et la baronne, et le baron, et les dévots et les indévots. Où est Yvonne? On n'a point de peine à la trouver; M. de Montignac est un de ces grands stratégistes qui dédaignent la prudence commune, et laissent volontiers les portes

ouvertes. Dans quel monde se passent de telles aventures? disait-on autour de nous. Il faut en effet la merveilleuse dextérité de l'auteur pour débrouiller son écheveau à travers ces intérêts inconciliables et ces contradictions. L'esprit sauve tout, la facture emporte le fond; l'action est invraisemblable, qu'importe? Elle pétille, elle éclate, on n'y voit que du feu. C'est surtout dans le caractère d'Yvonne que triomphe cette habileté de l'ingénieux dramaturge; dévouée à un parrain qu'elle connaît à peine, enchaînée à cette mère qui la terrifie, respectueuse et indifférente pour le bonhomme qu'elle appelle son père, subitement éprise d'un jeune étourdi qui est venu l'insulter chez elle, docile à celui qui l'enlève, docile à ceux qui la ramènent, elle jouerait le plus étrange personnage, si sa candeur, un sens naturellement droit, des réponses fines et charmantes, ne la préservaient du ridicule.

Auprès des personnages principaux, faut-il nommer les figures accessoires? Il y a là deux groupes qui se répondent comme la strophe et l'antistrophe, les dévots d'un côté, de l'autre les indévots: ici M. de Planterose, gendre de la baronne, et M. Robert de Montignac, neveu du contre-amiral, là le bon M. Chapelard et son filleul Sulpice. Certains libres penseurs pourraient bien chercher noise à M. Sardou, car son matérialiste, M. de Planterose, souvent aimable, spirituel, très utile surtout pour dénouer l'imbroglio, se permet çà et là des facéties du plus mauvais goût, disons le mot juste, des grossièretés indignes d'un galant homme. M. Sardou, il est vrai, pourra leur prouver son impartialité en montrant ce qu'il a fait du groupe correspondant. M. Chapelard, espèce de sacristain défroqué, tartufe de bas étage, qui se trouve associé on ne sait pourquoi aux intrigues de la brillante Séraphine, est assurément un type du comique le plus épais. Sulpice, dans le monde de la baronne, est une caricature. Une œuvre aussi mélangée, une œuvre où l'esprit alerte et la vulgarité, la passion vraie et le roman équivoque se heurtent à chaque pas, demandait à être enlevée victorieusement. L'auteur ne se plaindra pas de ses interprètes. Mine Pasca, Mile Antonine, M. Pujol, l'ont heureusement secondé dans une tentative hardie dont ils ont assuré le succès. Bref, la comédie de Séraphine, qui supportera difficilement la lecture, aura sans doute autant de représentations que les œuvres les plus applaudies de M. Victorien Sardou.

F. DE LAGENEVAIS.

ESSAIS ET NOTICES.

LES FINANCES DE LA RESTAURATION.

Histoire parlementaire des Finances de la Restauration, par M. A. Calmon; t. [er, Paris, Michel Lévy. Fils d'un ancien directeur-général de l'enregistrement et des domaines qui a laissé un nom respecté, M. A. Calmon, auteur de ce livre,

était avant la révolution de 1848 maître des requêtes au conseil d'état et député. Il appartenait, comme son père, à cette catégorie des fonctionnaires députés qui a probablement disparu sans retour dans la catastrophe de février. L'histoire dira si, en excluant les fonctionnaires de la chambre élective, on en a exclu l'esprit de dépendance et de soumission au pouvoir; elle dira si les fonctionnaires députés ne formaient pas un des groupes les plus éclairés et les plus libres, car il s'en trouvait en aussi grand nombre dans l'opposition que dans la majorité. Surpris comme tant d'autres par le 24 février au moment où s'ouvrait devant lui une double carrière administrative et politique, M. Calmon a subi sans se plaindre la loi des événemens. Il a cherché une diversion dans l'étude, et, comme l'y préparait son éducation première, il a tourné principalement ses recherches vers l'histoire financière de la France et de l'Angleterre. Il a été ainsi amené à écrire une Histoire des finances françaises sous la restauration dont le premier volume vient de paraître. La restauration a fourni de nos jours le sujet de travaux historiques excellens; mais la partie des finances méritait d'être traitée à part, car de tous les gouvernemens qui se sont succédé depuis soixante ans, c'est celui qui a eu la meilleure administration financière. « Au milieu des charges si lourdes, dit M. Calmon, auxquelles ce gouvernement a eu à subvenir, les ministres ont constamment pris à tâche de maintenir l'équilibre le plus rigoureux dans les budgets, et lorsque parfois les recettes ont été supérieures aux dépenses, les excédans, au lieu d'être employés par avance, ont toujours été mis en réserve et reportés aux exercices suivans. C'est qu'en effet de leur côté les chambres, aussi bien la chambre introuvable de 1816 et celle de 1824 que la chambre libérale de 1818 et 1819, n'ont cessé de maintenir avec énergie leur droit d'examen, de vote et de contrôle des dépenses et des recettes publiques, et c'est ainsi que par le concours d'un pouvoir exécutif animé des intentions les plus droites et d'un pouvoir législatif exerçant avec indépendance et autorité ses attributions constitutionnelles ont été fondés un budget et un système de finances qui resteront un des grands bienfaits du régime parlementaire. »

Le livre débute par un coup d'œil rapide sur les finances de la révolution et de l'empire. Le tableau des finances de la révolution est lamentable. L'ancienne, monarchie avait environ 600 millions de revenus. Au lieu de conserver les impôts existans en les améliorant par degré, la révolution voulut faire, là comme partout, table rase. Elle commença par supprimer toutes les contributions indirectes, à l'exception des douanes, ce qui est un système financier comme un autre et même meilleur qu'un autre, mais ce qui n'est possible qu'en temps calme et régulier, quand on peut faire l'opération peu à peu, en ménageant la transition. Dans l'affreux désordre de ces dix terribles années, les impôts conservés ne rapportèrent que 300 millions par an, et comme on augmen

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