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tirait cette conclusion que les divers élémens pouvaient se changer les uns dans les autres, et que ce qu'il constatait ou croyait constater sur deux d'entre eux arriverait à se vérifier d'une façon géné– rale. Voltaire, ennemi des hypothèses, se prononce énergiquement contre la conception newtonienne. Il commence par arguer des progrès de la chimie, qui retirent à Newton le bénéfice de l'expérience sur laquelle il s'appuyait. Boerhaave, célèbre médecin et chimiste, est venu prouver que le résidu trouvé au fond du vase provenait, pour la plus grande partie au moins, de la substance même du verre, décomposé par l'eau à la longue; il n'y a donc plus là de transmutation d'élémens; ce ne sont pas les parties primitives de l'eau qui se changent en parties primitives de terre. Aussi bien Voltaire ne voit nulle part de transmutation d'élémens, et ce n'est pas lui qui admettra un système sans preuve. Il s'en tient prudemment aux données vulgaires de l'expérience, et non-seulement il regarde les élémens comme irréductibles, mais il attribue la même vertu à un certain nombre d'espèces qui correspondent à peu près à ce qu'on appelle maintenant en chimie les corps simples. « Pour que les parties primitives de sel se changent en parties primitives d'or, il faut, je crois, deux choses, anéantir les élémens du sel et créer les élémens de l'or: voilà au fond ce que c'est que ces prétendues métamorphoses d'une matière homogène et uniforme admises par certains philosophes. »

La seconde partie de l'essai de Voltaire contient l'exposé des travaux de Newton sur l'optique. Ici Voltaire se contente d'exposer avec clarté les lois de la réflexion et de la réfraction; il donne, d'après Newton, la théorie générale des couleurs et quelques théories particulières, comme celles des anneaux colorés et de l'arc-en-ciel. S'il faut en croire Voltaire, les physiciens français n'admettaient encore qu'avec répugnance la différente réfrangibilité des rayons lumineux. Il prétend que Mariotte, un des expérimentateurs les plus autorisés du XVIIe siècle, ayant essayé de reproduire les expériences de Newton sur le prisme et les ayant manquées, sans doute par l'imperfection de ses appareils, les savans français étaient restés étrangers aux nouvelles théories de l'optique. Il les accuse mème d'y mettre une sorte d'amour-propre national, et il les objurgue en leur disant : « Il n'y a, pour quiconque pense, ni Français ni Anglais; celui qui nous instruit est notre compatriote. »

Ici Voitaire est entraîné trop loin par son zèle; il ne tient aucun compte d'une controverse qui s'était élevée au sujet des idées de Newton sur la nature de la lumière, et dont l'initiative revenait à Malebranche et à Huyghens, c'est-à-dire à la France. Newton, pour rendre compte de la lumière, avait supposé que les corps lumineux

lancent de petits corpuscules dont le choc vient émouvoir notre rétine. C'est la théorie de l'émission. A cette théorie, on ne laissait pas de faire de graves objections. On demandait à Newton : « Où va la lumière quand elle s'éteint? que deviennent à la longue ces corpuscules qui sortent sans cesse des sources lumineuses? » Descartes avait, comme on sait, émis l'idée qu'une matière subtile remplit les espaces planétaires. On s'empara de cette conjecture à l'aide de laquelle il avait vainement essayé d'expliquer les phénomėnes astronomiques, on l'appliqua à la lumière. Malebranche fut des premiers à soupçonner que la lumière est produite par les ondulations d'un éther, et que les différences des longueurs d'ondes constituent les couleurs. Huyghens adopta ce système et en soumit les déductions au calcul. Newton et Clarke, ayant eu connaissance de ces travaux, défendirent énergiquement leur théorie de l'émission. Huyghens faisait remarquer que, si l'on ouvre un très petit trou dans le volet d'une chambre obscure, on reçoit un faisceau lumineux qui diverge du trou sous forme conique; or des corpuscules qui viendraient directement du soleil suivant l'opinion newtonienne et qui passeraient par le trou du volet devraient former, au sortir de ce trou, un cylindre étroit et non un cône. Newton retournait l'argument. Si la lumière est le mouvement d'une matière subtile, disait-il, elle ne devrait pas rester confinée dans un cône étroit, elle devrait se répandre dans tous les sens et se disperser en sphère autour de chaque point d'ébranlement. Sans doute, répondait Huyghens, en chaque point du rayon lumineux des ondulations sphériques partent latéralement à ce rayon et se répandent dans tout l'espace environnant; mais elles ne sont pas assez répétées pour produire la sensation de lumière, elles n'obéissent pas à une discipline aussi forte que celles qui se trouvent dans le sens même du rayon, et elles se détruisent les unes les autres dans leur confusion. -Ainsi la théorie des ondulations lumineuses se présentait déjà dans ses lignes principales, et bien que le triomphe ne dût en être assuré que beaucoup plus tard, grâce aux travaux de Young, de Malus et de Fresnel, elle faisait déjà bonne figure en regard de la théorie de l'émission; mais elle échappe complétement à Voltaire, qui ne la mentionne même pas. Il n'y vit sans doute qu'une des rêveries qu'inspirait aux cartésiens l'hypothèse de la matière subtile.

Voltaire reste donc sur les traces de Newton, il s'en tient à la théorie de l'émission lumineuse; mais en même temps il exagère sur un point la pensée de son guide. Dès l'instant que Newton supposait que le soleil et les autres sources lumineuses émettent incessamment des corpuscules, il était naturel de regarder ces corpuscules comme soumis à l'attraction universelle; c'est ce que fait

Newton sans s'attacher d'ailleurs à cette vue. Voltaire au contraire s'enflamme à cette idée, et s'ingénie à expliquer toutes les lois de la lumière par l'action attractive des milieux qu'elle traverse. Ainsi, quand un rayon lumineux tombe d'une substance plus légère, comme l'air, dans une substance plus dense, comme l'eau, s'il se brise en se rapprochant de la perpendiculaire, c'est que la matière de l'eau l'attire dans ce sens. Il y a plus, Voltaire montre que la lumière peut être attirée, déviée de sa route, par un milieu dans lequel elle ne pénètre pas; il suffit que le rayon passe dans le voisinage de l'arête d'un prisme pour qu'il s'infléchisse par attraction. C'est à cet ordre d'idées que se rapporte une expérience que Voltaire avait organisée dans la chambre obscure de sa galerie de Cirey, et dont il aimait à donner le spectacle à ses visiteurs. Cette expérience est basée sur ce que nous appelons maintenant la réflexion totale. Si l'on place un prisme de verre de façon qu'une des faces soit horizontale et qu'on reçoive un rayon lumineux sur un des autres côtés, sous un angle invariable, une partie du rayon réfracté dans le prisme se réfléchit sur la face horizontale, et vient ressortir par le troisième côté; cette portion de rayon qui suit ainsi une sorte de ligne courbe dans le cristal varie avec l'angle d'incidence; le maximun a lieu pour une incidence donnée. Voltaire supposa, d'après des indications de Newton, que, si on pouvait enlever l'air de dessous la face horizontale du prisme, le rayon en viendrait à se refléchir entièrement, et que toute la lumière ressortirait ainsi par le prisme même. « J'en ai fait l'expérience, dit-il. Je fis enchâsser un excellent prisme dans le milieu d'une platine de cuivre; j'appliquai cette platine au haut d'un récipient ouvert posé sur la machine pneumatique; je fis porter la machine dans ma chambre obscure. Là, recevant la lumière par un trou sur le prisme et la faisant tomber à l'angle requis, je pompai l'air très longtemps: ceux qui étaient présens virent qu'à mesure qu'on pompait l'air, il passait moins de lumière dans le récipient, et qu'enfin il n'en passa presque plus du tout. C'était un spectacle très agréable de voir cette lumière se refléchir par le prisme tout entière au plancher. » Voltaire explique ce phénomène par l'attraction que la substance du verre exerce sur le rayon lumineux, et qui n'est plus contre-balancée par rien dès que l'air a été enlevé sous le prisme. Cette explication est plus qu'arbitraire, et Voltaire montre ici trop d'enthousiasme pour l'attraction; mais du moins nous le voyons dès maintenant, comme nous le verrons mieux tout à l'heure, jaloux de faire lui-même des expériences et de mesurer les phénomènes avec des instrumens précis.

Aussi bien c'est l'exposé complet de cette grande découverte de l'attraction universelle qui constitue, à vrai dire, le principal titre

scientifique de Voltaire. Cet exposé remplit la troisième et dernière partie des Élémens de philosophie de Newton. Sans avoir poussé l'étude de la géométrie et de l'analyse mathématique aussi loin que Me du Châtelet, Voltaire en avait appris assez pour pouvoir suivre la pensée de Newton et pour la traduire fidèlement (1). Ce n'était pas là une œuvre inutile, car, même parmi les savans, il y avait alors bien peu de gens qui eussent une idée nette de l'attraction, et qui comprissent exactement la nature des problèmes que Newton avait résolus dans une vaste synthèse. Les indications données par Voltaire furent décisives. La publication de son livre assura le triomphe définitif du newtonianisme et la ruine de la physique cartésienne.

Les élémens dont Newton avait pu disposer étaient d'une part les trois grandes lois astronomiques proclamées par Kepler et de l'autre les lois de la chute des corps découvertes par Galilée. Voltaire rapporte, conformément à la tradition, que Newton, retiré à la campagne pendant l'année 1666, vit une pomme tomber d'un arbre, et que, sa pensée s'étant alors dirigée vers le système du monde, il conçut l'idée que cette force qui attirait les corps vers la surface du sol était aussi celle qui faisait tourner la lune autour de la terre et les planètes autour du soleil. Combinant alors les lois de Kepler, il s'éleva au principe d'où elles dérivent toutes les trois. Chaque planète est soumise à une attraction constamment dirigée vers le soleil, et qui varie en raison inverse des carrés des distances. Il établit en outre que toutes les planètes, à masses et à distances égales, devaient être attirées de la même façon par le soleil. La

(1) On a signalé, dans un recueil de lettres inédites de Voltaire imprimées pour la première fois en 1856, une lettre adressée à Pitot de Launay, de l'Académie des Sciences, et qui montre qu'à l'époque où elle fut écrite (1736) Voltaire n'était encore qu'un écolier médiocre en géométrie. « Il faut, monsieur, dit-il à son correspondant, que je vous importune sur une petite difficulté. Mme la marquise du Châtelet me faisait, il y a quelques jours, l'honneur de lire avec moi la Dioptrique de Descartes; nous admirions tous deux la proportion qu'il dit avoir trouvée entre le sinus de l'angle d'incidence et le sinus de réflexion; mais en même temps nous étions étonnés qu'il dit que les angles ne sent pas proportionnels, quoique les sinus le soient. Je n'y entends rien; je ne couçois pas que la mesure d'un angle soit proportionnelle et que l'angle ne le soit pas. Oseraije vous supplier d'éclairer sur cela mon ignorance? » Voltaire, comme on voit, ne savait pas alors ce que c'est qu'un sinus, puisqu'il regardait les sinus comme proportionnels aux angles. Tout ce qu'on peut dire, c'est qu'à cette époque même (1736-1738) il compléta son instruction géométrique, et apprit ce qu'il avait besoin de savoir. Quant à Mme du Châtelet, on éprouve quelque étonnement à voir qu'à ce moment, jouissant déjà d'une réputation de géomètre, elle ne fût pas en état de lever une pareille difficulté; mais remarquons que ce n'est point elle qui consulte Pitot. Peut-être Voltaire fait-il ici quelque confusion, et nous présente-t-il la marquise comme plus ignorante qu'elle n'était.

même égalité de pesanteur existe dans tous les systèmes de satellites, et Newton s'en assura pour la lune ainsi que pour les satellites de Jupiter.

C'est par l'attraction lunaire qu'il commença la vérification de sa théorie. Il s'agissait de déterminer si la force qui dévie sans cesse la lune vers la terre est identique à la pesanteur terrestre. Dans ce cas, les actions de ces forces rapportées au centre de la terre devaient être dans le rapport du rayon terrestre pris pour unité au carré de la distance qui sépare les deux astres. Newton entreprit cette vérification en partant des expériences de Galilée sur les corps graves; mais on n'avait alors qu'une mesure grossièrement inexacte du rayon terrestre. Newton s'en tint à l'estime erronée des pilotes, qui comptaient 60 milles d'Angleterre, c'est-à-dire 20 lieues de France, pour 1 degré de latitude, tandis qu'il fallait compter environ 70 milles; il arriva donc, au bout de son calcul, à un résultat qui était en désaccord avec son hypothèse. Persuadé dès lors que des forces inconnues s'ajoutaient à la pesanteur lunaire, il renonça pour un temps à ses idées. Quelques années plus tard, en 1677, notre Académie des Sciences chargea l'astronome Picard de mesurer à nouveau un degré du méridien, et, une nouvelle mesure du rayon terrestre étant résultée de ce travail, Newton reprit ses recherches. Cette fois il trouva que la lune était retenue dans son orbite par le seul pouvoir de la gravité. La vue de ce résultat, dont il avait désespéré, lui causa, au dire de ses biographes, une si vive excitation qu'il ne put vérifier son calcul, et qu'il dut confier ce soin à un ami. Ainsi une même loi, une loi unique et grandiose, expliquait tous les mouvemens des corps à la surface des planètes et ceux des astres dans l'espace.

Voltaire indique ainsi avec une grande netteté la route qu'a suivie Newton pour s'élever à un principe qui embrasse l'ensemble de l'univers; il fait voir comment s'est opérée cette grande synthèse, la plus puissante que l'esprit humain ait encore faite. Une fois en possession du principe de l'attraction, Newton en tira de brillantes conséquences. Il montra comment la terre, par suite de la rotation, a dû s'aplatir vers les pôles, et il détermina la mesure suivant laquelle doivent varier les degrés du méridien. Il vit comment les actions du soleil et de la lune font naître et entretiennent dans l'océan les oscillations qui en constituent le flux et le reflux. Il analysa enfin le phénomène de la précession des équinoxes, et montra qu'il s'explique naturellement par le renflement de la terre à l'équateur et l'inclinaison de l'axe terrestre sur l'écliptique. L'ensemble du renflement terrestre, tout ce qui forme la partie extrasphérique, peut être considéré, pour la facilité de la démonstra

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