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qui avait été convenu; enfin quelques mois après Maraschli et Milosch, réunis de nouveau à Belgrade, établissaient la loi qui devait régir la nouvelle Serbie.

Quelle était cette loi? Les Serbes passaient de la condition de raïas à la condition d'hommes libres. Traités comme sujets turcs, ils étaient cependant protégés contre les Turcs par des magistrats de leur race et de leur religion. Dans toutes les forteresses, un knèze siégeait comme juge à côté du musselim. Les contestations entre chrétiens étaient jugées par le knèze, les contestations entre un chrétien et un Turc étaient jugées par le knèze et le musselim réunis. Le pacha et les knèzes déterminaient l'impôt qui incombait aux chrétiens; la skouptchina en fixait la répartition par districts, et des employés serbes étaient chargés de le percevoir. Un tribunal suprême, composé uniquement de Serbes, devait siéger à Belgrade et juger en appel les causes importantes; à ce tribunal, nommé aussi chancellerie, appartenait en outre la haute administration des affaires publiques. Si un Serbe était condamné à mort, il était déféré au pacha, qui pouvait seul faire appliquer la peine ou prononcer la grâce. Enfin, comme chaque district avait son kněze, chaque village avait son kmėte. Bref, sauf le rôle supérieur du pacha de Belgrade, représentant du padischa de Constantinople, c'était, dans ses traits essentiels, la vieille constitution nationale conservée à travers des siècles de servitude et réorganisée naguère sous Kara-George. Ainsi finit l'insurrection de Milosch Obrenovitch. Si on se rappelle ce qu'était devenue la Serbie au printemps de 1815, si l'on songe que cette transformation presque miraculeuse a été l'œuvre de quelques mois, il est impossible de refuser son admiration à l'homme qui, suppléant aux ressources matérielles par l'énergie du caractère, à force de courage, de constance, d'habileté, a sauvé un peuple condamné à mort.

IV.

Est-ce à dire que tout soit fini? Non, certes. Ici commence un duel entre ces deux hommes, Maraschli-Ali, vice-roi de Belgrade (1), et Milosch, l'oberknèze des Serbes. Ce n'est pas sans raison que les Turcs appelaient Maraschli un tendeur de piéges. Maraschli, qui s'est hâté d'apaiser les Serbes, ne songe qu'à leur retirer une à une toutes ses concessions. Milosch a bien deviné son jeu, et, ne l'eûtil pas deviné, il avait, lui aussi, ses pensées de derrière : il voulait adroitement, peu à peu, sans lutte ni fracas, à l'aide des garanties

(1) Maraschli-Ali était arrivé en Serbie avec le titre de vice-roi, rouméli-valessi.

obtenues en obtenir de nouvelles, jusqu'à l'heure où il serait assez fort pour briser les derniers anneaux de la chaîne et constituer la Serbie indépendante. On voyait bien des pachas s'affranchir de la souveraineté de Constantinople sans autre droit que celui de l'épée, sans autre mobile que l'ambition personnelle; un chef chrétien qui ne tenterait pas la même aventure pour le salut de ses frères serait un lâche ou un traître. Voilà donc la lutte engagée, Maraschli essayant de ramener les Serbes sous le joug, Milosch résolu à conquérir pied à pied le sol de la patrie. La guerre à main armée est finie, la guerre des ruses va s'ouvrir. Qui sera le plus fin, de Maraschli ou de Milosch? qui tendra le mieux ses piéges? qui saura le mieux éviter l'embûche ou la rompre?

L'ordre était rétabli; le paysan était retourné à ses troupeaux, le laboureur à sa charrue. Était-il possible cependant qu'après une guerre de montagnes si vive, si acharnée, les bandes fussent dispersées tout à coup? Il y avait toujours des haïdouks, et non plus des héros barbares, mais de vrais bandits. Les chrétiens en souffraient autant que les Turcs. Le moment est bon pour Maraschli de demander à Milosch le désarmement des Serbes. Si le nombre des brigands s'accroît, c'est que l'occasion tente le paysan, c'est qu'il a perdu l'habitude du travail; ses armes le perdent, il faut les lui enlever au plus vite pour qu'il reprenne la pelle et la pioche. Tout cela était dit par le pacha tantôt avec bonhomie, tantôt avec une insistance singulière. Il y eut même à ce sujet des ordres formels venus de Constantinople. Milosch employait aussi tous les tons, opposant à la bonhomie rusée une indifférence souriante, aux injonctions impérieuses une fermeté inflexible. « Désarmer les Serbes! disait-il, c'est impossible; ils n'y consentiront jamais. Plutôt que de se livrer ainsi à la discrétion des Turcs, ils affronteront les périls d'une nouvelle guerre. Nous avons ta promesse, cette promesse qui a mis fin aux hostilités. Je t'en prie, ne reviens plus sur ce sujet, dont je ne puis entendre parler qu'avec douleur. C'est à toi d'éclairer les ministres du padischa; conseille-leur de renoncer à un projet qui entraînerait d'effroyables calamités. >>

Que fit Maraschli? Tant que Milosch aurait sur les hommes de sa race une sorte de souveraineté, le désarmement des raïas, il le voyait bien, serait chose impraticable. Il fallait donc supplanter ce chef incommode. Son jeu était de diviser les Serbes, d'envenimer les jalousies, de mettre aux prises les ambitions rivales; il se trouverait bien un personnage qui, pour obtenir l'appui des Turcs contre Milosch, consentirait au désarmement. Parmi les hommes qui étaient ou se croyaient en mesure de disputer la prééminence à Milosch, deux surtout se faisaient déjà remarquer par des préten

tions singulières, l'archevêque Mélentie et le voïvode Pierre Moller. Pierre Moller était brave, hardi, intelligent; il savait lire et écrire, chose rare à cette date chez les hommes de son pays, et n'avait pas besoin, comme Milosch, d'avoir toujours un secrétaire à ses côtés. En outre il parlait le turc comme le serbe; sans secrétaire, sans interprète, il avait en plus d'une circonstance conduit à bien des négociations difficiles. Milosch lui-même, frappé de son mérite, lui avait fait attribuer la présidence de la chancellerie serbe à Belgrade. L'archevêque Mélentie ne se recommandait guère que par sa dignité sacerdotale : débauché, cupide, sournois, lâchement et vulgairement ambitieux, il avait conçu l'étrange idée de transformer un jour la Serbie en une sorte de principauté ecclésiastique comme celle du vladika de Montenegro. L'archevêque et le président de la chancellerie serbe, chacun de son côté, s'étaient déjà ménagé des intelligences auprès de Maraschli-Ali; l'un et l'autre avaient laissé entrevoir qu'ils pourraient faire ce que refusait Milosch. Il s'en fallait bien toutefois que leurs chances fussent les mêmes, bien qu'ils eussent les mêmes visées. Si Milosch avait disparu de la scène, Pierre Moller aurait immédiatement pris sa place, tant les services qu'il avait rendus, les qualités dont il faisait preuve, le désignaient avant tous les autres chefs à la confiance du peuple serbe. L'archevêque, qui connaissait l'infériorité de ses titres, résolut d'écarter à la fois et Milosch et Moller en les perdant l'un par l'autre. Averti des menées de Pierre Moller auprès du pacha de Belgrade, il en fournit les preuves à Milosch, sans cesser pour cela de poursuivre ses propres intrigues. La punition de Moller ne se fit pas attendre; à la skouptchina du printemps de 1816, tous les knèzes étant réunis, Milosch accusa Moller de conspirer avec Maraschli-Ali contre l'indépendance des Serbes. La discussion fut terrible, les passions les plus violentes étaient en jeu. « Tu mens, Milosch ! » criait Moller, et Milosch, pièces en main, prouvait que le président de la chancellerie serbe avait promis de désarmer la nation, si on lui en laissait prendre le commandement; après quoi, s'adressant aux knèzes, il ajoutait : « Frères, j'ai été jusqu'ici votre chef, désormais ce sera Moller. Pour moi, je me retire. » A ces mots, les partisans de Milosch, c'est-à-dire presque tous les membres de l'assemblée, se jettent sur Moller, le renversent, lui lient les pieds et les mains. Moller avait pourtant un certain nombre d'amis dans la skouptchina; pas un n'osa le défendre. On signa, séance tenante, une adresse à Maraschli-Ali pour demander le supplice du condamné. Le pacha, malgré ses relations avec Moller, n'eut garde de s'opposer à la sentence; ce n'était pas sur lui que devait retomber le sang du supplicié, si une réaction venait à se produire; il y avait là un

germe de divisions et de haines qui pouvait servir plus tard sa politique.

L'archevêque Mélentie était un de ceux qui avaient signé la condamnation à mort de Moller et réclamé le plus vivement l'exécution de la peine. Une fois débarrassé de ce rival, il osa conspirer contre Milosch; il avait promis à Maraschli la tête du terrible knèze, et s'était engagé à opérer le désarmement du pays. Milosch l'apprit bientôt, car il se savait environné d'embûches, et il avait à ses ordres une police toujours en éveil. Un jour que l'archevêque s'était rendu dans la province de Schabatz, où l'attirait quelque ténébreux dessein, il le suivit avec un certain nombre de knèzes, décidés comme lui à couper court aux intrigues du prélat. Arrivé dans la ville, il rassemble les notables, des dignitaires de l'église, parmi lesquels deux archimandrites justement vénérés; l'archevêque est jugé par cette espèce de sainte-vehme sans se douter même qu'il est accusé, il est déclaré traître à la patrie et condamné à mort. La condamnation a été prononcée à l'unanimité des suffrages. Ce n'est pas tout pourtant que de porter une sentence; qui en ordonnera l'exécution? Livrer l'archevêque à Maraschli-Ali, c'est impossible; Maraschli ne consentira jamais à frapper un homme qui peut lui rendre tant de services. D'ailleurs l'archevêque tient ses pouvoirs d'un firman de Constantinople, le sultan a seul le droit de ratifier contre lui une sentence capitale, et cette sentence, une fois que les motifs en seront connus, ne fera que signaler l'archevêque à la bienveillance de Mahmoud. Faudra-t-il donc que les juges serbes fassent eux-mêmes exécuter leur verdict? Les conventions récentes s'y opposent, ce serait violer le traité de paix et attirer de nouveaux orages. Ainsi de tous côtés la justice leur échappe. Un seul moyen reste encore, un moyen odieux, l'assassinat. Nous sommes ici en pleine barbarie; reconnaissons cependant que, si l'accusé avait pu se défendre et discuter les charges portées contre lui, cette barbarie pourrait invoquer l'excuse des temps, l'excuse de la fatalité tragique sous laquelle gémissait le peuple serbe. Le meurtrier en de telles circonstances est bien plus un bourreau qu'un assassin. II s'appelait Marco Stitaratz. Son dévoûment à Milosch était féroce et aveugle; pendant l'insurrection de 1815, commis à la garde de la famille du knèze, il avait juré à la femme de son maître, à la noble et fière Lioubitza, de l'égorger, elle et ses enfans, plutôt que de les laisser tomber vivans entre les mains des Turcs. Il reçut l'ordre d'attendre l'archevêque dans une forêt qu'il allait traverser, de le tuer, de lui enlever son cheval et ses bagages, afin que le meurtre du prélat pût être attribué à quelque bandit de la montagne; surtout on lui recommanda de ne point toucher aux gens de sa suite.

Vaines précautions! Ce n'est pas impunément que la justice a recours au poignard d'un sicaire; Stitaratz s'enivra dans un cabaret de la route pendant que l'archevêque passait paisiblement. A peine réveillé, il le poursuivit jusqu'à Schabatz, pénétra dans son logis, et là, encore aveuglé par l'ivresse, il massacra non-seulement la victime désignée, mais deux jeunes prêtres qui l'accompagnaient (1). La vigueur de ces deux actes, la condamnation de Pierre Moller, la mise hors la loi de l'archevêque Mélentie, montrait que Milosch était résolu à écarter de son chemin quiconque viendrait déranger ses combinaisons dans la lutte secrète engagée contre MaraschliAli. Un épisode inattendu va mettre cette résolution de Milosch à une épreuve bien autrement redoutable. Si l'exécution du président de la chancellerie et l'assassinat de l'archevêque ont fourni plus tard des armes perfides aux adversaires de Milosch, devenu prince des Serbes, qu'est-ce que cela pourtant auprès du meurtre de KaraGeorge? Kara-George mis à mort par Milosch! le libérateur de 1804 assassiné par le libérateur de 1815! Ce souvenir ou plutôt cette légende horrible (car on va voir combien les faits ont été dénaturés par la passion) pèse encore aujourd'hui sur la conscience du peuple serbe.

Est-il donc vrai que Milosch Obrenovitch ait fait tuer le vainqueur de Mischar, celui qui le premier, après tant de labeurs et de luttes gigantesques, avait relevé la couronne de Douschan? Il l'a fait, disent les uns; cette tache de sang ne s'effacera point. Il avait le droit et le devoir de le faire, disent les autres; la raison d'état l'absout, il fallait sauver l'indépendance du pays compromise par une ambition aveugle. Voilà l'accusation, et voilà la défense. Un jour, vingtdeux ans plus tard, on verra l'accusation se dresser au milieu des émotions les plus tragiques sous les traits d'une veuve implacable comme la vengeance; c'est elle qui précipitera la chute de Milosch le libérateur devenu Milosch le despote. Quant à la défense, défense si douloureuse encore, puisqu'elle admet le fait du meurtre, elle n'a pas cessé d'avoir cours parmi les Serbes. On m'assure qu'en ce moment même à Belgrade des personnes considérables n'hésitent pas à dire que « l'entreprise de Kara-George perdait le pays, que ce n'est point la faute de Milosch si l'obstination du prince déchu et le salut de la cause commune l'ont obligé de frapper. » Heureusement une troisième opinion s'est produite, et c'est précisément celle-là que doit consacrer l'impartiale histoire. Pour moi, après avoir lu tout ce qui a été écrit de part et d'autre sur ce lamentable épisode, après avoir pesé les assertions contraires, après avoir examiné sous quelles

(1) J'emprunte ces détails à M. le docteur Cunibert, qui a interrogé directement les témoins du drame, et qui donne ici d'indispensables complémens à la chronique de M. Possart comme à la savante composition de M. Ranke.

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