Une grande époque approchait : Louis XV touchait à sa majorité. Pour éloigner le plus possible le mariage du roi, le régent avait fait venir d'Espagne une infante qu'on élevait en France, moins comme une promesse que comme une espérance. Mais après la mort du régent, sous le ministère du duc de Bourbon, la princesse n'avait encore que six ans, et déjà le roi en avait quinze : déjà Villars, attaché au sang de Louis XIV, avait dit avec une franchise guerrière, au jeune prince, en plein conseil : Votre Majesté est d'un áge à donner un Dauphin à la France. Le duc de Bourbon, par des raisons opposées aux vues du régent, avait hâte de marier le roj: la naissauce d'un prince eût éloigné du trône la maison d'Orléans, qu'il détestait. Dans ces intentions, que faire de l'infante? On la renvoya fort lestement en Espagne, comme un meuble inutile. A sa place, Marie Leckzinska, qui, six mois plus tôt, eût été tout heureuse d'épouser un colonel de notre armée, Marie Leckzinska fut reine de France. Faveur inespérée du sort! Je n'en raconterai point les détails: qui ne les sait déjà? Mais la princesse approchait de Versailles ce n'était point assez de lui donner un trône, il fallait lui donner un époux, et le roi semblait en ignorer encore tous les devoirs. On ne connaît que trop l'âge mûr de Louis XV, et les honteux désordres de sa vieillesse : à peine connaît-on son jeune âge. Empruntons aux écrits du temps des détails que nos lecteurs n'oseraient y chercher et que pourtant on ne trouverait point ailleurs nous en voilerons seulement, en bien des endroits, la nudité '. « La princesse polonaise étant en chemin, et sa maison étant formée, il fallait bien instruire le roi. Le cardinal lui avait inspiré un si grand respect pour les mœurs, dès l'enfance, qu'il avait pleuré le jour même de l'arrivée de l'infante, étant alors âgé de onze ans, crainte d'être obligé de coucher ce soir-là avec elle. Depuis ce temps il avait été d'une modestie exemplaire, toujours épié la nuit par Bachelier, son valet de chambre, et le jour par des personnes âgées, et incapables de lui donner de mauvaises leçons: on savait seulement que de jeunes seigneurs, de Gesvres, la Trémouille, saisissaient quelquefois un moment à la dérobée, et que, de ces courts instants, pouvaient résulter quelques privautés. » Ce même, auteur ajoute plus bas, toujours en parlant du jeune prince « Toutes les formes de son corps étaient si parfaites et si accomplies, qu'il était réputé le plus bel adolescent de son royaume : la nature n'avait rien oublié ni dans les détails ni dans l'ensemble; et ce grand tempérament que nous lui avons tous connu dans sa vieillesse, il l'avait eu dès l'âge de quatorze ans. « Timide néanmoins avec les femmes, les fuyant comme la peste, pour nous servir de l'expression d'un seigneur de la cour: Fleury lui avait fait entendre que la plupart étaient sans vertu, et que toutes étaient corrompues dès le commencement de la régence. Ainsi il était beau comme l'Amour, et cependant ses regards ne se fixaient sur aucun objet ; il était poursuivi, et il fuyait. Il avait quelquefois à Rambouillet des manières voluptueuses, mais sans aucun désir pressant; les femmes étaient tourmentées de leur passion, et il n'avait témoigné qu'il avait un cœur et le besoin d'aimer qu'à madame la comtesse de Toulouse, qu'il distinguait parmi toutes les femmes, s'éloignant peu à peu des jeunes courtisans qui l'avaient habitué à des jeux clandestins. » rédigeât plus lui-même, soit qu'ils fussent, à partir du quatrième volume, dictés par le vieux duc, on trouvera ces pas. sages beaucoup moins mal écrits que les extraits déjà donnés, Comment s'y prendre pour éveiller des sens si profondément assoupis? Faut-il en croire l'auteur des Mémoires que je viens de citer? « On mit sous les yeux du jeune roi, dit-il, des peintures lascives, capables de l'émouvoir et de l'instruire. » Le moyen est digne du temps que la galante madame de Prie l'eût indiqué, je n'en serais point surpris; mais comment croire que Fleury, un vieillard, un prince de l'Église, un précepteur, cût donné son consentement à cette instruction dépravée! Il est plus vraisemblable, comme le dit Richelieu dans un autre endroit de son livre, que « la comtesse de Toulouse fut la première femme qui endoctrina le roi 1. » Il profita peu des leçons. Marié à une femme simple, innocente, timide comme lui, ils se craignaient mutuellement : les valets ajoutaient même que dans leurs entretiens intimes les deux époux n'étaient pas moins réservés qu'en public. Cette princesse si naïve n'en eut pas moins des vues ambitieuses: la reine voulut supplanter l'instituteur dans le cœur de son époux. Quoique femme et princesse, se flattait-elle d'être aussi rusée qu'un vieux ministre? Un billet, dicté par le prélat au roi, renferma la jeune reine dans le cercle étroit d'une représentation sans crédit. On s'y prit mieux encore auprès de la pieuse Marie Leckzinska: le confesseur de la reine, vieux jésuite, adroit courtisan, dirigé par le cardinal, alarmant à dessein sa conscience et son cœur, lui montra le ciel irrité contre la coquetterie des femmes, et les détails de l'amour entre gens mariés. « La sainteté du sacrement en souffrirait, disait-il; tandis que les anges, au contraire, ne quitteraient point le lit nuptial tant qu'elle y conserverait la 1 La comtesse de Toulouse était sœur du duc de Noailles. Elle n'avait vécu que trois ans avec le marquis de Gondrin, son premier mari. Touché de son mérite et charmé de ses attraits, le comte de Toulouse, ce fils légitimé de Louis XIV, l'avait d'abord épousée secrètement. Bientôt il s'honora de son choix en le publiant. Veut-on connaître le portrait de la comtesse? Son naturel était fier, son cœur bon, son esprit délicat. Elle avait les yeux d'un brun foncé, le regard assuré, mais noble; la taille un peu épaisse, la voix perçante, une jolie bouche, et beaucoup de grâce dans l'ensemble de la figure. Pour un premier amour, Louis XV eût pu tomber plus mal. chasteté » ce qui fit que le cardinal conserva son pouvoir, et le rendit bientôt absolu. Le jeune prince continua, lui, de visiter assidûment le comte et la comtesse de Toulouse à Rambouillet. Il y avait alors plusieurs sociétés célèbres. Je ne parle point des hommes sans mœurs et des femmes sans pudeur qui prenaient part aux orgies du régent. Du vivant même de ce prince, quelques grandes maisons étaient restées fidèles aux nobles manières, aux plaisirs élégants du siècle précédent : on citait les ducs de Luynes, les la Rochefoucauld, les la Vallière, les Sully, les d'Aubusson de la Feuillade. Pleins des souvenirs d'un autre règne, les chefs de ces maisons en avaient conservé, chez eux, la politesse aimable et la gaieté décente. Plus haut encore, les salons de la duchesse du Maine et ceux de la comtesse de Toulouse Se disputaient la cour et partageaient les dieux. Mais les amusements de Sceaux, quoique fort en vogue, semblaient exiger, de qui les goûtait comme de qui les donnait, une réputation de savoir et d'esprit qui ne les laissait point exempts de recherche. A Rambouillet, au contraire, c'était dans toute sa simplicité noble, dans son élégance sans apprèts, la vie qui sied à la grandeur. Le jeune roi s'y plaisait fort, d'abord à cause de la comtesse, puis à cause d'une autre princesse, qu'il semblait avoir parfois envie d'aimer et qui ne décourageait point cette envie. Vous souvient-il de mademoiselle de Charolais, cette princesse de la maison de Condé dont nous parlions dans l'introduction du précédent volume; celle qui aimait Richelieu, celle qu'il trahit pour mademoiselle de Valois, et qui pourtant, touchée de ses dangers, descendait pour le voir dans les cachots de la Bastille? Elle n'était pas morte de sa douleur, mais peut-être eût-elle pris plaisir à s'en consoler. Nulle ne méritait mieux des consolateurs : jugez-en par ce portrait, tracé par Richelieu, qui devait assez bien la connaître. « Mademoiselle de Charolais, qui avait de l'esprit, et souvent un peu malin, pleine de vivacité, de hauteur même quand elle était contredite, ne pouvant souffrir sa mère, voulant la traiter avec égalité, et goûter, hors de sa tutelle, toutes les sortes de plaisirs, était recherchée du jeune roi, qu'elle s'avisait d'agacer. Elle savait faire des vers, et il fut répandu, dans ce temps-là, mille pièces fugitives ou chansons qu'elle fit sur les affaires du temps, ou sur les intrigues de la cour. Des caprices de femme la tourmentaient quelquefois, et souvent elle passait, dans un clin d'œil, de l'action et de la vivacité dans un état de tristesse et de mélancolie. Elle avait été belle comme le jour pendant sa jeunesse; et, parvenue à l'âge de vingt-deux ans, elle avait encore cette beauté solide et permanente que certains visages conservent jusqu'à l'âge de trente à quarante ans, et qui ne diminué que d'une maniere insensible. Elle venait à Rambouillet, et elle en fit longtemps les délices par la vivacité de ses à-propos, la finesse de son esprit, et par une manière de galanterie qui, sans avoir rien de trop expressif, augmentait l'agrément d'un séjour où régnaient, avec la comtesse de Toulouse, les usages et le ton de l'ancienne cour, ». Voilà ce qu'avec un grand air de magnificence Rambouil let offrait, au jeune roi, de plaisirs et d'attraits. On conçoit qu'il y vint souvent, et que Fleury trouva bon qu'il s'y plût. Son pouvoir, j'ai presque dit son règne, y gagnait beaucoup. En quelle année du siècle, en effet, sommes-nous? 1727 : plein ministère du cardinal de Fleury ! Le ministre est bien vieux, le roi bien jeune : le règne des maîtresses est passé, ou du moins encore suspendu. Le long gouvernement Du sage et doux pasteur des brebis de Fréjus fut soumis cependant à deux influences. Deux hommes as |