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Quant au discours du duc de Nivernois, le marquis de Mirabeau soutient qu'il est sans défauts, et cela nous dispense de citer les nombreux arguments sur lesquels il s'appuie pour motiver un enthousiasme dont l'exa'gération même trahit un peu de complaisance. L'admiration de Mme de Rochefort n'est pas moins exagérée que la sienne, quoiqu'elle soit plus sincère. Mais, comme son charmant caractère se retrouve en tout, comme elle n'aime pas, à ce que nous dit son correspondant, que l'on sente en mal, son premier mouvement est de défendre un peu M. Séguier. Voici son opinion sur l'opinion du marquis. Sa lettre est d'un tour peutêtre un peu plus subtil, un peu plus à la Brancas que les précédentes, mais la thèse du début est fine et juste dans sa délicatesse et il nous semble qu'il serait dommage de ne pas la citer tout entière :

La comtesse de Rochefort au marquis de Mirabeau.

<<< Le 4 avril 1757.

» J'ai trouvé hier en rentrant chez moi, mon cher maître, vos deux jugements sur les deux fameux discours. Je trouve le premier trop rigoureux; et le second d'une justesse infinie. Je n'irai pas vous dire que vous ne connaissez point M. Séguier, et que vous aimez M. de Nivernois. La première raison ne vaut rien, rien du tout, et la seconde ne serait pas d'un bon esprit, encore moins d'un bon cœur. Comme cette dernière phrase a l'air d'une paradoxe, il faut que je m'explique. J'entends donc par là que, dans le jugement que l'on porte sur les ouvrages de son ami, la première opération de notre esprit est de mettre à part tout l'intérêt que nous prenons à la personne, et que cette opération se fait

sans nul effort; car, bien loin d'être entraîné par notre sentiment à l'indulgence, il nous inspire au contraire une sévérité de jugement dont nous ne serions jamais capables pour un indifférent, encore moins pour l'adversaire de notre ami; car c'est un rival qui nous paraît toujours trop beau. De ce que je viens d'établir, il s'ensuit que vos juge-. ments sur M. Séguier et M. de Nivernois ont été des jugements commandés par votre raison et votre goût, que vous ne les avez portés qu'après une réflexion profonde, qui vous a purgé de toutes préventions. Quiconque imaginerait en trouver dans la différence de ces jugements, se tromperait très-fort; car cette différence naît absolument de celle des ouvrages. Le premier peut surprendre, mais le dernier satisfait pleinement, et il raffine tellement le goût, qu'on ne saurait plus rien pardonner à celui qui a pu nous éblouir. Voilà ce qui fait, je crois, que votre premier jugement, ainsi que je vous l'ai dit d'abord, est trop rigoureux, et que le dernier est d'une justesse infinie. Mais on n'a pas grand mérite à être juste quand on est heureux, et il me semble que le discours de M. de Nivernois fait jouir du bonheur, il va être mon thermomètre pour juger de la finesse des esprits, et de la délicatesse des âmes. Le degré de sensibilité qu'il inspirera fixera celui de mon estime. L'intérêt de la société nous doit donc faire désirer, autant que l'amitié, de trouver des partisans bien décidés pour M. de Nivernois; mais convenons que la connaissance des hommes doit nous préparer à marcher sur ceux de M. Séguier, et, pour me servir de ses expressions, je crois les entendre en foule; si je me trompe, mon cher maître vous pouvez détruire mon opinion sans craindre de choquer mon sentiment. >>

1. Cette allusion, l'unique-malice que se permette Mme de Rochefort à l'occasion du discours de Séguier, est d'autant mieux touchée qu'elle porte précisément sur une des phrases où se manifeste le mieux le défaut de tout le discours. Parlant des savants illustres loués par Fontenelle, le nouvel académicien avait dit : « Il me semble en ce moment les entendre en foule, tous ces morts fameux me presser d'acquitter ici leur reconnaissance.

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V

LE CARDINAL DE BERNIS. LE LOGEMENT DE M DE ROCHE

FORT AU PALAIS DU
L'EXILÉ DU BIGNON.

LUXEMBOURG. — SES LETTRES

A

Cette correspondance, qui débute, on le voit, par une sorte de polémique philosophique et littéraire imposée à Mme de Rochefort et dans laquelle le marquis de Mirabeau n'a pas l'avantage, est bientôt suivie de communications plus simples et plus familières où se retrouve toujours l'esprit d'une femme aussi aimable que bonne. Ce sont des invitations à dîner où l'on offre au marquis un poulet et un rossignol, c'està-dire Mile Fel, la cantatrice qui avait inspiré à Grimm une passion malheureuse dont Rousseau se moque dans ses Confessions; puis viennent des réflexions sur les affaires du temps, les querelles du clergé et du parlement, les intrigues de cour et l'embarras de nos finances, qui se traduit en terribles coups de ciseaux donnés par M. Silhouette dans tous les brevets de pension. Mme de Rochefort, at

teinte comme les autres, se console en disant : « J'ai découvert une poule éternelle que je pourrai toujours manger avec mes amis. »

Parmi ces billets relatifs aux événements du jour, i en est qui indiquent chez elle une émotion sincère. Tel est celui qu'elle écrit à l'occasion de la disgrâce qui vient de frapper le cardinal de Bernis, coupable d'avoir voulu mettre fin à une guerre désastreuse où s'obstine Mme de Pompadour, pour se montrer reconnaissante des billets flatteurs que lui adresse l'impératrice Marie-Thérèse; le ministre a offert sa démission, le roi l'a refusée, mais c'est pour donner à Mme de Pompadour le plaisir de chasser durement et avec une lettre d'exil son ancien favori, remplacé par le duc de Choiseul. Mme de Rochefort était très-liée avec le cardinal, qui avait commencé, comme Duclos, par mettre à profit le patronage des Brancas. Le duc de Nivernois était aussi l'ami de Bernis, qui avait voulu le faire entrer dans le ministère, et le marquis de Mirabeau, parent éloigné du ministre disgracié, avait compté sur lui pour l'avan cement de son frère, marin distingué, dont il avait aussi été question pour le ministère de la marine. Tous ces motifs expliquent suffisamment le ton du billet de Mme de Rochefort et de la réponse du marquis :

La comtesse de Rochefort au marquis de Mirabeau.

« 14 décembre 1758.

>> Je suis frappée et consternée au delà de ce que je puis vous dire, mon cher Mirabeau ; j'espère que je vous verra

dans la journée: voyez les heures qui vous conviennent le mieux. J'ai vu à mon réveil Royer, un valet de chambre du pauvre cardinal, que je lui avais donné; il a ordre de rejoindre demain son maître. C'est un homme sûr, vous pouvez lui confier vos lettres. Il repassera chez moi ce soir ou demain matin avant de partir. Il me semble que je ne dois plus rien oser espérer pour le chevalier1. Ah! messieurs, le vilain pays que nous habitons; allons-nous-en aux Indes, je vous en prie! >>

Le marquis de Mirabeau à la comtesse de Rochefort.

« 14 décembre 1758.

>> Je reconnais votre cœur, madame la comtesse; j'ai appris cette nouvelle ce matin par un billet que le cardinal a chargé son neveu de m'écrire. J'ai cru d'abord que, quand M. de Nivernois demeura hier avec vous et l'autre, ils savaient cela; car le cardinal, qui ne fait nulle estime de ce tiers (chose que je sais d'original), confidentait cependant de très-près avec lui, parce que, malheureusement pour lui, il est fait comme cela. Je suis sûr que l'exil lui aura donné un furieux coup: 1o par tempérament, 2o de peur du vernis d'ingratitude. Il m'avait dit : Je veux bien m'en aller, mais je ne veux pas être chassé. Ce qui me fâche, c'est.... Je vous le dirai si vous voulez bien me donner à dîner ce matin. Quant au chevalier, il en a levé le front de deux pouces plus haut. Il avait très-bien remarqué à son dernier voyage que tous les entours du cardinal étaient fort déchus, mais il trouva que sa considération à lui n'avait fait que croître. Bon pays, madame la comtesse! ils vont tourner court, vous y pouvez compter, mais ils n'ont désormais personne qui ait la confiance ni du corps ecclésiastique, ni du corps civil 2;

1. Le chevalier de Mirabeau, frère du marquis.

2. Le cardinal de Bernis était, en effet, dans les rapports souvent troublés de la cour soit avec le clergé, soit avec le parlement, l'intermédiaire le plus apprécié par ces deux corps.

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