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un temps enfin où la littérature épistolaire s'est enrichie d'un si grand nombre de pages écrites par les dames du dix-huitième siècle, il n'a pas encore été publié, croyons-nous, une seule lettre de la comtesse de Rochefort.

Cette pénurie de documents sur une personne dont on a parlé assez pour exciter la curiosité du public et pas assez pour la satisfaire nous fait espérer qu'on ne lira peut-être pas sans intérêt un travail consacré à Mme de Rochefort et dont les éléments sont puisés en grande partie dans une correspondance inédite entre elle et quelques amis. Cette correspondance manuscrite, que le duc de Nivernois ne savait pas avoir été conservée, quand il fit imprimer en 1784 le petit volume dont nous venons de parler, et dans laquelle il figure pourtant lui-même, est bien plus propre encore que le volume en question à nous faire apprécier l'esprit et le caractère de sa seconde femme; car on y trouve un grand nombre de lettres d'elle écrites au courant de la plume, sans aucune prévision de publicité; on y trouve aussi des indications qui sont de nature à mettre en lumière certaines nuances curieuses de la vie intellectuelle, morale et sociale des hautes classes au dix-huitième siècle. Toutefois, comme cette série de lettres, qui commence en 1757, s'applique principalement à la seconde partie de la vie de Mme de Rochefort, nous devons d'abord réunir ici tous les renseignements que nous avons pu recueillir sur la première.

I

LES BRANCAS.
LA JEUNESSE DE Mme DE ROCHEFORT.
LES HABITUÉS DU CHATEAU DE MEUDON.

Marie-Thérèse de Brancas appartenait à une famille d'origine étrangère, mais qui depuis deux siècles avait déjà conquis un rang élevé parmi la noblesse française. Les Brancas (Brancaci), originaires de Naples, établis en France sous Charles VII, sont brillamment représentés au seizième siècle par André de Brancas, gouverneur de Rouen, amiral de France, seigneur de Villars, un des plus opiniâtres et des plus vaillants chefs de la Ligue; Sully a dit de lui qu'il était la droiture et la bravoure mêmes, mais que ses premiers mouvements étaient d'une extrême violence. Dès le seizième siècle, les Brancas de France étaient divisés en deux branches. L'amiral de Villars appartenait à la branche cadette, devenue bientôt, comme cela arrivait souvent, plus

riche et plus considérable que l'autre. L'amiral étant mort non marié, son frère, George de Brancas obtint en 1652 l'érection de la terre de Villars en duché-pairie. C'est à cette branche cadette qu'appartenait le comte de Brancas, célèbre par ses distractions, et qui a servi de modèle au Ménalque de La Bruyère. Suivant SaintSimon, ce Brancas, qui était le neveu du premier duc de Villars, avait été fort lié avec Mme Scarron, qui s'en souvint toute sa vie. Le neveu de celui-là, troisième duc de Brancas-Villars, ne fut célèbre que par son cynisme spirituel et désordonné. Il fut un de ces compagnons de débauche du régent connus sous le nom de roués. Quant au père de Mme de Rochefort, Louis de Brancas, des comtes de Forcalquier, marquis de Céreste, chef de la branche aînée, il naquit le 19 janvier 1672, et mourut en 1750 lieutenant général de Provence, commandant en chef de la province de Bretagne, grand d'Espagne et maréchal de France. SaintSimon nous a laissé de lui un portrait assez intéressant pour être reproduit.

« Jamais, dit-il, le marquis de Brancas ne négligea aucun des chemins qui pouvaient le conduire à la fortune. Mme de Maintenon fut sa protectrice; il fut très-bien avec M. et Mme du Maine, qu'il cultiva dans tous les temps, et sut n'en être pas moins bien avec M. le duc d'Orléans. Il parvint à manger

1. La pointe de bizarrerie plus ou moins déréglée particulière à cette branche des Brancas s'est perpétuée et reproduite avec éclat à lafin du dix-huitième siècle dans la personne du comte de Lauraguais, l'excentrique amant de Sophie Arnould, mort sous la Restauration duc de Brancas.

également au ratelier de la guerre et à celui de la cour, et les faire servir réciproquement l'un à l'autre. Aussi avait-il de l'esprit, encore plus d'art, d'adresse et de manége, avec une ambition insatiable qui ne lui a jamais laissé de repos.

» C'était un grand homme, fort bien fait,d'une figure avenante avec des manières polies, aisées, entrantes, qui ne faisait jamais rien sans dessein, et qui, aîné de quinze ou seize frères ou sœurs, avec 7, ou 8,000 livres de rente entre eux tous, devenu conseiller d'État d'épée, chevalier du Saint-Esprit et de la Toison, lieutenant général de Provence, gouverneur de Nantes et tenant les états de la Bretagne, grand d'Espagne et maréchal de France, avec un grand mariage pour son fils, l'archevêché d'Aix et l'évêché de Lisieux pour ses frères, se mourait de douleur de n'être pas ministre d'État, duc et pair et gouverneur de monseigneur le dauphin.

» J'en parle comme d'un homme mort par les apoplexies dont il est accablé 1, qui apparemment ne le laisseront pas vivre longtemps. Il a la main droite toujours gantée, même en mangeant; les doigts en paraissent vides, il n'y a qu'un mouvement léger du pouce: homme vivant ne l'a jamais vue. A la grosseur du dedans, et à tout ce qu'on en voit, il paraît que c'est une patte de crabe ou de homard. Ses façons et sa conversation étaient agréables, et il était fort instruit de tout ce qui se passait au dedans et au dehors. Dévot et constitutionnaire jusqu'au fanatisme, et du petit troupeau de Fénelon qui n'empêche pas l'ambition à pas un des disciples de cette école. »>

Lemaréchal de Brancas, marié à une Brancas-Villars sa cousine, avait une famille assez nombreuse, trois fils et quatre filles. Marie-Thérèse, qui était le sixième de ses sept enfants, naquit à Paris le 2 avril 1716.

1. Ce portrait a dû être écrit par Saint-Simon dans les dernières années de la vie du maréchal de Brancas entre 1748 et 1750. Ajoutons que, dans un autre passage de ses Mémoires, il parle du courage et des talents militaires du maréchal.

Elle fut élevée au couvent comme l'étaient alors toutes les jeunes filles de son rang. Quoiqu'elle ait composé, dans sa vieillesse, un sermon en trois points avec des citations latines, l'épithète de savante, que lui donne Walpole, n'est pas rigoureusement exacte; elle n'est méritée que par l'aptitude de son esprit à traiter avec la même facilité les questions les plus sérieuses et les sujets les plus frivoles. Le duc de Nivernois, qui lui avait fourni les citations de ce sermon, nous apprend que non-seulement elle ne savait pas le latin, mais, ce qui était plus rare, qu'elle ne connaissait aucune autre langue que la sienne, et il ajoute Elle ne savait la sienne que par l'usage ou par instinct. verra pourtant qu'elle la savait très-bien.

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On

A l'âge de vingt ans, Mlle de Brancas fut mariée, le 13 février 1736, à Jean-Anne-Vincent de Larlan de Kercadio, comte de Rochefort, que nos documents indiquent comme étant né le 2 novembre 1717, et qui par conséquent aurait eu un an et demi de moins que sa femme. C'était le fils d'un président à mortier du parlement de Bretagne. Avant son mariage, il est qualifié cornette des chevau-légers, et, après son mariage, mousquetaire de la première compagnie. Saint-Simon nous parle du président de Rochefort, son père, comme d'un des principaux moteurs de la résistance du parlement de Bretagne aux opérations de Law. Mandé à Paris par lettre de cachet, puis exilé à Auch, et finalement compromis plus ou moins dans la conspiration de Cellamare, il reçut ordre en

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