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GERASTE, à part.

Poussons-le jusqu'au bout. Ceci devient curieux. (Haut.) Mais, monsieur, avec un bien médiocre et en jouissant toute votre vie de cette oisiveté si respectable, quel sera le sort de vos enfants?

ALCIDOR.

Mes enfants? Eh! je n'en aurai point, je n'en veux point avoir.

GÉRASTE.

Comment, c'est en me demandant d'épouser ma fille que vous me faites cette déclaration!

ALCIDOR.

Il semble que cela implique contradiction. N'est-il pas honteux qu'un homme comme vous ait l'esprit suffoqué de toutes les idées populaires. Comment! n'êtes-vous pas charmé de voir votre fille préservée du risque des couches et de l'embarras de la marmaille qui en résulte ?

GÉRASTE.

Voilà un homme incroyable!

ALCIDOR.

Je vous rends grâce, monsieur, pour ma postérité. Au surplus, quand vous déchirerez le voile d'erreurs qui offusque en vous la nature même, cette seule confidence m'assurera dans votre cœur la préférence sur tout rival.

GÉRASTE.

Quoi! un mari et une femme jeunes qui doivent s'aimer vivront ensemble et..? Je n'en dirai pas davantage, vous me feriez lâcher quelque sottise.

ALCIDOR.

Passons à mon bien. Comptez hardiment sur le double de ce que vous m'en présumez.

GÉRASTE.

Est-ce que vous comptez le placer à un denier usuraire? Cette manière est-elle encore de la nouvelle philosophie?

ALCIDOR.

Non; mais j'ai calculé, n'en déplaise aux collatéraux, que

j'ai un bien suffisant pour me conduire décemment et ma gnifiquement jusqu'à la vieillesse la plus impossible en mangeant mon fonds et celui de ma femme avec intelligence et arrangement.

GÉRASTE.

A merveille! Et cette femme, dont absolument vous ne voulez point avoir d'enfants, vous la rendrez d'ailleurs fort heureuse.

ALCIDOR.

Oh! parfaitement. Je ne me soucie point d'un grand esprit, j'en demande la monnaie à votre fille en bonne humeur, des manières nobles, de l'instinct pour les choses de bon goût, qu'elle sache tenir une table élégante, qu'elle ne soit point contraire à la bonne compagnie, qu'elle ne l'éloigne point; c'est mon affaire, à moi, de l'attirer.

Fort bien!

GERASTE.

ALCIDOR.

Au regard de sa conduite, pourvu qu'elle ne soit pas délabrée au point du méchant air pour elle et d'une contenance embarrassante pour moi dans le public, j'en serai plus que content.

GÉRASTE.

Grand merci de votre indulgence!

ALCIDOR.

'Dans le courant de la vie, d'elle à moi, des politesses d'occasion, des égards de rencontre, liberté suprême. Entre nous deux, monsieur, souveraine commodité, trois mois sans nous voir, à moins que les affaires ou le plaisir ne nous joignent.

GÉRASTE.

Nous n'aurons donc pas la même table?

ALCIDOR.

Pardonnez-moi, mais cela ne fait pas qu'on mange ensemble; on ne dîne point; chacun a ses heures, on se fait porter un morceau dans sa chambre. Je vous crois au moins désabusé par l'aimable Amalasonthe des civilités puériles de l'étiquette de père, d'enfant, etc.

GÉRASTE.

J'entends. Oh! çà, monsieur, me voilà suffisamment instruit, vous pouvez aller éclairer le monde.

Quoique l'histoire des mœurs du dix-huitième siècle prouve que le personnage d'Alcidor n'est pas imaginaire, il est certain qu'il est un peu forcé, et qu'il dépasse même un peu la mesure du libertinage d'esprit qu'on tolérait en ce temps-là sur le théâtre. Il n'en est que plus curieux, à notre avis, de voir l'élite de la société d'alors s'amuser à huis clos de ces paradoxes impudents; mais il faut reconnaître aussi que M. de Forcalquier ne cherche nullement à nous intéresser à ce personnage en le faisant parler agréablement, il a soin de lui laisser l'empreinte duri dicule. Il n'en est pas moins vrai que, dans cette pièce, comme dans les autres du même auteur, le persiflage licencieux de l'état conjugal n'est pas rare. Nous aurions même pu citer en ce genre, et dans la bouche d'une ambassadrice, représentée encore par Mme de Mirepoix, des propos aussi libres que ceux qu'on vient de lire. Il s'agit d'une scène de la comédie intitulée la Vénitienne, où cette ambassadrice explique à une jeune fille de Venise, représentée par Mme de Rochefort, comment les gens de qualité entendent le mariage en France. Nous devons ajouter que cette même ambassadrice, qui parle si librement, reste irréprochable dans le cours de la pièce à travers les épreuves que lui fait subir la jalousie d'un mari aimé de sa femme sans qu'il s'en doute, et qui de son côté aime sa femme

sans vouloir en convenir. Cet amour-propre mal entendu, qui les fait se tromper sur leurs sentiments mutuels, est également dans l'esprit de la comédie française au dix-huitième siècle; mais, quand on étudie cette comédie, soit dans le théâtre de société que nous avons sous les yeux, soit dans le répertoire du ThéâtreFrançais, il est difficile de ne pas remarquer que, si le mariage y est souvent persiflé par les petitsmaîtres et les valets, l'intérêt principal porte presque toujours sur un amour honnête couronné par un mariage, et que, si l'adultère y est parfois indiqué en perspective à l'état de possibilité, comme dans la petite pièce de Rochon de Chabannes intitulée Heureusement, ou bien à l'état de supposition comique, quoique d'assez mauvais goût, mais invraisemblable, comme dans les scènes du cinquième acte du Mariage de Figaro, il n'y est jamais étalé comme de nos jours dans sa réalité la moins équivoque et la plus brutale. C'était, si l'on veut, par bienséance plus que par vertu que les hautes classes d'alors, qui exerçaient sur le théâtre une incontestable influence, n'y admettaient pas volontiers l'adultère en fait, puisque c'était surtout parmi elles qu'à cette époque le lien conjugal était le moins respecté. Toujours est-il que les bienséances théâtrales s'imposaient encore avec assez de sévérité pour que Beaumarchais, dont la pudeur n'avait rien d'excessif, crût devoir déclarer dans sa préface du Mariage de Figaro qu'il se serait considéré comme coupable de mettre Chérubin sur la scène, si

ce personnage avait seulement dix-huit ans. Et en effet, lorsque plus tard il entre le premier dans la voie où il devait trouver depuis tant d'imitateurs, dans la voie de la comédie pathétique au moyen de l'adultère et de ses conséquences, l'auteur de la Mère coupable cherche à éviter autant que possible l'avilissement de la femme en supprimant au moins le complice de sa faute. Vingt ans se sont écoulés depuis la mort de Chérubin; la gravité de cette faute d'un moment, atténuée déjà par les circonstances qui en furent l'occasion, l'a été encore davantage par les vingt ans de vertu et de repentir qui l'ont suivie. La pièce à la vérité pèche par d'autres côtés; mais l'unique scène d'explication entre le mari jadis outragė et l'épouse coupable est bien plus délicatement touchée que les scènes analogues du théâtre contemporain, et cependant, si l'on en croit La Harpe, le public de 1792 trouva cette scène trop forte.

Le public de nos jours n'a plus les mêmes scrupules sauf quelques trop rares exceptions où il s'est montré justement sévère, il semble disposé à accepter avec la même facilité toutes les formes sous lesquelles on lui présente l'adultère. Il va jusqu'à le supporter pratiqué en quelque sorte sous ses yeux. On lui présente une femme mariée qui prétend l'intéresser parce qu'elle se partage avec chagrin depuis sept ou huit ans entre deux hommes. On lui présente un pauvre petit enfant avec son angélique innocence, compromis et confondu dans cette promiscuité. Il est bien vrai que,

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