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jeune seigneur Lindor-Nivernois. Les deux amants ne peuvent se décider ni à se séparer, ni à se marier, parce qu'ils sont tous deux blasés. Géronte, fatigué de leur hésitation, signifie à sa nièce qu'il faut qu'elle épouse Lindor le soir même, ou qu'elle quitte la maison, parce qu'il ne veut plus se charger de sa garde. La sœur cadette de Chloé, Lucette-Mme de Rochefort, qui est loin d'être blasée, voyant son oncle si pressé de marier sa sœur, se jette dans ses bras et lui déclare qu'elle ne demande pas mieux, quant à elle, que de se marier tout de suite, et elle lui apprend alors à sa grande surprise qu'elle aime passionnément le jeune Mémiscès, qui l'aime d'une passion égale, et qui est prêt à l'épouser. Cette révélation inattendue met en fureur le bonhomme, qui veut bien marier. l'aînée de ses nièces, mais nullement la cadette. Il déclare à celle-ci qu'il la mettra au couvent; elle trouve son procédé très-perfide, et elle invoque l'appui de la soubrette Agathe-Mme de Forcalquier et de Mémiscès. La lutte s'établit dès lors entre Géronte et les deux couples, dont l'un refuse de se laisser marier par lui, et dont l'autre veut se marier malgré lui.. Le contraste entre la liaison engourdie et ennuyée des deux blasés et la tendresse naïve et agitée des deux ingénus donne à cette pièce un agrément qui, s'il était accompagné d'un peu plus d'habileté dans l'intrigue,

1. Ce nom, très-bizarre pour un nom de comédie, a peut-être été choisi pour quelque motif particulier à la société de l'hôtel de Brancas ; le rôle était joué par le duc de Duras.

suffirait encore de nos jours à la faire réussir sur un théâtre. Mémiscès a vainement supplié Lindor de venir à son secours, tandis que Lindor non moins vainement cherche à le convertir à ses idées sur le néant du bonheur. Il s'introduit alors déguisé en fille et comme une cousine de la soubrette dans la maison de Géronte, qui, ne le connaissant pas, le charge précisément de garder sa nièce Lucette. La soubrette a obtenu de Chloé qu'elle promettra d'épouser Lindor, tandis que Frontin, valet de Lindor, travaille de son mieux à décider son maître au mariage. Toutefois, Géronte persistant toujours à ne pas vouloir marier Lucette, Agathe se décide à lui avouer la supercherie dont elle s'est rendue complice. Géronte s'indigne, mais les deux couples se présentent devant lui également décidés cette fois à s'épouser, tous implorent le vieillard, qui se laisse fléchir à la condition que les deux mariages s'accompliront simultanément, et la pièce finit sur ce mot de Lindor: « Allons tous souper sous promesse de mariage. » Essayons par quelques citations de donner au moins une idée du ton et du style de cette comédie. Écoutons Frontin- Duclos et AgatheForcalquier nous annoncer la maladie morale de Lindor et de Chloé.

FRONTIN.

Ma chère Agathe, je suis charmé de te trouver pour causer à mon aise avec toi et pour te confier mes peines.

AGATHE.

Qu'as-tu? Est-ce que tu n'es pas content de ta condition?

FRONTIN.

Ah! mon enfant, je me considérais comme un futur fermier général en entrant chez Lindor, si je devenais le confident du seigneur de la cour le plus singulier et le plus fêté; mais quel mécompte ! Je trouve un homme jeté dans la misanthropie par l'insensibilité, inquiet, égaré, qui a gardé pour lui les airs, pour moi les fatigues de la bonne fortune, et qui en a abjuré les agréments pour lui et les profits pour moi. Il fait des impertinences et des folies de sang-froid. Attaché comme un criminel au char du plaisir qui l'évite, le cœur gros de soupirs, il suit la routine d'un état que l'ivresse seule et la gaieté peuvent justifier.

AGATHE.

En contant tes malheurs, tu contes mon histoire. Je crus, en m'attachant à la marquise, que j'allais nager dans un torrent d'or et de délices, si j'étais admise à sa familiarité. Dès le premier mois, elle m'abandonne tous ses secrets; mais que vois-je? Une affaire réglée qui laisse son cœur vide, du déréglement d'imagination sans chaleur, une vanité paresseuse sans aucun rèvenu pour moi, une tristesse qui va jusqu'au désespoir, et qui est contagieuse au point que j'ai toujours envie de pleurer.

FRONTIN.

Mais c'est un mal que nos maîtres se sont donné. Cela est bien indigne à celui qui a été malade le premier.

AGATHE.

Vraiment, c'est un mal qui a un nom. Cela s'appelle être bla... bla... blasonné.

FRONTIN.

Non, blasé; car mon maître répète sans cesse dans ses exclamations: « Oui, je suis blasé; cela est bien cruel, je suis blasé ! >>

Frontin n'est pas moins comique lorsqu'il cherche à guérir son maître de sa maladie. Il commence par le rudoyer:

Oh! monsieur, je ne puis me contenir; vous êtes incompréhensible. Vous rechignez pour épouser une maîtresse que vous aimez, qui vous adore, que toutes les femmes maudissent, que tous les hommes lorgnent et que personne n'a.

LINDOR.

Tout le piquant de cette aventure est émoussé, mon pauvre Frontin. J'éprouve d'avance depuis six mois presque tous les dégoûts du mariage. Ma bonne fortune est publique au point qu'on la respecte, et que personne ne daigne plus la tra

verser.

FRONTIN.

Eh! monsieur, le mariage vous procurera peut-être tout le manque de respect que vous pouvez désirer! vous ignorez le pouvoir du sacrement.

Et comme dans la suite de la scène Lindor prononce cette phrase, assez singulière pour l'époque : « Il m'est venu cent fois l'idée de me tuer; j'y aurais succombé, si cela n'était pas platement pillé des Anglais, » Frontin répond « Tant mieux que cette idée soit venue; il n'y a plus rien à en craindre, elle a perdu l'attrait de la nouveauté. Vous ne mourrez jamais de cette main (Lui touchant la main.), mon cher maître. »

Mettons maintenant les deux blasés en présence. Il s'agit de savoir ce qu'ils résoudront au sujet de la sommation matrimoniale qui leur a été faite par l'oncle Géronte.

LINDOR.

J'allais aux pieds de ma souveraine éclaircir ma destinée et le message de M. Géronte.

CHLOÉ.

Frontin a dû vous en rendre compte. Eh bien, qu'en pensez-vous?

LINDOR.

Mais c'est sur cela que j'attends l'ordre de vos sentiments. Vous pouvez bien penser qu'un amant tel que moi se précípitera de premier mouvement dans les moyens les plus bizarres d'être uni à ce qu'il aime. La délicatesse peut-être en murmure, mais elle serait trop dangereuse à écouter.

CHLOÉ.

Il est certain que la manière de mon oncle est un peu prompte, mais votre délicatesse me semblerait un peu déplacée, si je ne trouvais moi-même bien à réfléchir sur le fond de l'affaire.

LINDOR.

Il est donc vrai, madame, qu'il n'y a personne au monde d'assez intrépide pour aborder le mariage d'un pas ferme? CHLOÉ.

Vous êtes sans contredit l'homme de la cour le plus brillant et le plus applaudi; je vous ai arraché à trente rivales : il semble que je vous ai fixé. Je suis riche, libre, jeune, assez jolie, puisque vous m'aimez; voilà l'hymen au service de notre amour. Vous voyez que je sens tout le prix de ma position.

LINDOR.

Marquise, serait-ce là le préambule de mon congé ?

CHLOÉ.

Qu'osez-vous penser? Non Lindor, j'ai besoin d'un épanchement avec vous. J'imagine que je retrouverai dans une confidence singulière ce que je cherche inutilement depuis quelque temps.

LINDOR.

De grâce expliquez-vous.

CHLOÉ.

Je viens de vous détailler tous mes avantages. Vous l'avouerai-je ? Avec tout cela, je ne suis point heureuse. Environnée de tout ce qui compose le bonheur, le bonheur me manque, je le cherche, je l'appelle en vain; j'y renonce, puisque la possession de votre cœur ne me l'a point procuré.

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