Page images
PDF
EPUB

XXVI

Il n'y a qu'une seule chose qui puisse consoler d'être femme, c'est d'être celle de ce qu'on aime. Je crois même qu'une femme qui aime son mari est plus heureuse qu'un mari qui aime sa femme. Il est bien plus doux d'obéir que de commander à ce qu'on aime. On trouve un moyen toujours sûr de lui plaire en suivant sa volonté; elle est aussi la règle de nos devoirs et la source de nos plaisirs. Elle fixe nos idées, elle détermine nos goûts, elle donne une marche assurée à toutes nos actions. Telle qu'on nous peint la grâce efficace, elle nous transporte, elle nous transforme, elle nous entraîne, et cependant n'ôte point le mérite de la liberté.

XXVII

Il y a des gens qui ont bien de l'obligation à leur langue, car ils ne pensent que des paroles.

XXVIII

La physionomie est le cachet de l'âme.

XXIX

Ce qui constitue essentiellement le bonheur et le malheur, c'est le rapport ou l'opposition du caractère avec la destinée. Ne suit-il pas de là qu'on pourrait souvent avoir pitié des gens qu'on envie?

XXX

La timidité est souvent tout autre que la modestie, et, quand elle lui ressemble, elle en est la caricature.

XXXI

La philosophie paraît plus raisonnable que la religion, mais elle est plus sèche; aussi y a-t-il plus de dévots que de philosophes.

XXXII

On a dit : « Les peuples seront heureux quand les rois seront philosophes ou que les philosophes seront rois. » Marc-Aurèle a prouvé la vérité de ces assertions, et Julien y a essayé. Il faudrait être citoyen de Berlin pour décider si le grand Frédéric y réussit. Quant à la deuxième proposition, je ne sache pas qu'elle soit encore appuyée d'aucune preuve de fait, mais je voudrais demander ce qui arriverait si les peuples étaient philosophes ou se piquaient de l'être.

On doit entendre, je crois, par philosophes, des hommes qui étudient, qui réfléchissent, qui méditent, qui emploient leur esprit, leur talent, leur génie à la découverte ou à l'approfondissement des vérités, à la culture de la raison, à l'enseignement des vertus. De tels hommes seraient sans doute un peuple excellent, ils n'auraient besoin ni de rois ni de lois; mais, s'il y avait des philosophes d'une autre trempe, comment se gouverneraient-ils ou comment les gouvernerait-on?

XXXIII

La parure est nécessaire aux femmes, parce qu'elle plaît et les aide à plaire aux hommes. Par la même raison, lorsque les hommes font leur principale occupation de plaire aux femmes, ils s'occupent aussi du soin de leur parure. Cela ne tient-il pas de trop près à la frivolité?

XXXIV

Il y a parmi les gens du monde quelque chose qu'ils appellent le bon ton. Ceux qui doutent de son existence ne méritent pas qu'on la leur prouve.

XXXV

Les gens d'esprit se moquent du bon ton quand ils ne l'ont pas, comme les gens de qualité se moquent des gens titrés quand ils ne le sont point. Nous n'aimons ni à avouer que quelque chose nous manque, ni à priser ce qui nous manque.

XXXVI

Il y a deux politesses: la politesse du cœur et celle des manières. La première sans la deuxième devrait suffire et ne suffit pas parmi nous ; la deuxième sans la première suffit souvent et ne devrait jamais suffire.

XXXVII

Tout le monde se pique d'avoir du goût; c'est que c'est une manière tacite d'établir qu'on a de l'esprit et du sentiment, car le goût tient à l'un et à l'autre.

XXXVIII

Le goût juge de tout, et c'est encore une raison pour qu'on se pique d'en avoir, car nous aimons bien à juger.

XXXIX

Le goût juge sans rendre raison de ses jugements; c'est une raison de plus pour qu'il soit à la mode.

XL

Il est très-agréable de vivre avec des gens de goût et trèsdésagréable de rencontrer ceux qui se piquent d'en avoir.

[merged small][merged small][merged small][ocr errors][merged small]

Je suis parti de Calais la nuit du vendredi au samedi 11 septembre 1762, à la marée descendante, à trois heures et demie. J'ai eu le vent peu favorable et la mer médiocrement grosse. J'ai fait la traversée en cinq heures un quart. Je suis arrivé à Douvres avant neuf heures. Le yacht n'a pas pu aborder, je suis venu à terre dans le canot. La mer était fort grosse sur la côte et le canot a embarqué beaucoup de vagues. Je n'ai été malade de la mer, ni sur le vaisseau, ni dans le canot. Je ne parle pas ici des honneurs que j'ai reçus à Douvres

1. Cette relation d'un voyage de Douvres à Londres, écrite par un ambassadeur, uniquement pour sa famille et ses amis les plus intimes, n'offre aucun intérêt politique et historique; mais c'est précisément le caractère familier et confidentiel de ce récit, qui nous a fait penser que la lecture en pourrait être agréable au public, et confirmerait assez ce que nous avons dit du duc de Nivernois, dans notre étude sur Mme de Rochefort. La précision minutieuse avec laquelle le voyageur décrit tout ce qu'il voit, et même tout ce qu'il mange, n'est peut-être pas indifférente pour ceux qui voudraient apprécier les changements qui ont pu s'introduire en Angleterre, depuis 1762, dans un certain nombre d'usages, de même qu'elle permet de distinguer les points sur lesquels la France et l'Angleterre ne different plus autant qu'autrefois. A ces préoccupations de curieux et de gourmet un peu délicat et maladif, on voit s'associer ici une sensibilité sincère et aimable, qui fait dire à l'auteur en passant, et comme la chose la plus simple du monde, qu'il n'a pu contempler le tombeau du Prince Noir, « sans avoir les larmes aux yeux, en pensant à toutes les vertus de ce prince ». Ce trait nous paraît appartenir essentiellement à l'homme et au temps.

sur toute la route. Seulement, j'observerai que les troupes qui sont à Douvres sont fort belles, quoique ce ne soit que de la milice. J'ai beaucoup écrit à Douvres, après avoir reçu la visite des corps militaires, et j'ai dépêché à Paris un messager du duc de Bedford, qu'il m'avait prêté, à cet effet, très-obligeamment 1. J'ai diné à midi et j'ai mangé le meilleur poisson du monde, c'est-à-dire le plus frais, car il n'y en avait pas de gros; mais les merlans étaient délicieux. La maison où j'étais (appartenant à M. Minette) est d'une propreté dont on n'a pas d'idée en France. J'ai dormi une heure et demie après mon dîner, et je suis parti à trois heures et demie pour aller à Cantorbéry. Je me suis servi d'une berline et d'un attelage de M. de Bedford. La berline est anglaise aussi bien que les chevaux et le cocher, et tout cela est excellent. Je suis arrivé avant six heures à Cantorbéry, il y a six grandes lieues d'auprès de Paris et une grande montagne en sortant de Douvres Dès qu'on est au haut de cette montagne, on se trouve dans le plus beau pays. Les terres sont cultivées comme un jardin. Les prairies sont remplies de bestiaux de toute espèce, et l'herbe est fine et touffue; elles sont, ainsi que les champs, entourées de haies vives ou de barrières bien entretenues.

En arrivant à Cantorbéry, j'ai trouvé les plus belles troupes sous les armes, et tout le peuple de la ville sur mon passage. On avait l'air de me voir arriver avec plaisir, et j'avais trouvé la même chose à Douvres. Après avoir reçu les compliments et la visite des corps, j'ai été à pied, et suivi d'une foule de peuple, voir l'église de Cantorbéry: c'est un des plus beaux morceaux de gothique que j'aie vus. L'église est extrêmement longue et elle est beaucoup trop étroite pour sa longueur; ce qui m'a paru le plus remarquable, c'est le lieu du martyre de saint Thomas de Cantorbéry, marqué, à ce qu'on assure, par des gouttes de sang, conservées sur le pavé qui est de marbre en petite marqueterie blanc, noir et rouge; ensuite l'autel qui fait le fond du chœur : il est en bois seulement,

1. Le duc de Bedfort avait été envoyé à Paris comme ambassadeur pour traiter de la paix, en même temps que le duc de Nivernois était envoyé à Londres.

« PreviousContinue »