Page images
PDF
EPUB

PENSÉES

APAR

DIVERSES

Marie Thérèse de Brancas

LA COMTESSE DE ROCHEFORT

AVERTISSEMENT DU DUC DE NIVER NOIS

Les pensées suivantes ont été écrites au courant de la plume, comme elles étaient le fruit non pas de la méditation, mais d'une espèce d'inspiration soudaine. Les premières ont été occasionnées par l'assassinat de Louis XV 1. Des amis éclairés, les ayant lues, engagèrent l'auteur à fixer de temps en temps sur le papier les idées que divers sujets lui suggéraient. C'est ce qu'elle a fait, sans s'occuper d'y mettre aucun ordre, parce qu'elle n'y mettait aucun prix. Je me suis fait une religion de les donner telles qu'elles sont dans son manuscrit, que j'aurais craint de profaner en y touchant.

I

Ce ne sont point les profondes réflexions qui font le mieux connaître les hommes, ce sont les grands événements. Celui qui vient d'arriver, l'assassinat de Louis XV, m'a tout d'un coup éclairée sur l'humanité. J'ai vu, au grand déplaisir de mon cœur, que la crainte seule maintient l'ordre parmi les hommes.

II

Le roy vient d'être assassiné au milieu de sa garde. Dans quelque temps peut-être ses successeurs porteront une cui

1. Il s'agit de l'attentat de Damiens, en janvier 1757.

rasse, et, quelque temps après, eux seuls en porteront. Alors, on sera frappé de respect à la vue de cette cuirasse; ainsi cette garde fastueuse qui nous éblouit, ainsi cet essai qu'on fait de tout ce qu'on leur présente à boire, qui ressemble si fort au soin attentif de l'amour, ainsi tous ces usages qui font l'orgueil et la sécurité des rois et qui produisent l'admiration et l'envie des sujets, peuvent paraître autant d'avertissements ou de souvenirs funestes pour eux, et autant d'objets de honte et de pitié pour nous.

III

On a toujours dit : le fanatique de religion peut seul porter la main sur un roy; mais il y faut ajouter l'impie, car les hommes regardent les rois comme des dieux. Ils les louent, ils les prient, ils les adorent, ils les craignent comme des dieux. Ainsi l'audace qui attaque l'autel peut aussi ébranler le trône.

IV

A force de dire que les princes n'ont pas d'humanité, on finit par en manquer pour eux.

V

La vanité est comme les denrées de luxe : elle ne rapporte que par le commerce avec l'étranger. Nos mœurs sont donc bien faites pour l'entretenir, puisque nous vivons plus avec les autres qu'avec nous-mêmes.

VI

La vanité est la passion dominante des Français. Comme c'est en elle-même une petite passion, elle ne produit rien de grand, ni en bien, ni en mal. Elle est pour ainsi dire une passion de détail. Elle s'amuse à la bagatelle, elle n'a point de but fixe, et elle fait bien, car elle le manquerait toujours, de peur de laisser échapper un petit succès passager. Un peuple enivré de cette passion doit être facile, souple, inconstant,

léger, superficiel, aimable, et ne devrait point être dangereux. Il semble qu'avec des pompons ou des dragées on va le récompenser, et le punir avec des grimaces et des ridicules. Cela est vrai, mais il ne faut pas qu'il s'en doute. Louis XIV le sentait à merveille quand, à un officier qui lui disait qu'il aimerait mieux la croix de Saint-Louis qu'une pension de mille écus, il répondit: Je le crois bien. M. le duc d'Orléans, qui avait plus d'esprit que Louis XIV, n'a pas si bien joué son rôle. Susceptible lui-même de vanité, il a eu celle de faire voir qu'il savait se moquer de la nation, et la nation a appris qu'elle pouvait à son tour se moquer de ses maîtres, sauf à attendre seulement qu'ils soient faibles; car la vanité est timide. C'est peut-être là l'origine de tout ce que nous voyons aujourd'hui. Il est aisé d'imaginer ce que peut produire le mépris de l'autorité dans des têtes vaines.

La vanité fait germer toutes les passions, ainsi que la goutte d'ambre fait percer toutes les odeurs.

VII

La vanité altère toutes les qualités de l'âme, parce qu'elle prend sur la solidité pour mettre en superficie, semblable au joaillier qui diminue le poids des diamants pour les brillanter.

Ainsi la vanité rend plus téméraire que courageux, plus agréable qu'utile, plus empressé qu'obligeant, plus ardent qu'habile, plus vif que persévérant, plus galant que tendre, plus démonstratif que sincère, plus élégant que naturel, et enfin plus aimable que sociable. Le caractère distinctif de cette passion est l'inquiétude, et c'est peut-être ce qui rend les Français si difficiles à gouverner.

VIII

On dit « Je voudrais avoir fait la guerre, je voudrais avoir été en ambassade, je voudrais avoir voyagé, je voudrais avoir rempli telle place à la Cour, dans l'État, dans le monde, enfin je voudrais avoir fait fortune. » On n'a jamais dit : « Je voudrais avoir aimé. C'est qu'on n'a jamais dit : « Je voudrais avoir été heureux. >>

IX

L'amour naît de peu de chose, mais il profite de tout.

X

Le délice d'une âme honnête, c'est de voir son penchant justifié par la raison.

XI

L'amour rend quelquefois l'amour-propre si méconnaissable, qu'il est permis de croire qu'il l'anéantit.

XII

Rien ne coûte à un cœur véritablement touché que de ne pas tout faire pour ce qu'il aime, et que de ne lui pas tout dire.

XIII

Il y a au moins autant de différence entre une fantaisie et une passion qu'entre un madrigal et un poëme épique.

XIV

Une âme tendre est au comble du malheur quand elle est fâchée d'aimer et qu'elle craint d'être aimée.

XV

Un malheur de sentiment est un ennemi intérieur avec lequel il faut vivre et mourir.

XVI

La perte des personnes à qui le sentiment et l'habitude nous liaient nous fait perdre le fil de notre existence, l'emploi de notre vie et le désir de sa durée.

XVII

Il ne suffit pas d'avoir un cœur excellent, il faut encore

avoir l'âme très-délicate pour ne jamais blesser les malheu

reux.

XVIII

Les hommes regardent au-dessous d'eux pour être vains, ils n'y regardent pas pour être heureux.

XIX

La fortune fuit le mérite, et elle fait bien, car elle en serait éclipsée.

XX

Il y a deux manières d'arriver à la fortune, de la rechercher ou de la craindre. Heureux les temps et les pays où cette seconde manière est pratiquée et appréciée!

XXI

Les amours-propres timides sont des poltrons qu'il ne faut pas révolter.

XXII

L'éducation est comme le commerce: elle profite en proportion des fonds qu'on y apporte.

XXIII

Avec un cœur chaud et une tête froide, on est bon pour les autres et pour soi.

XXIV

Ce n'est pas la peine d'être curieux de l'avenir, il ressemble trop au passé.

XXV

De tous les avantages du mariage, le premier de tous pour entretenir l'amour conjugal, c'est la communauté d'amourpropre.

« PreviousContinue »