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ment celui de la seconde. Nous avons vainement cherché, dans les huit volumes d'œuvres complètes préparés et publiés par le duc de Nivernois lui-même en 1796, la plus petite trace de Mme de Rochefort. L'auteur recueille et imprime des vers à sa première femme, à sa belle-mère, à ses amis et laisse de côté tous les vers composés autrefois pour célébrer Thérèse, et dont quelques-uns, notamment le portrait de 1741, avaient paru de son vivant dans divers recueils : aucune de ces compositions n'est admise par lui à figurer dans ses œuvres complètes. Ce n'est qu'après sa mort, dans ses œuvres posthumes réunies et publiées en 1807 par François (de Neufchâteau), que l'on voit reparaître Mme de Rochefort. Il semble quant à lui l'avoir si bien oubliée dans sa vieillesse, qu'en publiant les élégies amoureuses qui lui avaient été inspirées par la première duchesse de Nivernois, il les intitule: « Élégies pour ma femme sous le nom de Délie. Il est visible qu'après avoir, dans le petit volume de 1784, sacrifié tout autre souvenir à celui de sa seconde femme, il parle maintenant de la première comme si la seconde n'avait jamais existé.

Quelle que soit la cause immédiate de ce petit phénomène moral, qu'on doive l'attribuer au mouvement spontané d'un esprit se retournant au déclin de la vie. vers les affections légitimes de préférence à celles qui n'avaient eu ce caractère que passagèrement, ou bien qu'on l'explique par l'influence d'une famille qui peut

être n'avait pas approuvé le second mariage, toujours est-il que le phénomène pris en lui-même vient à l'appui de notre opinion sur la part de mobilité qui entrait dans le caractère du duc de Nivernois. Cette nuance conciliable d'ailleurs avec l'attachement aux habitudes, tant que les habitudes subsistent, ne doit pas être omise si l'on veut peindre au complet une figure qui restera non pas précisément pour sa valeur intrinséque, soit politique, soit même littéraire, mais parce qu'elle représente avec distinction et originalité un type disparu depuis la Révolution, le type du grand seigneur artiste et littérateur.

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ΧΙ

LA HAUTE SOCIÉTÉ, SES GOUTS, SES HABITUDES ET SES MEURS AU DIX-HUITIÈME SIÈCLE

En faisant connaître au public Mme de Rochefort, en racontant ce que nous avons pu apprendre de sa vie, en la laissant se peindre elle-même et en groupant autour d'elle un assez grand nombre de figures variées, nous avons eu surtout pour objet, comme nous l'avons dit au début de cet ouvrage, de mettre en lumière les tendances diverses qui se peuvent distinguer dans une des régions les plus raffinées de la haute société française au dix-huitième siècle.

Il nous semble qu'un des traits les plus saillants de cette société, qu'on la prenne au temps de la jeunesse de Mme de Rochefort, à l'époque de ces réunions de l'hôtel de Brancas qui avaient laissé à Montesquieu de si agréables souvenirs, ou qu'on l'étudie plus ou

LA COMTESSE DE ROCHEFORT ET SES AMIS 253 moins modifiée et renouvelée dans le salon du Luxembourg ou dans le cercle plus intime de Saint-Maur, consiste en goût très-vif pour les plaisirs de l'esprit. Les récréations intellectuelles qui appartiennent à tous et qu'on emprunte soit aux théâtres, soit aux livres qui se publient, ne suffisent pas à cette société, il lui faut encore des plaisirs qui lui soient, en quelque sorte, particulièrement réservés. De là ce grand nombre de comédies, de romans, de divertissements en prose ou en vers, composés uniquement pour plaire à un petit nombre de personnes; de là ces portraits à la plume où l'on rivalise tantôt de bonne grâce, tantôt de malice fine et tempérée, pour se flatter ou se critiquer les uns les autres; de là ces lettres que l'on soigne toujours plus ou moins, parce qu'elles doivent être communiquées à plusieurs par la personne à laquelle on les écrit ; de là enfin toutes ces recherches ingénieuses nées du désir de chacun de contribuer à l'agrément de tous: elles ont certainement leur côté futile, mais elles indiquent aussi chez les hommes un naturel plus sociable, plus complaisant, moins égoïste et moins rude que celui des hommes de notre temps; elles dénotent également chez les femmes de ce temps-là une élasticité et une vivacité d'intelligence qui ne se retrouvent peut-être pas au même degré chez les femmes de nos jours, dont les plus distinguées préférent souvent, et non sans raison, la vie de famille et la ressource des livres à ce rassemblement fortuit d'êtres guindés et muets, inconnus les uns aux autres,

et en défiance les uns des autres qu'on appelle aujourd'hui la société.

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Il faut cependant reconnaître aussi que cette disposition à se mettre en frais d'esprit pour récréer la petite association mondaine à laquelle on appartient, s'explique également par une disposition inverse qu'il est difficile de ne pas remarquer dans le milieu social que nous venons d'étudier. C'est la tendance à l'ennui combinée avec une très-grande aversion pour ce genre de désagrément. On a vu quelle place tient le chapitre des vapeurs dans les lettres de Mme de Rochefort et de ses amis, nous avons même écourté beaucoup ce chapitre, alors si important. Le plaisir qu'une femme de nos jours peut éprouver à se recueillir dans la solitude, à se distraire du monde en acceptant volontiers un tête-à-tête avec elle-même, semble alors très-peu apprécié. La mélancolie, dont tant de poëtes de notre siècle ont chanté les douceurs, est considérée dans ce monde-là comme une maladie aussi redoutable que toute autre, et tous les genres de maladies sont excessivement redoutés. Tous ceux qui ont eu occasion de lire de longues correspondances écrites au dix-huitième siècle ont été frappés de la surabondance des détails relatifs à la santé. Rien de plus naturel assurément que cette sorte de communications entre personnes qui s'intéressent les unes aux autres. On ne doit pas non plus oublier que nous avons affaire ici à une société où il y a des malades. Mais tous ne le sont pas, et les plus robustes aussi bien que les plus ché

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